Une seconde édition de Kafka en Pléiade enfin à la hauteur des exigences de la critique littéraire.

Fallait-il brûler les œuvres de Kafka ? Comment on le sait, Max Brod – son ami et exécuteur testamentaire – en a décidé autrement, en choisissant de ne pas respecter les dernières volontés de l’écrivain consignées dans son testament. Entendons-nous : il ne s’agissait pas à proprement parler d’un « testament », au sens juridique du terme. Comme le rappelle Milan Kundera dans Les testaments trahis   , ledit testament est constitué en fait de deux lettres privées, lesquelles ne sont même pas de vraies lettres puisqu’elles n’ont jamais été postées, que Brod a retrouvées après la mort de Kafka en 1924 dans un tiroir avec des tas d’autres papiers : l’une, à l’encre, pliée avec l’adresse de Brod, l’autre, plus détaillée, écrite au crayon. Pour le fond, le testament ne laissait aucune place à l’interprétation : tout devait être brûlé, anéanti (vernichten, dit-il en allemand). Tout : papiers inédits, manuscrits littéraires, écrits personnels, journaux et lettres.

 

La trahison de Max Brod

Non seulement, Brod n’en a rien fait (comme, au reste, il en avait informé son ami dès que celui-ci lui fit part oralement de ses souhaits : « Je te préviens d’avance que je ne le ferai pas… »), mais il a consacré plusieurs années de sa vie à la publication de tout ce qu'il a pu trouver, en faisant paraître les romans et les écrits inédits puis, dans des versions d’abord édulcorées, les écrits intimes. Constatant que ces efforts éditoriaux ne suffisaient pas à imposer l’œuvre de Kafka, Brod devint le premier « kafkologue » d’une longue lignée prestigieuse. Il écritivit de multiples préfaces (pour Le Procès, Le Château, L’Amérique, Description d’un combat, le journal et les lettres, le Château, etc.), et surtout quatre ouvrages d’interprétation : Franz Kafka, biographie (1937), La foi et l’enseignement de Franz Kafka (1946), Franz Kafka, celui qui indique le chemin (1951), et Le Désespoir et le Salut dans l’œuvre de Franz Kafka (1959).

C’est peu de dire que sans Brod, nous ne connaîtrions pas le nom de Kafka. Mais comment convient-il de juger la décision qu’il a prise de trahir le testament de son ami ? En vérité, il y a là deux problèmes et non pas un.
Le premier est, si l’on peut dire, d’ordre moral – et c’est sur ce point que se prononce Kundera qui situe Kafka au sommet de son panthéon personnel. À ses yeux, Brod est coupable : divulguer ce qu’un écrivain a souhaité voir détruire, c’est, dit-il, « le même acte de viol que censurer ce qu’il a décidé de garder ». L’indiscrétion de Brod – publiant absolument tout, sans discernement, y compris la longue Lettre au père, trouvée elle aussi dans un tiroir, que Kafka ne s’était jamais décidé à envoyer, et que depuis que tout le monde a pu lire, sauf son destinataire – ne trouve à ses yeux aucune excuse. « Il a trahi son ami. Il a agi contre sa volonté, contre le sens et l’esprit de sa volonté, conter sa nature pudique qu’il connaissait »   .

En effet, la décision de détruire les textes inédits et encore en chantier n’a a priori rien d’absurde, d’autant plus que le jugement de Kafka sur son œuvre ne manquait pas de nuances : ce dernier, loin de renier tout ce qu’il avait fait, distinguait soigneusement entre ce qui lui paraissait valable (Le Verdict, Le Chauffeur, La Métamorphose, La colonie pénitentiaire, Un médecin de campagne, Un champion du jeûne, Première souffrance, Une petite femme, Joséphine la cantatrice), et le reste, à savoir les écrits intimes, les lettres, les journaux et les nouvelles romans inaboutis. Mais, dira-t-on, parmi ces derniers figurent trois des principaux chefs d’œuvres de la littérature mondiale : L’Amérique, Le Procès et le Château. Kafka se trompait sur la valeur de ses livres ! Admettons : il reste que Kafka demeure le maître de son œuvre et qu’il lui appartenait en dernière instance de décider de qu’il en adviendra après sa mort. « C’est lui qui est chez lui dans son œuvre, et pas vous, mon cher ! », conclut ironiquement Kundera   .     

 

Une nouvelle traduction française

Problème difficile à trancher, en vérité, que nous laisserons ici de côté pour nous tourner vers le second problème que soulève la décision de Brod sur un plan strictement éditorial. En France, l’œuvre de Kafka a d’abord été éditée en quatre volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade entre 1976 et 1989. Etablie par Claude David, elle reprenait notamment les traductions d’Alexandre Vialatte qui, le premier, avait révélé au public français l’œuvre de Kafka (sa version de La Métamorphose avait paru dans La Nouvelle Revue française dès 1928), et, pour les textes qu’il n’avait pas traduits, celles de Marthe Robert, Jean-Pierre Danès ou de Claude David lui-même. Cette édition était fondée sur les éditions de Kafka disponibles à l’époque dues à Max Brod. Or le problème que pose cette édition tient d’une part à ce que toutes les proses narratives sont mises sur le même plan, sans distinguer leur caractère, leur genre, ni même leur degré d’achèvement, et d’autre part à ce qu’elles sont rangées dans l’ordre chronologique. Autrement dit, aucun des trois recueils de nouvelles que Kafka a lui-même composés et fait éditer de son vivant (Méditations, Un médecin de campagne, Un champion du jeûne) n’est présenté dans la forme que l'auteur lui a donnée. Comme le dit une fois de plus Kundera : « Huit cent pages de proses de Kafka deviennent ainsi un flot où tout se dissout dans un tout, un flot informe comme seule l’eau peut l’être, l’eau qui coule et entraîne avec elle bon et mauvais, achevé et non-achevé, fort et faible, esquisse et œuvre »   .  

L’édition de Kafka a longtemps été, sur le plan strictement philologique, une trahison de plus – une trahison de trop. C’est à cette situation que la nouvelle édition des deux premiers volumes des œuvres de Kafka en Pléiade – placées sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre avec la collaboration d’Isabelle Kalinowswki, Bernard Lortholary et Stéphane Pesnel – entend mettre un terme, en proposant des traductions nouvelles qui prennent pour base l’édition critique faisant aujourd’hui référence (l’édition Fischer, en 18 volumes, parue en 2013), laquelle s’est efforcée, notamment pour les œuvres ou écrits posthumes (majoritaires chez Kafka, comme on le sait), de rétablir entièrement et scrupuleusement le texte d’après les manuscrits autographes.

Les deux premiers volumes qui viennent de paraître recueillent, dans le premier, les nouvelles et les récits publiés par Kafka, ainsi que les autres récits et fragments posthumes, et, dans le second, les trois romans. Elle comptera, comme l’édition précédente, quatre volumes, qui rassembleront le Journal, la correspondance et divers autres textes.
Les conditions d’une redécouverte sont ainsi réunies et les effets de ce que l’on tiendra ou non pour une trahison du testament de Kafka peuvent enfin être rendus moins nuisibles à la  compréhension de son œuvre