"Un voyage dans les connaissances en train de se transformer". Un entretien avec Edgar Morin, réalisé par Daniel Bougnoux et Bastien Engelbach.

* Cet entretien est en quatre parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties).


Nonfiction.fr : Ce que vous venez de dire renvoie au jeu et vous êtes stimulé par les situations de jeu, c’est-à-dire les situations limites où la raison elle-même soit débouche sur le pari, soit débouche sur la poésie, soit débouche sur une remise en question de ses paradigmes, fondements ou routines. Tout cela nous ramène à une sorte de méga-jeu qui est l’entreprise même de connaître.

Il y a un enthousiasme philosophique qui est véritablement présent dans votre discours et dans votre démarche. Se pose alors la question de savoir qui va s’emparer de tout ça et comment. Avez-vous une idée du mode d’emploi de votre Méthode par vos interlocuteurs où quand il vous arrive d’être sollicité par une association, des ingénieurs, une université (une université au Mexique porte votre nom) ? Vous venez de dire que l’écriture de La Méthode ne s’est pas faite de manière linéaire et il semble que l’on ne la lise pas non plus linéairement.

Dans les échanges que vous avez avec vos interlocuteurs à propos de La Méthode, où est-ce que ça accroche le mieux ? Par où les gens vont-ils entrer dans le coffret qui vient d’être publié ? Comment l’esprit du temps résonne-t-il à La Méthode ?


Edgar Morin : Ils peuvent y entrer par le livre qu’ils veulent puisque tous les volumes sont à la fois interdépendants et autonomes. Je ne peux pas parler de mes lecteurs,  mais je peux dire ce que je sais de ceux, nourris de ma façon de pensée, qui ont fait un travail écrit : par exemple en Espagne, Emilio Roger qui a fait sa thèse de doctorat sur La Méthode. Il y a ceux qui s’approprient ces idées en eux, qui apportent leur propre substance, leur propre façon de voir et qui à mes yeux sont fidèles. Et puis il y a évidemment un phénomène de dispersion, d’interprétation hâtive, d’incorporation sans véritable digestion. Je pense que j’ai droit aussi à des pseudo-disciples, des gens qui croient être des interprètes et qui ne le sont que très partiellement.

Dans le fond, il s’est passé ceci que je n’ai pas eu de chaire où pouvoir exposer La Méthode : elle n’était pas possible puisque je n’aurai pu en avoir une qu’au moment où La Méthode était terminée. Je ne suis pas un jardinier qui a pu faire son jardin en arrosant ses plantes, j’ai été l’arbre dont les germes, les spores se répandent partout sans que je m’en rende compte portés par des vents. Par exemple, j’ai été surpris en 1994 ou 1995, quand j’étais invité à Medellín en Colombie – Medellín était pour moi le cartel de la drogue et je suis arrivé dans une ville qui non seulement a plusieurs universités et ou le séminaire que j’ai fait a été suivi par des psychologues, des psychanalystes, des mathématiciens, etc. – de voir que mes livres, déjà traduits en espagnol mais arrivant difficilement dans la région, était lus : certains voyageurs ont pu l’acheter en Espagne, des francophones en France et après le système des photocopies et plus tard d’Internet a fait qu’il y avait une connaissance. Je l’ai vu à Cuba également où je me suis rendu compte qu’il y avait trois chaires de complexité dans trois universités différentes, dont une à la Havane, et j’y ai rencontré certains parmi les meilleurs connaisseurs, par exemple Carlos J. Delgado qui lui-même de par sa compétence, enseigne dans cette université du Mexique qui porte mon nom. C’est la dispersion : parfois ça pousse très bien, parfois il y a des terrains arides, parfois il y a des malentendus. Je trouve que c’est en France où il y a le plus grand nombre de malentendus, les uns voyant dans La Méthode une vague tentative de vulgarisation scientifique, les autres y voyant un grand système post-hégélien, d’autres une encyclopédie. Pour comprendre La Méthode, il faut sentir le mouvement et l’aspiration : ceux qui m’ont rencontré sont ceux qui ont senti la même aspiration, le même besoin.

Une réforme de l’éducation

Les choses se passent comme ça, je découvre au cours de voyages des imprégnations plus ou moins fortes, légères, superficielles, mais ce que je crois c’est que le prolongement véritable maintenant serait une réforme de l’éducation, qui se situe dans les trois livres pédagogiques que j’ai écrits par la suite : La tête bien faite ; le recensement des journées que j’avais organisées quand Allègre m’avait confié une mission de réforme des contenus de l’enseignement – mon rapport n’a eu aucun résultat sinon ces journées qui s’appellent "Relier les connaissances" où je tissais le fil des connaissances physiques jusqu’à la complexité ; et finalement ce livre qui m’a été demandé par l’Unesco qui s’appelle Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur où je prends des thèmes fondamentaux qui sont ignorés par l’enseignement et qui sont absolument nécessaires. Traiter ces thèmes c’est relier les connaissances et rentrer dans la façon de penser complexe. Un thème porte sur la connaissance elle-même, qui comporte les pièges, les erreurs et les illusions de la connaissance, c’est-à-dire que ce que l’on croit réservés aux seuls épistémologues doit être partagé pour tous : puisque tout le monde croit connaître il faut savoir quels sont les dangers et les pertinences de la connaissance. L’autre thème, c’est la condition humaine : on n’apprend nulle part ce que c’est qu’être humain. Le troisième, c’est l’ère planétaire qu’on appelle mondialisation aujourd’hui. La compréhension humaine ensuite et l’affrontement des incertitudes. Ces thèmes pourraient être inscrits dans les enseignements, sous une forme qui peut être systématique dès le secondaire – peut-être même certaines choses dès le primaire comme la compréhension d’autrui – et bien entendu dans les structures universitaires ou même pour commencer sous la forme d’une année propédeutique pour tous avec ces sept savoirs.

Il y a donc ce problème des savoirs fondamentaux. Vient ensuite la question de l’enseignement d’une certaine sensibilité rationnelle, c’est-à-dire une sensibilité à l’ambiguïté, aux ambivalences. Il y a toute sorte d’exemples possibles : par exemple la mondialisation est un phénomène typiquement ambivalent, il y a plusieurs mondialisations. Une sensibilité à la causalité complexe, à ce que j’ai appelé l’écologie de l’action, toute une série de choses qui par de multiples exemples pris dans l’expérience quotidienne peuvent être utiles.

Le troisième aspect serait plus centralement épistémologique et concernerait la paradigmatologie. Ce serait trois façons d’entrer, la troisième étant la plus difficile et pouvant être la dernière.

Je crois que ce j’ai fait est le début de quelque chose quoi doit désormais essayer de s’enraciner pour avoir un effet, sinon ça sera une œuvre que les uns liront, que les autres ne liront pas, dont il y aura des parties qui influenceront certains et en rebuteront d’autres. Si cela se fait dans les meilleures conditions, La Méthode entrera dans la culture, mais mon ambition est plus grande, à partir du moment où je suis persuadé que c’est vital, puisque la pensée complexe consiste à voir les problèmes fondamentaux et globaux et que sinon la connaissance actuelle rend myope ou aveugle ; si je pense que c’est vital pour l’individu, pour le citoyen et pour l’être humain dans un contexte où l’une des causes du désastre vers lequel pourrait s’acheminer l’humanité serait la cécité et l’aveuglement. Je pense qu’il faut essayer d’enraciner. J’ai la chance qu’une université commence à fonctionner au Mexique. Il y aura peut être un mouvement de diffusion et de rayonnement. C’est ça pour moi la postérité et je voudrais maintenant y contribuer avec les forces qui me restent. J’étais à Lima au Pérou où une université a décidé de créer un institut de complexité, une autre a créé un diplôme de complexité. Voilà à mes yeux la seule façon que cet effort prenne un sens.


Cet entretien est en quatre parties :