Une narration très dynamique qui réserve aux comédiens un bel espace de jeu, au risque d'une adaptation pas tout à fait cohérente.

En entrant dans la salle des Ateliers Berthier, on croit découvrir les personnages in media res. L’action n’est pas commencée, mais l’ambiance du salon de Varvara Petrovna est créée, soutenue par des hommes singuliers et des femmes non moins typées, qui ne sont plus tout à fait les comédiens et pas encore non plus leurs personnages – Nicolas Bouchaud/Stépane Trophimovitch, Frédéric Noaille/Piotr Stépanovitch, Léo-Antonin Lutinier/Lébiadkine, Arthur Igual/Chatov ; Valérie Dréville/Varvara Petrovna, Blanche Ripoche/Daria Pavlovna, Michèle Goddet/Prascovia, Anne-Laure Tondu/Lizaveta. 


Loin du folklore facile

Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille ouvrent les bouteilles et remplissent des flûtes qu’ils offrent aux autres et au public. Quelques personnes sont même invitées à s’asseoir parmi les comédiens, sur des chaises placées en carré à jardin. Elles auront le privilège d’assister ainsi à toute la première partie au plus près du jeu. C’est l’ambiance du salon de Varvara, mais c’est aussi celle d’une troupe en itinérance échouée dans un hangar. Les uns s’étirent, les autres boivent ou parlent au public et un couple nu, au lointain, s’exerce à une pantomime d’Adam et Eve en Eden. L’adresse au public est chaleureuse, accueillante, mais absurde aussi comme un symptôme – presque déjà russe

 

Frédéric Noaille, Nicolas Bouchaud

 

Une fois la salle remplie, l’action s’envole de manière insensible, car c’est sur le même ton que les comédiens entrent dans leur personnage et qu’ils le présentent – ou qu’il est présenté par les autres. L’effet est savoureux : le public a le sentiment d’être arrivé en étranger dans une réunion de famille et d’amis. Dans ces cas-là, le regard du nouveau venu impose à chacun de se donner à voir et à nommer. Ce qui est dit revêt alors une importance excessive. On craint d’être mal compris et mal perçu, on engage des dialogues lourds de sous-entendus énigmatiques, on risque des précisions parfois filandreuses auxquelles on est contraint de couper court. Creuzevault nous donne là le meilleur de ces scènes dostoïevskiennes telles qu’on les rencontre non seulement dans Les Démons, mais aussi dans les autres romans du maître. 

Ainsi Nicolas Bouchaud, dans son complet lie de vin, se raconte-t-il lui-même en Stépane Trophimovitch : il a été le précepteur de tous ces jeunes gens et leur père spirituel, grand connaisseur des Lumières et de la pensée sociale de son époque. Mais les temps sont durs : son inaction de philosophe bellâtre et beau-parleur l’a décrédibilisé. Les jeunes gens, sans cesser de l’aimer, l’assignent à une génération inutile dont l’œuvre aura été insuffisante.


Le roman de Stavroguine

Là-dessus se noue immédiatement, dans le salon de Varvara Petrovna (Valérie Dréville), ce qui se prépare en de longues pages captivantes dans le roman : l’arrivée de Nikolaï Stavroguine (Vladislav Gallard), le fils de Varvara, précédé de Piotr Verkhovenski (Frédéric Noaille), le fils de Stépane (Nicolas Bouchaud). Piotr met les pieds dans le plat (son trait distinctif) en provoquant la révélation du mariage de Stavroguine avec la sœur du capitaine Lébiadkine, Maria (Amandine Pudlo) – une jeune fille handicapée mentale. Et tout ceci sous le nez de Lizaveta (Anne-Laure Tondu) qui aurait  dû être la fiancée de Stavroguine, jeune aristocrate comme elle et qui est peut-être déjà son amante.  On voit une société en mal de perdre ses repères. Stavroguine et sa mère, seigneurs d’un bourg perdu au milieu du continent Russie, y jouent avec le feu tout autant que les jeunes velléitaires de l’action révolutionnaire. 

 

Vladislav Galard, Valérie Dréville

 

Dans cette première partie du spectacle, Creuzevault choisit de ne pas démêler l’enchevêtrement d’étrangetés et resserre la narration autour de Stavroguine. L’action épouse alors, peu à peu, la forme du roman d'initiation et décline une variation de Peer Gynt : le parcours d’un esprit bancal qui cherche, tout en reniant le bien-fondé de sa propre quête, et sans espoir de rien trouver, le calme, l’ordre et la beauté d’un pays natal protégé par Dieu. 

En ce sens, Dostoïevski, et peut-être aussi Sylvain Creuzevault, jugent que l’athée est au plus près de la foi – ce qui est tout de même ignorer avec un peu trop de candeur ce dont il s’agit dans l’athéisme. Mais la question est ici sans intérêt, car peu importe le message. Il faut admirer ce cheminement de Stavroguine et le beau moment de sa célèbre confession (récit d’un crime commis gratuitement), assis avec le moine, tous deux sur des chaises, leur dos voûté tourné vers le public et presque intimement liés par cette énigmatique proximité du mal.

Entre-temps, il y a ce moment où Frédéric Noaille, qui alors n’interprète plus personne, se fait technicien, prête main forte au scénographe. Il se saisit de la lance à incendie et submerge d'une eau abondante Stavroguine. Ce dernier va, en effet, voir Maria chez son frère Lébiadkine, sous un déluge de pluie, à la nuit. C'est sur le chemin que, par deux fois, à l’aller, au retour, comme la tentation en personne, Fedka, le bagnard en fuite, lui propose de les égorger tous deux. Les scènes sont fortes et belles, les comédiens et les comédiennes sont à la fête.


L’insoutenable légèreté du crime

Peut-être eut-il été judicieux de terminer le spectacle là, en manière d’épisode 1, et de prendre le temps de mieux réussir la suite. Car la seconde partie est décevante. Le rythme ne faiblit pourtant pas. La plupart des scènes demeurent fortes, belles, comme celle de l’accouchement de la femme de Chatov, ou drôles, comme celle du suicide de Kirilov, joué par Valérie Dréville et devenu Kirilova.

Mais cette seconde partie se creuse de l’intérieur, car elle est construite à contre sens, faute de ne pas prendre au sérieux les actes des personnages et leur aspect démoniaque. Verkhovenski, cet autre enfant du siècle, sinistre manipulateur, fauteur d’un meurtre odieux, homme cynique et lâche, petit Staline avant l’heure qui vient recueillir dans son escarcelle la plus-value dérisoire du suicide de Kirilov, est le second héros noir de cette course à la malfaisance. Telle est sa fonction dramaturgique, très difficile à gommer.  Il semble pourtant que Sylvain Creuzevault ait voulu raconter autre chose, en tirant le personnage vers l’activiste de gauche des années 70. Comme si l’on pouvait oublier les crimes de Baader, les effacer, voire les annuler, et leur donner le style, l’humour et la sympathie de Dany Cohn-Bendit. Certes l’adaptation théâtrale du roman est libre. Mais elle n’est pas nécessairement intéressante quand elle dénature à ce point un personnage. Si l’on raconte Les Démons en oubliant qu’il n’y est pas question seulement du crime, ni de la légèreté du crime mais aussi du caractère obsédant et insoutenable de sa gratuité, comme de l’énigme de cette volonté de s’y consacrer, à la façon de Piotr Verkhovenski, on sort peut-être un peu de l’adaptation.

 

Frédéric Noaille, Valérie Dréville

 

Frédéric Noaille joue admirablement, mais son personnage ne tient pas au plateau, parce qu’on ne comprend pas ce que veut ce type si sympathique. L’assassinat de Chatov est réduit à un simple coup de feu puis à un jeu plutôt drôle avec le cadavre, mais pourquoi tuer Chatov ? On ne le perçoit guère. De même, quand Piotr Verkhovenski vient prendre livraison du suicide de Kirilova, c’est un mélange de burlesque et de défis un peu vains entre les deux comédiens. Autant la première partie donne le sentiment d’une apparition de Stavroguine sur le plateau, et prête à notre imagination un personnage consistant, autant Verkhovenski et son entourage, dans la seconde partie, perdent en ressources imaginaires au profit d’un jeu superficiel. 

Au fond, on est tenté de croire que le metteur en scène voulait s’approprier cette fable des sources réelles ou supposées du totalitarisme pour y insuffler l’esprit des grands soirs de 68, et restituer quelque chose de ces années. Mais il ne le pouvait pas en raison du sang sur les mains de Piotr et, à proprement parler, des démons. Il y a incompatibilité, peut-être comme il y a incompatibilité entre l’idéal et l’action politiques, entre Stépane le père et Piotr le fils. C'est pourquoi effacer la crapule chez le fils, c’est retrouver le père. Toute la structure, qui tenait à cette différence générationnelle, devient confuse.

Cette réserve mise à part, l’excellence de la première partie, le jeu des comédiens, la simplicité et rusticité de la scénographie dans l’ensemble du spectacle donnent au public un vrai plaisir qu’on serait bien bête de bouder.

 

Les Démons, d'aprés Fédor Dostoïevski, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault

Théâtre de l'Odéon-Ateliers Berthier, jusqu'au 21 octobre 2018, puis en tournée : Bordeaux, Besançon, Lorient, Foix, Cergy-Pontoise, Toulouse.

Crédits photographiques : DR Compagnie

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