17 avril 1975 : les Khmers rouges entrent dans Phnom Peng et instaurent une dictature sanguinaire. Dans ce récit graphique, Sera revient sur les origines de cette tragédie.

Concombres amers nous plonge dans les origines de la prise du pouvoir par les Khmers rouges. Un retour sur sept années de guerre qui ont conduit au massacre de près d’un quart de la population khmère soit près de deux millions d’habitants. Séra livre une page d’histoire importante, les dessins renforcent son caractère tragique.

 

L’auteur et la tragédie

Séra dessine, écrit, raconte et sculpte. Cet album est une série de planches, parfois avec plusieurs bulles, parfois faites d’un seul tenant, qui s’enchaînent suivant un ordre chronologique. Les traits sont ciselés, ultra réalistes, de nombreuses planches sont travaillées d’après photos ; elles sont, en même temps et volontairement, extrêmement sombres en raison des événements expliqués. Séra fait figurer le moindre détail, rendant avec précision chaque trait du visage, le jeu sur les couleurs accentue les aspects tragiques et terrifiants et finit par envahir l’album – voire nos pensées une fois le livre refermé.

D’une interrogation et d’une douleur personnelles, la disparition de son père, Séra tout en portant sa mémoire, a voulu comprendre la tragédie individuelle et collective. Depuis presque 30 ans et son premier album Impasse et rouge (Rackham, 1995), il n'a eu de cesse de rappeler ce qu’a été la terreur qui a frappé le Cambodge et l’extermination d’une partie de la population khmère par les communistes. Impasse et rouge a été suivie de L'eau et la terre (Delcourt, 2005), puis Lendemains de cendres (Delcourt, 2007). Les lecteurs habitués de Séra savent que le Cambodge est présent dans chaque album. Ainsi dans Secteur 7 (Glénat, 2005) a priori consacré à un crime dans le VIIe arrondissement de Paris, pointe l’inquiétude de l’enfermement, comme au Cambodge. De même, dans Le Temps de vivre, la survie et la fuite sont omniprésentes (Futuropolis, 2011). Il avait poursuivi son travail sur le Cambodge avec un très bel hommage au peintre Vann Nath, l’un des rares survivants de la prison, Tuol Sleng dites S 21. Sera réalise aussi des peintures et des sculptures : l’une d’entre elles, en hommage aux victimes, a été installée à Phnom Penh dans l’enceinte de S 21, alors que Séra espérait la voir installée dans le centre de la ville.

Avec Concombres amers Les racines d’une tragédie 1967-1975, il revient une nouvelle fois sur l’histoire du Cambodge et retrace les origines de la guerre. En 300 pages denses et brillantes, il nous restitue l’intensité d’un conflit dont le légume est le symbole. Le concombre représente la douceur du temps, ce légume peut être agréable ou détestable, c’est le passage de l’un à l’autre que traduit cet album.

 

La guerre avant la guerre

Le Cambodge a partiellement réussi à échapper à la guerre d’Indochine. Mais, le bruit des bottes et des avions au Vietnam se rapprochent et le pays devient un terrain d’affrontement secondaire pour les Nord Vietnamiens et les Américains. Le Prince Sihanouk, ancien roi, estimant que le communisme allait s’étendre sur l’ensemble du Sud-Est asiatique, souhaite s’en accommoder. Dès lors, l’engrenage de la violence commence. Les Américains survolent et bombardent le pays espérant toucher les troupes nord vietnamiennes qui passent au sud par les réseaux souterrains organisés au Cambodge. Ces bombardements favorisent le développement de la guérilla communiste dans le pays soutenue par les conseillers militaires chinois. Séra souligne les erreurs et les horreurs des partisans du monde libre : attaques contre des populations civiles, libération hâtive de certains prisonniers comme Kaing Guek Eak, le futur Duch, le responsable de la prison S21. De même, l’armée de Lon Nol multiplie les erreurs stratégiques comme l’attaque des communautés vietnamiennes vivant au Cambodge.

De la guérilla à la guerre

D’escarmouche en affrontement larvé, Séra montre avec précision comment la guerre de propagande qui a lui dans les deux camps. La guerre est inégale, les uns se posent en victimes des autres : les « méchants » américains et leurs alliés contre les « gentils » communistes. La prise du pouvoir par Lon Nol en 1970, l’entrée des troupes vietnamiennes et américaines dans les zones contrôlées par les Khmers rouges se transforment également en échec. En effet, ni l’un ni l’autre n’arrivent à éradiquer la guérilla communiste qui prend, en raison de la violence de l’intervention, chaque jour plus d’ampleur. Mais, Séra souligne aussi un autre aspect : cette guerre est une guerre de l’information et, en la matière, les communistes cambodgiens mettent tout en œuvre pour la contrôler. Au total près de cinquante journalistes ont ainsi été abattus par les Khmers rouges. Un peu comme un mémorial, il dresse le portrait de chacun de ces hommes portés disparus, victimes d’hommes qui voulaient à tout prix contrôler l’information.

Les troupes légales, comme les journalistes, ne se déplacent que la journée : la nuit est devenue le temps des hommes en noir. À l’aide de cartes et avec une préoccupation pédagogique, l’auteur montre la progression des communistes et les échecs successifs du pouvoir alors en place dans la capitale cambodgienne. Il souligne aussi le régime de terreur qui s’est installé au nord du pays sous contrôle communiste à travers des exemples de la vie quotidienne, comme ce père cuisinier emmené et certainement exécuté parce qu’il vend de la nourriture aux troupes gouvernementales pendant la journée.

Dessiner la guerre sous toutes ses formes

Séra dessine et restitue avec brio les différentes opérations militaires mises en œuvre par le gouvernement légal pour reprendre du terrain. Il dessine avec précision les engagements. Leur avancée et le recul systématique des troupes communistes sont en fait un piège stratégique pour les harceler et les encercler. En outre, comme au Vietnam à la même période, les Khmers rouges et les nord vietnamiens pratiquent la terreur : attentats multiples, exécution sommaire et symbolique comme celle du colonel Som Sam Al, égorgé avec sa femme et son enfant en bas âge. Dans la guerre de propagande à laquelle se livrent les régimes, c’est une autre image qui s’impose. Suite à une incursion dans la zone gouvernementale des troupes communistes pour saboter un pont, ces derniers rencontrent des soldats de l’armée régulière dont ils n’avaient pas prévu la présence. Dans la nuit et en raison du nombre et du lieu, l’affrontement est inégal, les soldats de la guérilla communiste sont abattus. S’engage immédiatement une deuxième bataille, médiatique celle-là dans laquelle les premiers deviennent les victimes et les autres les bourreaux, montrant ainsi la force de conviction et de propagande des régimes communistes.

Le règne de l’Angkar

Enfin, Séra analyse aussi la terreur qui règne au nord du pays et qui progresse de jour en jour. Les réunions nocturnes sont organisées par le Parti. Les paysans sont obligés de verser des vivres puis d’envoyer leurs enfants servir le régime, sous peine de mort immédiate. Les zones contrôlées par les communistes tombent dans le silence. Le Parti communiste se fait appeler l’Angkar et impose une discipline de fer et de sang, préfiguration de ce qui se passe après 1975 dans l’ensemble du pays. À partir de 1972, leurs troupes progressent, la terreur aussi. En dépit des avertissements, des transfuges et des départs, rien ne les empêche de progresser, l’armée légale de la République est impuissante. En dépit d’une résistance pied à pied, Séra montre le caractère inéluctable de la victoire khmère rouge, en raison de la connaissance des territoires et des techniques de combat, se fondre dans la population, se mélanger à des flots de réfugiés puis passer à l’assaut. La République n’a pas réussi à s’imposer sur un plan moral comme sur un plan militaire laissant à sa place la terreur de masse.

 

Dans ce récit tragique, par un admirable jeu de couleurs et de grisé, Séra offre un magnifique album, qui constitue un regard terrifié sur une société disparue, dont les fantômes continuent de hanter les mémoires.