Une synthèse du rôle politique joué en Allemagne par la musique de l’arrivée du nazisme en 1933 à la bipartition de l’après-guerre, en 1949.

Élise Petit est une habituée des liens entre musique et politique du temps du nazisme. Elle qui a cosigné avec Bruno Giner Entarte Musik : musiques interdites sous le IIIe Reich (éditions Bleu nuit, 2015) et a dirigé la même année l’ouvrage collectif La Création artistique en Allemagne occupée (1945-1949) édité chez Delatour.

Devenue en France depuis les années 2000 un terrain plus largement fréquenté par les universitaires, la place de la musique au temps du totalitarisme hitlérien offre l’occasion de démontrer combien la création artistique est dépendante d’un contexte qui, dans le cas présent, parcourt dix-sept années, de l’avènement du nazisme en 1933 à la naissance des deux Allemagnes en 1949. C’est d’ailleurs toute l’originalité de ce livre que de franchir la rupture de 1945 et de relier l’âge du nazisme au retour de la démocratie concomitant avec l’établissement du communisme dans la partie de l’Allemagne qui devient la RDA en 1949.

 

La musique sous le nazisme

Élise Petit s’attache dans un premier temps à expliquer la manière dont le nazisme s’empare du fait musical pour exalter un modèle idéologique qui passe par la glorification du Panthéon musical germanique habité par la trilogie Richard Wagner, Ludwig van Beethoven et Anton Bruckner. La mise sous tutelle des compositeurs vivants les situe dans deux catégories : celle des opportunistes et celle des convaincus. Élise Petit explique combien les fondements idéologiques du nazisme, en particulier sa nature obsessionnellement raciste, guident la vie musicale allemande. L’essor jusqu’en 1944 du Volksoper censé représenter l’esprit collectif – archétype de ce qui doit constituer idéalement un style musical nazi –, mais aussi du répertoire populaire de la chanson, témoigne d’une nette subordination du monde musical à la sphère politique. Dégradé mais très productif, le répertoire musical allemand n’échappe donc pas à la transformation totale de la société si caractéristique du totalitarisme. Le régime encourage la réappropriation d’œuvres antérieures qui se trouvent de fait nazifiées (ce qui est le cas de la Flûte enchantée).

Cette rupture culturelle suppose d’éliminer les musiciens jugés non conformes pour des raisons raciales, politiques ou/et esthétiques. Accusés de « dégénérescence », les musiciens juifs, communistes ou trop engagés dans l’avant-garde se trouvent mis à l’écart par le pouvoir centralisateur incarné par la Chambre de culture du Reich créée dès la fin de 1933. La nazification n’exclut cependant pas de profondes et nombreuses incohérences, voire contradictions, notamment explicables par les rivalités politico-esthétiques entre l’idéologue du nazisme qu’est Alfred Rosenberg et le responsable de la propagande Joseph Goebbels. Le régime nazi hésite notamment à emprunter leurs formes à des manifestations de la résistance musicale (telle que la Swing Jugend) venue de la société civile.

 

Évolutions du paysage musical après-guerre

Le contexte de 1945 et de la dénazification suppose l’épuration de la société allemande et de ses cadres institutionnels. Les grandes figures ralliées au régime criminel nazi sont dans un premier temps pénalisées (Richard Strauss, Carl Orff et le chef Wilhelm Furtwängler) avant d’être réintégrées autour de 1947. L’effondrement du nazisme suppose le retour du jazz et de la musique avant-gardiste des années 1920 qui pâtissaient auparavant de leur statut d’ « entarte musik ». La coupure progressive de l’Allemagne entre deux modèles démocratiques antagonistes, celui des droits de l’homme à l’Ouest et celui du communisme stalinien à l’Est, place de nouveau la musique sous l’impératif catégorique du politique.

La mise sous tutelle de l’Allemagne réinstrumentalise la musique qui voit s’affronter deux expansionnismes culturels qui entendent tous les deux rompre avec le nazisme tout en promouvant chacun leur propre modèle au contact l’un de l’autre. La partie occidentale de l’Allemagne voit ainsi l’émergence de la « Nouvelle musique » pensée comme un moyen d’ancrer le peuple ouest-allemand en Europe et de le détourner de la tentation totalitaire. À l’est, le stalinisme remplace sans mal le nazisme et fixe pour mission à la musique de célébrer le « peuple-classe » et la cause collective du communisme. La part orientale de l’Allemagne voit dans la « Nouvelle musique » une nouvelle forme d’art dégénéré et jugé « bourgeois ». Le temps des grandes batailles culturelles entre Soviétiques et Américains ne fait que commencer. La RFA, largement ouverte au processus d’américanisation voit successivement arriver le jazz mais surtout le rock’n’roll et diverses musiques du monde tandis que la RDA valorise la chanson engagée au profit du réalisme-socialiste. Un bras de fer musical s’engage entre l’Ouest et l’Est, bras de fer qui relativise la rupture de 1945 puisqu’il poursuit ce processus d’appropriation et de subordination de l’art par le pouvoir politique.

 

D’une grande richesse, à la hauteur des historiographies allemande et anglo-saxonne respectivement apparues dans les années 1960 et 1990, l’ouvrage d’Élise Petit marque une étape importante de l’historiographie française. Elle revient sur le destin professionnel d’un certain nombre de personnalités incontournables du monde musical, telles qu’Elisabeth Scharzkopf ou encore Herbert von Karajan tout en éclairant sur les répertoires mais aussi sur les divers styles et mouvements qui animent la vie musicale allemande des années 1930-1940. L’auteure aborde beaucoup d’éléments très précis, plus ou moins connus, et parvient à en déduire des idées plus générales dont on ne peut que saluer la pertinence. La division en six chapitres eux-mêmes très structurés confère à l’ouvrage les qualités d’un manuel où le lecteur retrouve aisément le point qui l’intéresse ; un lexique et une solide bibliographie contribuent à cela. L’équilibre est obtenu entre la part de l’ouvrage consacrée à l’époque du nazisme (première partie) et celle qui échoit à l’après-guerre (deuxième section), ce qui constitue l’un des points forts de cette étude. L’on mesure à la lecture d’un tel livre combien il est utile à la recherche de former des spécialistes qui à l’instar d’Élise Petit sont autant qualifiés en Histoire qu’en Musicologie. Les qualités de l’ouvrage laissent enfin espérer une suite qui, bien que rapidement esquissée en fin de conclusion, permettrait d’entrevoir l’horizon de la réunification allemande de 1989-1990.

 

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