Trois photographes russes nous dévoilent la vie des habitants de la capitale tchétchène

Les Rencontres d’Arles, pour leur quarante-neuvième édition, présentent, cette année encore, un nombre considérable d’expositions photos réparties en différents endroits de la ville, cela jusqu’au 23 septembre. La Tour Ghery, en cours d’achèvement, surplombe d’ores et déjà le Parc des Ateliers où la Fondation Luma présente cette fois ses propres expositions. Les Rencontres ont ainsi dû trouver, une fois encore, de nouveaux lieux.

Cette année, les expositions consacrées à des pays font la part belle aux Etats-Unis, avec en particulier la très belle exposition de Paul Graham dans l’église des Frères prêcheurs, tandis que le second étage du Monoprix accueille, à côté d’une exposition sur Cuba, une belle exposition sur capitale de la Tchétchénie.

La maquette du livre de cette exposition avait remporté l’an passé le prix spécial que les Rencontres et la Fondation Luma octroient tous les ans pour aider à la publication d’un livre de photographie ; ce travail est ainsi exposé cette année. Trois jeunes photographes russes, Olga Kravets, Maria Morina et Oksana Yushko, aidées de Anna Shpakova, la commissaire de l’exposition, nous donnent ainsi à voir la réalité quotidienne des habitants de cette ville détruite par la guerre, qu’elles nous présentent sous différents aspects, comme autant de villes différentes.

La plupart des photos ont été prises en 2009 et 2010. Quelques-unes en 2011, 2012 ou encore 2013. Celles postérieures à 2013 se comptent sur les doigts d’une main. Pour autant, au vu de ces images, on est enclin à imaginer que peu de choses ont changé depuis, tant elles donnent l’impression d’un pays tournant le dos à toute modernité.

L’exposition est tout d’abord l’occasion d’en apprendre davantage sur l’histoire récente de cette république du Caucase du Nord, qui compte 1,4 millions d’habitants, dont 300 000 à Grozny.

 

Une histoire récente marquée par deux terribles guerres

Annexés par la Russie au XIXe siècle (Grozny a été construite au début de ce siècle comme une forteresse à l’origine), déportés en grand nombre par Staline en 1944 au Kazakhstan aux côtés d’autres populations du Caucase, autorisés à rentrer par Khrouchtchev à partir de 1956, les Tchétchènes ont saisi l’occasion de la chute de l’Union soviétique en 1991 pour revendiquer leur indépendance. S’ensuivit, à partir de 1994, une guerre harassante avec la Russie qui se conclut en 1996, à la suite de la reprise de Grozny par les rebelles, sur un compromis qui mit fin aux combats sans vraiment décider du statut de la Tchétchénie. Les leaders nationalistes qui avaient dirigé celle-ci pendant la guerre perdirent leur influence au profit d’islamistes violents, qui s’allièrent avec des combattants étrangers affluant des quatre coins du Proche-Orient et qui entreprirent de déstabiliser les régions limitrophes.

La deuxième guerre avec la Russie débuta en 1999. Elle fut à nouveau très meurtrière et se traduisit en outre par un grand nombre de disparitions dont les forces russes portent la responsabilité, tandis que les indépendantistes tchétchènes continuaient d’organiser des prises d’otages et des attentats terroristes à Moscou et dans d’autres villes de Russie.

La plupart des combattants indépendantistes déposèrent alors les armes, nombre d’entre eux rejoignant les rangs de la milice du nouveau régime pro-fédéral installé par Moscou, même si quelques groupes de combattants armés continuent toujours de mener des actions terroristes, y compris dans les républiques voisines.

A partir de la fin des opérations militaires majeures en 2001-2002, le Kremlin opta pour une « tchétchénisation », qui consistait en un transfert d’une grande partie des responsabilités politiques et militaires à ses affidés. En 2003, le grand mufti Akhmad Kadyrov qui avait fait allégeance à Moscou fut élu président lors d’un scrutin organisé sous occupation militaire, avant d’être assassiné un an plus tard. Son fils lui succéda rapidement, avec l’appui du Kremlin. Il écrasa les restes de la rébellion, non sans y gagner quelque popularité au sein d’une population traumatisée par la guerre. Ramzan Kadyrov est un autocrate, qui gouverne dans une relative indépendance de Moscou, à coups de diktats inspirés par la charia et une interprétation personnelle du droit coutumier tchétchène. Il combat l’islamisme radical qui continue de se manifester, de manière sporadique, par des attentats. Il est soupçonné d’avoir fait assassiner plusieurs de ses opposants, que ce soit en Tchétchénie ou à l’extérieur. Des cas de tortures, d’enlèvements, d’exécutions extrajudiciaires, d’accusations montées de toutes pièces sont régulièrement dénoncés par des organisations non gouvernementales.

Le Kremlin a levé en avril 2009 le régime « KTO », opération antiterroriste, en place en Tchétchénie depuis la deuxième guerre, ce qui marque officiellement la fin du conflit.

 

Un kaléidoscope de la vie quotidienne

L’accrochage diffère quelque peu de l’ordre adopté dans le livre. L’exposition s’ouvre en effet sur une carte postale de Grozny à l’époque soviétique (la « cité qui n’existe plus »), avant de montrer des photos de ruines par Satsita Israilova, une bibliothécaire de Grozny qui a accepté de partager ses archives personnelles avec les photographes.

La « cité des gens ordinaires » montre par constraste une ville en reconstruction. Grozny, qui a souffert de nombreuses destructions notamment au cours de la première guerre où elle a été prise et reprise par les belligérants, a été reconstruite depuis à grand renfort de gratte-ciels et autres bâtiments prétentieux, avec notamment une très grande mosquée, inaugurée en 2008. On y voit également une présence pesante des militaires dans les rues. Enfin, les auteures nous montrent des intérieurs de résidences accueillant des réfugiés, qui seront presque les seuls intérieurs qu’il nous sera donné de voir.

 

Des femmes de ménage nettoient le sang des escaliers du Parlement à Grozny, après que quatre kamikazes se sont fait exploser le 19 octobre 2010, provoquant la mort de trois autres personnes. Avec l’aimable autorisation de Grozny : Neuf villes.

 

La « cité des hommes » montre des photographies d’hommes en armes, montant la garde ou encore sur le qui-vive après un attentat. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la fascination des armes reste grande. Le sport, notamment les arts martiaux, dont la pratique est encouragée par le pouvoir, apparaît comme un dérivatif à la violence et au désœuvrement. Il en va de même des courses de voitures dans les rues, dont on découvre avec étonnement qu’elles sont autorisées par les autorités. Les témoignages qui, dans le livre, complètent ces images disent combien le poids du devoir et les contraintes qui s’y rapportent peuvent cependant être pesants pour ces hommes lorsqu’ils accèdent au statut de chef de famille.

La religion remplit le vide moral laissé par les combats, écrivent les auteures en ouverture de la « cité de la religion ». Illégale au temps de l’URSS, celle-ci est aujourd’hui instrumentalisée par le pouvoir, qui s’efforce de contrer par ce moyen l’influence de la propagande de l’Etat Islamique. Les traditions restent très ancrées, comme en témoignent les photographies d’une cérémonie de réconciliation entre deux clans engagés jusque-là dans une vendetta, qui font partie des séries les plus impressionnantes, même si la cérémonie en question a probablement été réalisée à l’instigation du pouvoir. Mais la tradition, ici en lien avec un soufisme ancestral, se lit aussi dans des photos de danses rituelles en cercle, réservées aux hommes, où le mouvement est rendu par des photos floutées.

Le pétrole et le gaz sont la principale richesse du pays, dont les réserves sont toutefois limitées. Les puits sont concentrés à la périphérie de Grozny. Les importantes raffineries qui existaient à Grozny et qui traitaient le pétrole en provenance d’autres régions de Russie ont été détruites au cours de la deuxième guerre et les infrastructures permettant la production locale sont entre les mains de Rosneft, avec lequel le pouvoir est ainsi contraint de composer. Les photos montrent ici des installations laissées à l’abandon. Elles montrent aussi les conséquences des bombardements, incendies et déversements d’hydrocarbures dans la nature (mais également d’une exploitation toute artisanale pour fabriquer de l’essence avant que le pouvoir n’y mettre bon ordre), qui sont responsables d’un nombre important de cancers.

La « cité des femmes », à l’inverse de ce que pourrait suggérer cette expression, donne à voir une vie entièrement contrôlée par les hommes, avec chez ceux-ci une hantise du déshonneur telle qu’elle les poussera à assassiner sans hésiter une fille ou une sœur qui aurait censément fauté au regard du code de l’honneur en vigueur. Dans ces conditions, les femmes accèdent très difficilement à une vie sociale. En outre, le régime encourage la polygamie. Des portraits en pied de jeunes femmes, parfois tristement légendés, côtoient dans cette partie des photographies de cérémonies de mariage, où la mariée se tient seule et à l’écart, et d’autres de danses très ritualisées, où les deux sexes se croisent sans jamais se toucher.

La « cité des étrangers » se penche sur le cas des russes ou russo-tchétchènes qui n’ont pas quitté la ville. Avant guerre Grozny était une ville cosmopolite. Depuis, les étrangers sont partis. Les russes y sont désormais très minoritaires, la plupart ayant quitté la Tchétchénie. Reste des soldats russes, qui interviennent en appui du pouvoir, ou encore des personnes âgées qui n’ont pu quitter le pays.

 

Un pouvoir clanique et violent, qui réprime toute opposition ou contestation

La « cité des serviteurs » se consacre aux soutiens de Ramzan Kadyrov, que ceux-ci le soient devenus par conviction ou par opportunisme. Aujourd’hui, la plupart des postes dirigeants sont donnés aux membres du clan Kadyrov, ce qui crée un sourd mécontentement au sein des autres clans. Toute contestation ou mise en cause du pouvoir est sévèrement réprimée, sans s’embarrasser de respecter la légalité. Les affaires montées de toutes pièces contre des opposants, sans parler des attentats ou des disparitions, ou encore les confessions et autocritiques obtenues par contrainte sont monnaie courante. La fuite elle-même ne garantit pas toujours la sécurité des opposants, les services secrets tchétchènes ne se gênant pas pour intervenir dans toute la Fédération de Russie vis-à-vis de leurs ressortissants, voire au-delà.

La « cité de la guerre » enfin regroupe des photos et, dans le livre, des témoignages de parents de disparus ou de lieux attachés à ces disparitions. Si le pouvoir s’est employé à effacer la guerre des mémoires, ces photographies et ces récits évoquent les nombreux jeunes gens enlevés par les forces russes, jamais réapparus. On y croise également des photos de membres d’ONG œuvrant en faveur des disparus et contre la torture, dont certains ont été assassinés. Cette partie se clôt sur la répression féroce contre les homosexuels orchestrée par le pouvoir en 2017.

Un post-scriptum évoque pour finir les réfugiés tchétchènes, qui tentent, avec très peu de succès, de passer en Europe, par la frontière entre la Biélorussie et la Pologne à des milliers de kilomètres de Grozny, cela pour tenter d’échapper aux menaces qu’ils encourent dans leur pays