À une époque où les livres coûtent très cher, on invente de nouvelles techniques de copie ! De quoi bien préparer la rentrée...

C’est la rentrée ! Et comme chaque année, il faut faire le plein de stylos, de cahiers, de classeurs et de pochettes plastique… Et encore, on vous fournit les manuels tout imprimés : au Moyen Âge, à l’université de Paris, on vous aurait demandé de les faire copier par vous-mêmes !

 

Une université, c’est beaucoup de parchemin

 

Dès la deuxième moitié du XIIe siècle, Paris est devenu un centre scolaire particulièrement actif. Dans les années 1160, le chroniqueur anglais Jean de Salisbury reconnaît à peine la ville où il avait pourtant fait ses études une trentaine d’années auparavant. Le clerc ne cache pas son étonnement devant ce fourmillement d’étudiants venus de tous pays pour y suivre les cours des professeurs les plus renommés. Encore le mouvement n’en était-il qu’à ses débuts : l’université à proprement parler ne sera fondée que quarante ans plus tard ! À partir du XIIIe siècle, c’est des quatre coins d’Europe que les étudiants viennent pour étudier les arts libéraux ou – plus encore – la théologie.

Or pour étudier, tout ce beau monde a besoin de matériel. On voit d’ici les quantités de plumes, de parchemin, de papier et de tablettes de cire que l’activité universitaire devait y engloutir. Que dire, donc, de tous les ouvrages que les maîtres donnaient à étudier à leurs élèves, à une époque où la copie d’un seul livre durait parfois plus de six mois ? Alors bien sûr, on pourrait imaginer qu’une fois le premier exemplaire copié, le rythme de production augmenterait en conséquence.

Mais essayez un peu de recopier mot pour mot un bouquin de 400 pages (en latin si possible), puis de recompter vos coquilles : autant vous dire qu’au bout de trois copies successives, le texte original est méconnaissable ! Ce n’est pas pour rien que l’université conservait précieusement un exemplar de chacune des œuvres de sa bibliothèque – c’est-à-dire un exemplaire de référence minutieusement relu et certifié conforme au texte original.

 

Et on découpe le manuel !

 

Le vrai problème, c’est que pendant que le copiste travaille sur une page, il y en a 399 autres qui ne servent à rien. C’est pour répondre à cette profonde inefficacité que naît le système de la pecia (« morceau » en latin) : probablement originaire de Bologne, il se développe à Paris dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Il est évidemment hors de question de toucher à l’exemplaire de référence ; en revanche, des copies spécialement destinées à la reproduction, elles aussi appelées exemplaria, sont réalisées avec le soutien de l’université, qui vérifie leur qualité avant de les homologuer.

 

Pecia
Marque de pecia

 

Vus de l’extérieur, ce sont des livres tout ce qu’il y a de plus ordinaires : même taille, même nombre de pages. C’est surtout par leur reliure qu’ils se distinguent. En effet, un livre médiéval se compose généralement de plusieurs cahiers reliés les uns aux autres et contenant chacun douze feuillets. Or ces cahiers-ci n’en contiennent que quatre chacun ; surtout, ils ne sont pas reliés entre eux, mais rangés les uns après les autres et numérotés.

Ces modèles sont conservés chez des libraires spécialisés appelés stationarii, qui bénéficient d’une licence spéciale (il y en a quatre à Paris à la fin du XIIIe siècle). Autour d’eux gravitent un grand nombre de scribes qui, installés dans le quartier des écoles, se sont fait un métier de copier les ouvrages au programme pour les étudiants qui peuvent se les offrir – car pecia ou pas, un livre reste cher !

Quand le copiste reçoit une commande d’un maître ou d’un étudiant, il va chez le stationnaire pour louer la première pecia. La durée de location est généralement de quatre jours… et il vaut mieux respecter les délais : les statuts de l’université de 1316 prévoient une amende pour qui garderait une pecia plus d’une semaine. Une fois sa copie terminée, le copiste ramène le premier morceau, emprunte le second et ainsi de suite. Ce système permet à une vingtaine de personnes d’emprunter simultanément du saint Augustin en tranches sans trop se gêner mutuellement : cela n’accélère pas le travail de chacun des scribes, mais au bout de six mois, on a vingt copies au lieu d’une seule !

 

« Maudit soit ce stationnaire » !

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Vous suivez le sens de la lecture ?

 

Le système a aussi ses inconvénients : par exemple, il reste difficile de copier les cahiers dans le désordre et de les assembler à la fin. Si le copiste arrivé au bout de sa pecia constate que la suivante a déjà été commandée par un collègue, il est tentant de laisser un espace et de passer directement à celle d’après. Il s’agit alors de viser juste pour ne pas se retrouver avec ceci...

Bon, dans ces cas-là, un petit mot d’excuses dans la marge et ça passe. C’est plus grave quand toute une pecia a été oubliée : on imagine la tête de l’élève qui se rend compte au moment d’être interrogé qu’il lui manque le début du chapitre 5 !

Dans d’autres cas, le copiste distrait, ayant terminé la pecia n°29, est revenu à son écritoire avec la pecia n°30… d’un autre livre. Et c’est comme ça que dans un manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale, on voit apparaître, au beau milieu des Sentences de Thomas d’Aquin, des pages d’un autre théologien, le cistercien Pierre de la Tarentaise – sans point ni alinéa et encore moins de transition. C’est dans ce genre de situations qu’un copiste excédé peut en venir à s’exclamer dans la marge de son ouvrage : « maudit soit le stationnaire qui m’a fait abîmer le livre d’un honnête homme ! ».

Pour en savoir plus

- Hugues V. Shooner, « La production du livre par la pecia », in Louis J. Bataillon, Bertrand G. Guyot, Richard H. Rouse (dir.), La production du livre universitaire au Moyen Âge. Exemplar et pecia. Actes du symposium tenu au Collegio San Bonaventura de Grottaferrata en mai 1983, Paris, Editions du CNRS, 1988.

- https://bibliologiemedievale.wordpress.com/pecia-un-systeme-innovant/

- Jacques Verger, Les universités françaises, Leiden, Brill, 1995.

- Frank Soetermeer, Utrumque ius in peciis: aspetti della produzione libraria a Bologna fra Due e Trecento, Milan, Gaufré, 1997.

 

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