Durant la Première Guerre mondiale, de chaque côté du front, Français et Allemands ont mobilisé différentes facettes de la religion catholique.

Diocèses en guerre, 1914-1918 est le fruit d'un travail collectif de chercheurs spécialistes de la Grande guerre dans le Nord de la France et en Allemagne. Il analyse les prises de position du clergé catholique de chaque côte du front, dans une optique à la fois comparatiste et globalisante très stimulante, tout en élargissant à l’occasion la focale (en particulier avec l’étude de Rudy Rigaut sur les communautés juives du nord de la France). Si des travaux existent déjà sur les clergés français et allemands durant la Première Guerre mondiale, ils faisaient l'objet d'études nationales   rarement mises en relation avec ce qui se passait de l'autre côté du front. De même, l'étude de la religion dans les régions françaises occupées n'a jamais embrasé l’engagement du clergé dans la diversité de ses aspects. Diocèses en guerre s’attache au contraire à mettre en cohérence la multiplicité des engagements du personnel ecclésiastique, puisque au rôle traditionnel d'assistance aux populations assumé par les prêtres restés sur place, et au rôle de soutien aux troupes assumé par le clergé allemand, s’ajoute le choix d’une partie du clergé français de s’engager dans la résistance pour aider les armées alliées.

Son premier apport est de souligner à quel point, en ce début de XXème siècle, l’Église reste une institution incontournable, aussi bien en France (malgré la loi de 1905) qu'en Allemagne. Si les sociétés européennes sont en voie de sécularisation (surtout en France), le curé reste, dans les villages, une personne de référence pour les habitants. D'ailleurs, lors de l'invasion allemande, ces derniers font du maire et du curé les deux personnalités importantes dans une localité française. Diocèses en guerre apporte donc un regard renouvelé sur les attitudes des ecclésiastiques français et allemands durant la Première Guerre mondiale.

 

Le clergé en zone occupée : entre assistance et résistance

Pendant près de cinquante mois, 10 départements du Nord et de l'Est de la France sont occupés par les armées allemandes. Si, lors de l'invasion, une partie de la population a fui, le clergé français est, dans son immense majorité, resté fidèle au poste. Dans chaque village, le curé reste donc une personnalité de la commune, ce qui vaut à un certain nombre d'entre eux d'être inquiétés lors de l'invasion, et même pris comme otages par les troupes allemandes qui cherchent à se prémunir d'actions éventuelles de francs-tireurs. Alors que les troupes germaniques s'installent dans la durée, la plupart des membres du clergé cherchent donc à aider leurs ouailles à supporter les affres de l'occupation. La faim tiraille les civils français et le clergé cherche à favoriser l’obtention de l'aide humanitaire américaine ou espagnole qui peut arriver dans la zone occupée. Prêtres et congrégations se mettent donc au service des civils pour atténuer les malheurs du temps, comme le montre Catherine Masson dans son étude de la congrégation des Filles de l'Enfant Jésus.

Les prêtres, devant le manque de personnel municipal (maires ou secrétaires de mairie), sont appelés à leur suppléer dans ces fonctions laïques, comme le démontre clairement Philippe Salson en étudiant des cas dans la partie occupée du diocèse de Soissons. La guerre a bouleversé les sociétés européennes, par la mort de masse qui frappe tous les belligérants. A elle s’ajoutent les travaux forcés, les réquisitions et le manque de nourriture auxquels doivent aussi faire face les civils français occupés.

Le clergé reste donc un repère pour ces populations déboussolées. Monseigneur Chollet, évêque de Cambrai, ou Monseigneur Charost, évêque de Lille, jouent ainsi un rôle essentiel en impulsant une politique ecclésiastique claire, qui pour autant ne remet pas en cause leur sentiment patriotique.

Certains religieux vont encore plus loin en s'engageant dans la résistance, à l'image de Joseph Peters, curé de Maroilles, dont la personnalité complexe est étudiée par Christophe Leduc. En Belgique aussi les prêtres s'engagent contre l'occupant allemand, comme c'est le cas du service du Sacré-coeur dirigé par l'Abbé Thésin. L'un des plus importants réseaux de résistance de ce conflit, l'Oiseau de France, est organisé par des civils qui ont tous en commun une pratique assidue de la religion catholique. Le clergé français des territoires occupés s'est donc engagé pour aider la population, mais certains sont allés plus loin, n'hésitant pas à prendre des risques pour résister aux Allemands.

 

Le clergé allemand et la guerre

« Gott mit uns » (« Dieu est avec nous ») : telle était la devise des soldats allemands partant à l'assaut. Ils utilisaient aussi parfois « Gott Strafe England » (« Que Dieu punisse l'Angleterre »). Qu'ils soient catholiques ou luthériens, les soldats allemands étaient, lors de la Grande Guerre, très fortement imprégnés de leur religion. C'est ce qui explique les visites pastorales sur le front occidental de nombreuses personnalités religieuses allemandes, telles que celle des cardinaux Felix von Hartmann et Franziskus von Bettinger en 1916. La présence de ces deux prélats catholiques de premier rang sur le front a pour objectif de rassurer les soldats, mais aussi de les confirmer dans l’idée qu'ils défendent un cause juste. La religion devient ainsi, pour les Allemands, une des causes de la justification du conflit.

Mgr von Fulhaber, évêque de Spire, fait pour sa part plusieurs visites sur le front. Comme le démontre Dominik Schindler, il s'agit pour lui de mener sa part de combat pour son pays en allant là où les hommes souffrent et où ils ont besoin de lui. C'est ce même rôle du partage de la souffrance des soldats qu'endossent les aumôniers militaires, avec cette différence que ces derniers sont au quotidien au cœur des combats, alors que les prélats ne font que des visites épisodiques. Monica Sinderhauf montre à quel point ces aumôniers de l'armée allemande sont partagés entre l'amour de leur patrie et celui de leur prochain tel que l'enseigne la religion chrétienne. Quant à Arn Steinberg, il analyse les journaux de guerre d'Anton Foohs : il y décrit son quotidien d'aumônier militaire et présente ainsi une façon de voir la guerre qui s’écarte des habituels carnets de poilus.

 

La théologie et la guerre : l'impossible continuité du discours religieux lors du conflit ?

Diocèses en guerre permet aussi d'aborder les évolutions de la pensée religieuse durant la Première Guerre mondiale. Pour justifier l'implication de leur nation au sein du conflit, les autorités religieuses des deux camps emploient parfois les notions de « Guerre juste » ou de « guerre sainte », comme le montre Dominique Foyer. Souvent enclines à discuter pour sauver la paix et aider les nécessiteux, il semble qu'il y ait eu une césure entre les Églises française et allemande suite aux exactions de l'invasion allemande de 1914, comme le montre Jean Heuclin. Que ce soit en France ou en Belgique, comme le présente dans ce cas Thierry Schlotes, les prêtres sont appelés par leur hiérarchie à témoigner des exactions allemandes. Témoignages pour l'histoire, leurs récits sont aujourd'hui devenus une source de premier ordre pour les historiens qui travaillent sur cette période. Xavier Boniface montre par ailleurs que les prêtres ont eux aussi été victimes du conflit, notamment lors de l'invasion : s'en prendre à ces derniers fut, en effet, une des exactions germaniques les plus répandues en août-septembre 1914, en Belgique puis en France.

La question de la position vaticane dans ce conflit hors-norme reste en suspens. Sans doute parce que le projet des auteurs de Diocèses en guerre fut avant tout de mettre en place une approche comparatiste entre France et Allemagne au sujet de la religion. Ce travail comparatiste met bien en avant le déchirement vécu par l’Église catholique à différentes échelles. Tout d'abord entre les Églises françaises et Allemandes, qui soutiennent leur patrie avant tout. Entre la foi chrétienne et le devoir patriotique ensuite : les prêtres ont dû choisir entre le commandement évangélique de l'amour de leur prochain et le devoir patriotique. Ils ont aussi dû choisir entre le devoir de pardonner enseigné par les Évangiles et celui de témoigner sur les exactions allemandes pour ne pas les oublier : les prêtres, parce qu'ils sont restés pour la plupart dans leur paroisse sont, en 1918-1919 des témoins de premier ordre de l'invasion et de l'occupation allemande.