Une œuvre théâtrale magnifique où Ivo van Hove fait du secret de famille un objet de contemplation beau comme un Rembrandt.


Un vaste damier monochrome bordé de chaises au design contemporain. Au fond, le balancier d’une horloge, dont le bruit mécanique nous replace à lui seul au cœur du XIXème siècle. Les costumes noirs des personnages seront les seuls éléments à le confirmer. Ces vêtements, par leur style, précisent le lieu et le milieu : un XIXème protestant, néerlandais, celui de l’enfance de Van Gogh. Un XIXème finissant, englouti déjà. La jeune génération, la troisième, repousse les deux autres dans un passé épais et, de toute évidence, aliénant. Elle voudrait s’être engagée dans le nouveau siècle. La coiffure garçonne d’Elly marque même les années 20.

Le balancier de l’horloge, fixé sur un meuble transparent, laisse apercevoir des suspensions de cuillers, de cloches et de carillons divers, dont l’interprète et compositeur Harry de Wit se sert pour exprimer le temps avec la plus belle discrétion, en contrepoint du narratif, comme on souffle de la fumée dans la lumière pour rendre celle-ci perceptible.

La grand-mère Ottilie, une vieille dame qui dit qu’elle mourra l’hiver prochain, reçoit chaque jour la visite de son ami Émile Takma, et celle d’un autre admirateur, le docteur Roelofsz. Les trois bons vieillards sont exténués. En réalité ils crèvent de ne pas crever, après ce qu’ils ont fait jadis, qu’on apprendra peu à peu : un crime passionnel, et des ignominies pour le couvrir et le faire oublier.

 

Assis : Takma (Gijs Scholten van Aschat) et grand-mère Ottilie (Frieda Pitoors). Tenant un parapluie : le docteur Roelofsz (Fred Goessens).

 

Les comédiens sont là, pour la plupart, assis de proche en proche et, s’ils sortent, ils ne sont jamais loin. Ils figurent des âmes errantes qui viennent dans le champ de l’action, puis repartent se poser sur une chaise ou en coulisse, comme des marionnettes dénuées d’usage. L’effet de salle d’attente est renforcé par le mur du fond, un miroir, qui double la perspective des chaises alignées, et des personnages qui s’y tiennent. 

À l’extérieur du plateau et de chaque côté un vaste couloir orné de portraits géants, sur une enfilade de murs transparents, dessins grossiers – inspirés de Léon Spilliaert – faits à la main avec de la boue, par l’un des fils d’Ottilie, qui fut le témoin, enfant, du crime et qui remâche le meurtre de son propre père, impuissant à en faire quoi que ce soit. 

 

Léon Spilliaert, Autoportrait, détail, 1908

 

Une saisissante appréhension du théâtre comme champ d’une conscience en réseau

La scène est la conscience, ce phénomène humain que Nietzsche a situé du côté de la relation entre les hommes, et non dans l’intériorité. La survie rend l’autre nécessaire, l’autre suscite le discours, le discours appelle la faculté du langage, et le bavardage qui s’ensuit – la parole – exige de savoir ce qu’on sait et qu’on demande à l’autre, sans pour autant le trouver exactement, d’où ce produit étrange et problématique de la nature : la conscience. 

Le théâtre est la démonstration la plus ancienne de cette idée encore neuve. La relation est jouée entre les comédiens, elle est lancée vers le public et tissée avec lui, elle résonne enfin avec le réseau universel des relations que tout un chacun expérimente dans sa propre vie. Elle enserre de ses mailles les grands questionnements humains. Elle tend à réunir un faisceau de demandes, à faire œuvre et à inventer Dieu, cette grande abstraction de l’Autre.

 

Le fils ravagé depuis l'enfance

 

Au cœur de ce réseau, chez cette famille néerlandaise, une demande informulée : le dévoilement de ce crime ancien, un secret sur lequel tout le monde achoppe et qui conserve, comme s'il était d'hier, la puissance de les ravager tous.

Un secret qui est là, inaperçu mais réel. Il dynamise toutes les relations et les rend pathologiques, car chacun cherche à l’aveugle, mais pour sa survie, à formuler cette demande à l’adresse de l’autre. Quant à ceux qui savent et cherchent à oublier, ils n’ont plus rien à demander, ils sont dévorés de souffrance, sans le montrer ou presque. Ils constituent une énigme, ils focalisent les interrogations. Ils renvoient les autres vers des leurres.

Ainsi, grâce au jeu des comédiens, les lieux et l’action surgissent, se déploient dans ce discours scénographique et dramaturgique très subtil, puis disparaissent pour qu'apparaissent d’autres lieux, d’autres époques. L’ordre narratif n’est pas chronologique. Il détermine plutôt une courbe dont le foyer est un trou noir : le secret de famille. Ce secret est là, sur la scène, dans le personnage de la grand-mère Ottilie, qui reçoit chaque jour son vieil amant Takma, et aussi le docteur Roelofsz. De temps en temps tous les trois entrent en crise. L'œil regarde Caïn.

Le non-dit mine toutes les relations, mais n’abolit pas l’expression. La mauvaise conscience est tout aussi bavarde qu’une autre, et tout aussi collective. Tous ne savent pas, mais tous sont touchés. Ainsi des histoires personnelles de chacun, qui toutes croisent et recroisent les vieillards assassins. La fille d'Ottilie, mère de Lot, par exemple, se trouve être une préférée de Takma, dont elle devra se résoudre à comprendre qu'il est son père biologique, alors qu'à l'âge de la soixantaine, elle a vécu jusqu'ici sans le savoir, tout en le sachant, et en a subi le symptôme dans sa propre incapacité à fidéliser ses amants.


Le Sud hors de portée

Si l’épouvante d’un secret organise tout le spectacle, la réussite de ce dernier tient aussi au second foyer de la courbe elliptique que décrit sa dramaturgie et dont le développement occupe le temps médian de la représentation. 

C’est le foyer d'une lumière à laquelle Elly, jeune mariée, tente d’apprivoiser Lot : le Sud (dont Ivo van Hove affirme en plaisantant qu’il commence à la Belgique, c’est-à-dire avec les pays catholiques). Elly et Lot s’en vont à Nice en voyage de noces, où ils retrouvent une tante qui a fait le saut, à savoir s’en aller, oublier et se libérer du sentiment de culpabilité familial. Elle vit sur la Côte d’Azur avec son amant, un bel Italien. 

 

Lot (Aus Greidanus jr), Elly (Abke Haring)

 

Alors le plateau change d’aspect. Dans une vidéo projetée sur les miroirs du fond, des rails défilent. Un train, tel celui de la Ciotat des frères Lumière, crève l’écran. Il apporte une lumière plus éclatante et, avec elle, le grand saladier d’argent du Negresco, rempli de bouteilles de champagne, de fraises et de chantilly. 

S’ensuit entre Lot et Elly une scène d’amour lumineuse comme on en voit rarement au théâtre. Leur désir de vivre et d’aimer colore leurs paroles. Ils jouent avec le champagne, avec les fraises et avec leurs bouches, ils se dénudent sans obscénité et se couvrent de crème chantilly, avec le naturel des innocents et des amoureux.

Mais Lot, sans le comprendre lui-même, ne peut soutenir longtemps le bonheur. Il regarde et même caresse la poitrine impeccable de l’éphèbe qui couche avec sa tante, on l’imagine illuminé des couleurs et des senteurs du Sud que la tante porte avec elle sur sa robe (la seule qui échappe au noir de tous les autres personnages). Placé entre Elly au Sud et sa mère au Nord, sans vraiment choisir, il rejoint sa mère.

Dans la seconde partie du spectacle, les vieillards vont mourir à mesure que leur secret effrayant se dévoile enfin à leurs enfants. Ils avaient été surpris, Ottilie et Takma, par le mari de cette dernière, et dans la bagarre qui s'en était ensuivie, Ottilie avait donné le couteau à Takma. Puis ils avaient dissimulé le crime sous les aspects d'une chute dans les rochers suivie d'une noyade. Mais un de leur fils avait vu le meurtre de son propre père, condamné ainsi à garder cela pour lui pour la vie. Et pour éviter que Roelofsz, le docteur complice, ne parle, Ottilie s'était donnée à lui.

Sur le plateau, tous sont accablés d'une neige noire et blanche, et d'une brume tenace.

 

Un objet de contemplation

Le spectacle pourrait passer pour morbide ; il n’en est rien. La beauté de ses éléments formels et de leur composition donne tout le plaisir, à la façon dont on contemple une vanité ou La Ronde de nuit. On ne partage pas l’accablement des protagonistes, grâce à l'élévation de l’art, qui ne cherche pas la jouissance mélodramatique, mais le plaisir du cœur et de l’esprit.

De même, on n’est pas déchiré par l’échec de Lot, ce « jeune homme de 38 ans », à construire sa relation amoureuse avec Elly, qu’il épouse cependant et qui va le quitter, ni par la détresse de sa mère, qui souffre de vieillir et d’être seule, ni par l’impuissance de Lot à sauver cette mère, bien qu’il veuille rester auprès d’elle et la secourir encore quand elle ne sera plus seulement âgée, mais ruinée.

Sans doute, la barrière de la langue – le spectacle est en néerlandais – nous tient à distance, du fait de la lecture des sous-titres, qui rend indirect l'accès au sens. Mais cette parole inintelligible, musique parlée à nos oreilles françaises, donne aussi un élément formel supplémentaire et nous lance davantage encore dans la contemplation d’un si bel objet de théâtre.

 

 

 

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