Une belle et vive analyse du monumental livre de Cervantès, ou roman de l’invraisemblable.

C’est toujours un plaisir de lire l’écrivain et critique littéraire italien Pietro Citati qui, au long de ces 192 pages d’analyse textuelle et historiographique, thématise en dix-sept courts chapitres le monumental livre de Miguel de Cervantès, ou roman de l’invraisemblable. L’intérêt pour cette œuvre curieuse sert aux lecteurs de pistes de réflexion sur les rapports au monde que tout un chacun entretient parfois de manière triviale ou simplifiée. Les subtilités de l’analyse tiennent d’une complication voulue par cette lecture et relecture de ce grand classique de la littérature européenne.

L’essai commence par une interrogation sur l’auteur de cette histoire à dormir de debout et néanmoins à prendre au sérieux. Est posée d’emblée l’hypothèse de la multiplicité du « je » qui écrit Don Quijote de la Mancha. Derrière l’Espagnol, il y a l’Arabe (Cid Hamet Benengeli, un historien dont le nom signifie à la fois « seigneur » et « fils de l’Évangile »), autant dire alors, à l’époque, un menteur ou un affabulateur. Pietro Citati interroge là les sources du « livre mystérieux » et « disparu » qui est comme le palimpseste sur lequel s’écrit le roman que nous connaissons, c’est-à-dire le texte castillan. C’est sous le signe d’un légume – l’aubergine – que se lit – se déchiffre – ce livre à la « radicale ambiguïté » puisqu’il organise la confusion du réel et du fantasme, c’est-à-dire de l’imaginaire.

Après l’enquête sur les sources qui garantissent malgré tout une authenticité au texte, le lecteur attentif et le commentateur avisé peuvent passer à l’analyse du personnage incroyable, farfelu, d’une sorte de Protée en folie : le Chevalier à la Triste Figure, le Mélancolique qui est inconscient de lui-même comme de la portée de ses faits et gestes ; cette espèce de dormeur éveillé paraît en effet comme un fanatique voulant rendre au monde son ordre perdu. Mais Citati sensibilise à un « divertissement » plein de complexités dues à l’écriture de cet hidalgo que l’ennui conduit au pire, ce triste sire dont la vie tourne à vide, cet homme de la répétition, ce pur esprit, ce cérébral, un être qui ne tourne pas rond ou (ce qui revient au même puisque le principe de contradiction ne vaut plus, comme dans le rêve) qui tourne en rond, bref une sorte d’hologramme. À lire le texte de Cervantès avec les clefs qui nous sont ici données, Don Quichotte est bel et bien l’insitué par excellence : « Il n’appartenait à aucun lieu : il vivait en marge de toute réalité, tangible, réelle… » Ce chevalier de l’échec ne risque certainement pas de rire comme le fait au contraire son acolyte, son écuyer ou double compensatoire (complémentaire) qui n’échappe pas lui non plus à la critique citatienne : Sancho Panza, un être simple. Don Quichotte confond vérité avec précision, il a la curiosité mal placée tellement il est à côté de lui-même. Le même mélange tout, prisonnier à vie qu’il est de ses représentations à en faire peur   , et il n’a pas de doutes puisqu’il ne vit que dans ses livres où il puise son inspiration existentielle ; sa mythomanie contraste avec le discours de Sancho qui, lui son fidèle garde-fou, parle parfois comme un livre mais fait preuve de réalisme ou d’ancrage dans la réalité.

Pietro Citati dégage les subtilités d’ensemble (des personnages inclus dans une trame serrée) et considère le chevalier errant comme un être perdu en même temps qu’un « moraliste mordant ». Ce dernier incarne son nom, quitte à ne plus différencier le mot de la chose, le langage des données empiriques, le discours des faits, le sens de la référence. Ce chevalier armé exemplifie aussi l’amour-passion dont la page 32 liste les cas ou versions ; sa Dulcinée représente la femme idéale jamais vue et donc inconnue au sens biblique : « une sorte de dieu négatif ». L’analyse littéraire et philosophique peut ainsi le qualifier de « platonicien », d’être obnubilé par l’apparence et confondu par d’antiques lectures qui finissent par l’égarer : sa dame est lui. La dernière page résume le problème : « Tout, dans Don Quichotte, devient un. » Peut-être cet homme épris de littérature, trop longtemps bercé par elle, ne sait-il pas compter ? En tout cas, l’absoluïté tant recherchée par cet idéaliste signifie l’unité selon une fusion psych(olog)ique, en miroir, car il semble s’être débarrassé de son corps dans la mesure où il ne le vit pas ; ce cavalier fantôme n’a pas l’air de sentir sa selle ni les mouvements ou réactions de son cheval Rossinante. Son compagnon farceur, lui, est corps ; il est toute matérialité ou corporéité : cet homme du peuple mange, boit, dort et rit (à commencer de son maître dont il reste incompris) ; bref, Sancho est une figure de la vie et c’est par son point de vue que le comique s’introduit dans une histoire qui ne peut que mal se terminer pour le missionné et grand délirant du monde. Citati relève cette autre distinction absente pour cet esprit terriblement inquiet que figure l’homme de la Mancha : celle de la virtualité et de la réalité. Son lecteur l’écrit autrement lorsqu’il montre la tromperie qui frappe d’abord ce sujet vis-à-vis de lui-même : « En un mot, si don Quichotte est le premier chevalier d’une époque nouvelle de la chevalerie errante, il est aussi un fort mauvais chevalier, malgré les louanges exaltées qu’il se décerne continuellement. »

Dans le texte de Cervantès, le quiproquo n’est donc pas drôle ; c’est à un piteux chevalier que Sancho renvoie, pour nous par le biais de la lecture, l’image de l’enfermement dans le mensonge et l’absurde (et peut-être dans le non-sens forcé) avec le fameux paradoxe grec d’Épiménide le Crétois qui déclare que « Tous les Crétois mentent » et interdit par conséquent toute issue ou toute possibilité de délibération   au fil d’une vie falsifiée ou faussée. C’est forcément la direction de la cage exhibée sur un chariot, l’enfermement interne aussi bien qu’externe, qui l’attend. Sans surprise, le Maître traite son valet « d’hérétique » pour n’avoir pas à supporter une réalité insupportable si ce n’est le contraire ; toutes ses geôles sont énumérées en des lieux variés qui forment, mis à bout à bout dans le texte se faisant, un véritable enfer. Le « Chevalier aux Lions » (dernier des noms attribués à Don Quichotte) est trompeur-trompé, un maniaque, il collectionne les fautes jusqu’à rendre son errance interminable. Ce fataliste ne marche pas vraiment sur terre, ou tardivement et pour le pire : pour lui, une auberge n’est pas une auberge ni sans doute une aubergine une aubergine. Il figure une sorte de dépressif chronique qu’entrave une mémoire trop grosse ou lourde.

Quichotte est également un boulimique, un rabelaisien mais privé de chair et pour qui les noms sont fétichisés, tout comme les détails sont pour lui obsédants : « Ce livre total […] s’amuse de toute forme de totalité. » Il est, dirait-on aussi, bigleux sinon myope, et encore rien ne nous le dit clairement : « Tout devient petit, infime, et disparaît presque. » Pour cette raison, l’irrationnel (« son don de la contradiction ») le possède et le tragique l’étreint ; même Sancho, lequel feint l’ingénuité, finit par lui dire ce qu’il veut entendre. Don Quichotte est un déboussolé ; son imagination part et repart au triple galop, il inverse sans arrêt et dédouble perpétuellement les choses : « Tout est donc enchantement. »

Le livre de Pietro Citati file savamment les thèmes (heaume, barbe, insula, grotte, lac, Troie, le Christ, etc.) ou motifs de cet incroyable roman picaresque dont le personnage parfois attendrissant est d’un pieux « héroïsme mental », cet homme que l’honneur a l’air d’intranquilliser au lieu de fortifier. Don Quichotte serait-il l’homme qui n’arrive à rien, le condamné à l’échec ? Pour Dostoïevski, cité ici, le livre de Cervantès est bien le plus triste des livres. Heureusement que le lecteur d’aujourd’hui, à l’écriture fluide et qui rappelle très vite que le hasard existe, a l’art de nous amener à reconsidérer cette idée même si elle va de soi. De fait, « Don Quichotte » – et non pas « Don Quichotte de la Manche » – est le titre de ce livre très agréable qui fait place à des identifications modernes sinon à des actualisations contemporaines de cette figure atemporalisée : « un héros sans espace ni temps »