A rebours de la théorie du « processus de civilisation » de Norbert Elias, François Cusset estime que nos sociétés sont toujours aux prises avec une violence aux formes renouvelées.

Dans La part d’ange en nous   , le psychologue canadien Steven Pinker avance l’idée que, dans nos sociétés, la violence suivrait encore la pente d’un long déclin entamé à l’époque moderne. En cela, il prolonge les analyses formulées par Norbert Elias dans La Civilisation des mœurs, publié en Allemagne en 1939, alors même que l’Europe s’apprêtait à connaître le plus grand déchaînement de violence de son histoire. Pour cette raison parmi d’autres, cette lecture du temps a souvent été contestée. Dans Le Déchaînement du monde, François Cusset va jusqu’à postuler l’idée inverse : pour l’historien des idées – connu entre autres pour French Theory   , La Décennie   ou plus récemment La Droitisation du monde   – l’époque actuelle ne se signalerait pas par le recul et l’atténuation de la violence, mais au contraire, par sa persistance et son développement.

A la suite des travaux de l’anthropologue Françoise Héritier, François Cusset définit la violence comme une « effraction ». Il s’empresse d’ajouter que cette définition, qui inscrit la violence dans le registre de l’événement, masque l’une de ses caractéristiques fondamentales : sa « circularité ». En conséquence, le « problème que nous pose la violence est d’abord un problème de discernement : elle n’est pas toujours où on la croit, du moins où on la dit. »

 

La violence est toujours parmi nous

Pour Cusset, l’enjeu crucial est de d’apprendre à discerner la violence, dont il diagnostique le retour. Or d’après lui, la violence serait précisément le « grand angle mort de notre temps », du côté de l’opinion comme du côté des sciences sociales, qui auraient cessé de la penser. Ce « tabou » s’explique selon lui par le fait que « deux types de représentation biaisée » font écran : « la fascination magique pour son image », qui l’embellirait, et le « savoir statistique », qui enregistrerait son prétendu recul. En outre, il nous serait difficile d’envisager ses nouvelles incarnations alors qu’existe toujours « l’espoir », transformé par certains en « certitude historique », que la violence reculerait sur le temps long.

« Pour qui a la chance de n’habiter ni Caracas ni Lagos, ni Gaza ni Bagdad, ce qui domine en effet aujourd’hui c’est, d’un côté l’hypersensibilité à la violence, la chute de son seuil admissible, qui font du vol à l’arraché ou d’une altercation de rue des épreuves traumatisantes, et de l’autre indissociablement, l’acceptation indifférente de la violence de masse – que déversent au cœur de nos vies informations et fictions, ou la présence sous nos fenêtres, devenue familière, des demandeurs d’asile et des sans-abri qu’on ne remarque plus. » écrit Cusset afin d’illustrer notre « perte d’expérience », pour reprendre le terme de Walter Benjamin, ou encore le « sas perceptif » dans lequel nous nous enfermerions. Autrement dit, serions-nous toujours en mesure de ressentir la violence ?

Au cours de sa démonstration, François Cusset s’attache à remettre en cause l’idée d’une baisse tendancielle de la violence, qu’incarne plus que tout autre Norbert Elias, le grand théoricien du « processus de civilisation ». Sans surprise, l’auteur du Déchaînement du monde discute et critique abondamment les thèses du sociologue allemand, pour finalement les mettre de côté.

 

Les nouveaux habits de la violence

En effet, « au lieu de scruter l’horizon d’une progression ou d’une régression de la violence-monde […] on ferait mieux, à toute époque, d’en examiner les modalités nouvelles. La violence, de fait, est omniprésente aujourd’hui, mais elle n’a plus les aspects familiers qu’on lui connaissait depuis l’aube de la modernité. » Plus loin, Cusset ajoute qu’« il importe moins de comparer, ni de quantifier, que de comprendre les nouvelles logiques de l’effraction : la violence a moins reculé que changé de formes. Elle n’a pas été enrayée, mais bien plutôt […] prohibée, d’un côté, et systématisée, de l’autre, à même les structures sociales et les dispositions affectives. » Il revient ainsi sur la persistance des « violences séculaires » dans le monde, puis détaille les nouvelles formes de violence (dégradation environnementale, oppressions psychologiques, sexuelles et économiques, etc.) dont le « marché » serait principalement à l’origine car le « déchaînement est d’abord là ».

François Cusset envisage enfin les « types d’actions effectives [qui] sont mis en œuvre aujourd’hui pour enrayer le circuit infernal, et sortir de l’impuissance […] Mêmes précaires et minoritaires, elles témoignent d’une résolution nouvelle à reprendre la main, au lieu de continuer à subir comme des fatalités la violence systémique et, pour seule alternative, la résurgence des violences identitaires. » Il évoque alors le recours à une violence qualifiée d’émancipatrice, que les adeptes de la non-violence, de Gandhi à Mandela, n’auraient en fait jamais complètement exclue. Cusset voit en la « jeunesse » l’une des principales porteuses de cette violence émancipatrice. Plus largement, l’opposition active à l’ordre actuel du monde passerait par « un usage ponctuel de l’adjectif » violent en tant qu’adjuvent d’une « capacité d’agir multiple ».

 

Quelle violence ?

Le Déchaînement du monde est un essai stimulant, au style percutant, qui pose en creux la question de la définition de la violence. En effet, François Cusset considère qu’elle a évolué, sans pour autant la cerner clairement dès le premier abord. Il la perçoit certes comme une « effraction » et insiste dès le départ sur son aspect « circulaire », mais au fil de son propos, la violence prend une acception de plus en plus large dont la valeur pose question. Ainsi lorsque l’historien des idées invoque le sida, la maladie constitue une violence indéniable pour les corps, sans être le fait de l’homme – et sans se démarquer clairement des épidémies des époques anciennes. Ailleurs, François Cusset illustre les mutations de la violence à partir de celle infligée au travail, notamment par la montée en puissance du stress et du mal-être. Mais cette « violence » au travail, s’il s’agit du bon terme, est-elle vraiment une nouveauté ? Ne pourrait-on pas qualifier de la même manière les effets d’organisations du travail maintenant anciennes telles que le taylorisme et le fordisme ou même le travail aux champs et dans les ateliers – sans même parler des mines et de carrières – depuis l’Antiquité ?

D'autres points de méthode interrogent. Dans son argumentation, François Cusset dit se méfier des explications mono-causales pour faire ensuite du marché la cause primordiale de la violence contemporaine. De même, sa réfutation de la théorie de Norbert Elias s’appuie finalement sur une reconfiguration du terme de violence et d’un élargissement de son terrain, au sens géographique, alors qu’Elias s’était avant tout intéressé à la violence physique en Occident. Par ailleurs, à vouloir complexifier, souvent à raison, ses analyses, François Cusset en vient souvent à prendre le contre-pied de ses propres arguments, parfois dans l’espace d’un même paragraphe.

Tous ces aspects renvoient finalement à l’interprétation étendue de la violence qui se déploie au fil des pages. Par moments, l'approche de François Cusset semble bien témoigner elle-même de notre « hypersensibilité » à la violence. Or la démonstration perd de sa force lorsqu’elle en vient à mettre toutes les violences sur le même plan, au risque de brouiller l’ordre des priorités dans les combats à mener. Pour lutter contre « l’indifférence », corollaire à notre « hypersensibilité », ne faut-il pas rétablir une véritable échelle des violences ?