Les transformations numériques de la société ont de grandes conséquences sur la répartition des pouvoirs entre les individus, les entreprises et l’État et ce dans de nombreux domaines.

La première livraison de la revue Pouvoirs, revue de science politique, pour l’année 2018 est un numéro thématique autour de la « datacratie ». Par-là est entendu « l’ensemble des points de contact entre les transformations induites par les usages du numérique et la vie de la cité »   . Cette nouvelle forme de distribution des pouvoirs, puisque c’est ce dont il s’agit, se nourrit à la fois des évolutions techniques (et par là des acteurs de ces évolutions, qu’il s’agisse de grandes firmes américaines et mondialisées ou de petites start-up) et des changements de pratique des individus. Ceux-ci sont au centre de la datacratie qui relie entre eux une multitude d’individus, sous des modalités très diverses. Il peut s’agir de modalités collaboratives, orientées vers le partage, ou bien d’usages commerciaux, à l’exemple de « l’ubérisation », nouveau mode d’organisation des services au travers du numérique. Ce numéro passe ainsi en revue différents aspects de la datacratie pour en dégager les grands questionnements et les lignes de failles. Les articles sont écrits par des auteurs issus de différents horizons : chercheurs, militants associatifs, journalistes, et entrepreneurs du numérique.

 

L’État et les individus à l’heure du numérique

Le numérique n’est pas qu’un changement technique. Il contribue aussi à de profonds changements politiques en redistribuant le pouvoir entre les acteurs, à l’encontre de ses répartitions traditionnelles. Benoît Thieulin, entrepreneur du numérique, prend ainsi pour exemple les modes d’organisation déconcentrés permis par certains outils numériques lors d’émeutes, comme à Londres en 2011, ou de mouvements contestataires, qu’il s’agisse du mouvement Occupy ou des révolutions arabes. Les outils ont ici permis de redonner aux individus du pouvoir en leur permettant de s’organiser de façon plus efficace. Le pouvoir est aussi capté par des firmes privées, notamment de la Silicon Valley, qui véhiculent un modèle concurrent à celui de la démocratie traditionnel et s’arrogent des prérogatives d’organisation de la société qui étaient auparavant celles de l’Etat. C’est pourquoi ce dernier se doit de réagir en tirant parti des outils numériques, qu’il doit apprendre à maîtriser, pour contribuer à l’autonomie des individus et construire un nouveau paradigme.

De façon plus inquiétante, Jean-Marc Manach, journaliste, retrace l’histoire des fichiers policiers de l’État. Ceux-ci regroupent des informations sur les personnes « défavorablement connues ». Or il montre que ces fichiers, souvent en dehors du cadre légal qui ne vient les régulariser qu’a posteriori, comprennent de nombreuses erreurs. Ils rassemblent aussi des informations sur des individus qui n’ont pas de raison de se trouver dans ces fichiers. L’article donne l’impression que la plus grande confusion règne à propos de ces fichiers, du nombre d’individus « fichés » et de la qualité des données.

 

Ce que font les algorithmes, ceux qui font les algorithmes

Dominique Cardon, chercheur spécialiste des algorithmes, se penche ici sur la gouvernance algorithmique et les conséquences que peuvent avoir les algorithmes sur l’organisation des pouvoirs. Les algorithmes sont porteurs de biais, du fait même de leur nature. Ils sont conçus pour calculer, trier et hiérarchiser des informations et sont, dès leur conception, à l’origine de biais. Il est ainsi illusoire de les imaginer comme neutres, à l’image de la technique sans faille et sans biais souvent décrite. Toutefois, ils se doivent d’être loyaux, c’est-à-dire que « les plateformes qui utilisent des algorithmes doivent dire ce qu’elles font et faire ce qu’elles disent »   . Une autre des caractéristiques des algorithmes est que leur façon d’agir est procédurale et non substantielle. Ils s’attachent ainsi à une procédure qui leur permet d’approcher la substance. Par exemple, le PageRank de Google approche par un calcul procédural la qualité d’une page, mais ne manipule pas la qualité de la page en elle-même. Enfin, les algorithmes apprennent les biais qui existent déjà dans les données et qui sont souvent nos biais. L’espace de la gouvernance algorithmique se dessine en fonction des effets des algorithmes, du fait qu’ils sont identifiables et anticipés. Cardon distingue quatre configurations : loyauté du calcul, manipulation, effets inattendus et déformation structurelle. Il identifie alors quatre modes d’actions possibles en réponse à ces configurations : l’éducation, l’audit des algorithmes, les médias et l’audit des données.

Alexis Brézet et Benjamin Ferran proposent ensuite un essai de politique-fiction où les plateformes à l’origine des algorithmes auraient pris la main sur le pouvoir politique et où les États seraient alors rendus impuissants. Le chemin qui y conduit passe notamment par la fin des médias indépendants, réduits au silence du fait de difficultés économiques, et donc la fin du contre-pouvoir qu’ils constituent. Ces questions sont ensuite approfondies dans les deux articles suivants, sur la neutralité du Net, actualité brûlante abordée du point de vue des relations de pouvoirs entre les régulateurs, les opérateurs et les citoyens, et dans un article sur la mise en données du monde et de ses conséquences économiques.

 

La propagande numérique comme instrument de pouvoir

Les transformations politiques générées par le numérique sont fortes dans le domaine de la communication. Alexandre Eyries, chercheur en communication, analyse ainsi la séquence électorale de la présidentielle 2017 du point de vue des stratégies de communication numérique de certains candidats : François Fillon, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Pour les candidats et leurs équipes, il s’agit notamment de s’adresser directement à l’électeur, sans passer par le filtre des médias traditionnels. Au-delà des stratégies politiques différentes, l’idée principale de l’article est que les stratégies socio-numériques influencent certes le jeu politique, mais ne changent pas fondamentalement les règles du jeu démocratique.

Jayson Harsin, universitaire américain, propose par la suite un « guide critique des fake news » (infos truquées). Il en retrace l’origine à partir du « Daily Show », émission humoristique américaine qui construisait des fausses informations pour moquer et parodier la vie politique américaine. Ces dernières années, notamment du fait des réseaux sociaux, le sens a muté de la satire vers la tromperie délibérée, notamment à des fins de manipulation politique. S’il est possible de remonter jusqu’à 1898, avec l’invention de fausses informations par un magnat américain dans le but de déclencher une guerre entre l’Espagne et les Etats-Unis, les fake news se sont pour ainsi dire démocratisées ces dernières années, et notamment lors de la dernière séquence électorale de 2016 qui a conduit à l’élection de Donald Trump. Leur fabrication et leur diffusion participe ainsi d’une « guerre de l’information » visant à décrédibiliser l’adversaire ou à construire de toutes pièces des opinions. Les implications sont ainsi graves pour la démocratie car elles contribuent à distordre la réalité du débat public, à la façon de la propagande.

 

Les exclus de la datacratie

Si la plupart des articles de ce numéro s’attachent aux conséquences des mutations numériques, en prenant parfois en compte les compétences numériques des individus, le dernier article du dossier sur la datacratie s’attache aux exclus, à ceux qui ne possèdent pas les compétences pour bénéficier et être acteur des transformations numériques de la société et de l’Etat. En effet, près d’un Français sur quatre est aujourd’hui en difficulté numérique. Ils se retrouvent ainsi marginalisés, voire discriminés, du fait des transformations en cours, que ce soit pour l’accès à l’administration ou la redistribution des pouvoirs qui s’opère par les outils numériques. L’article, de Jean Deydier, directeur de ces programmes, relate deux expériences associatives conjointes, Emmaüs Connect et WeTechCare. Ils visent à permettre à chacun d’acquérir les compétences de base pour être acteur de sa vie numérique et tirer pleinement profit des opportunités de la datacratie

 

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