Le Peer Gynt d'Irina Brook, production créée à Salzbourg en 2012, puis en 2014 au Théâtre National de Nice, actuellement en tournée : la comédie du mythomane, tirée vers le carnaval.


Voilà une quarantaine d'années (en 1974, à l'âge de cent ans), le théâtre des Bouffes du Nord a été volontairement fixé dans l'état de désaffection et délabrement auquel il était arrivé. Les ors et le velours rouge de cette salle à l'italienne avaient disparu. Peter Brook et Micheline Rozan ne les ont pas restaurés. Ils ont laissé au grand mur du fond, dit « de lointain », son aspect de grand mur de hangar. Aujourd'hui, le vernis et la patine des balcons mis à nu donnent à ce théâtre un air de bois flotté, auquel personne ne peut rester indifférent. Une peinture rouge sur les murs des couloirs, de genre pompéien, appelle, avec discrétion, à l'imaginaire.

Il n'y a plus aucune cage de scène, et là non plus on ne s'est pas soucié de reconstruire. Les progrès de la marine, on le sait, ont ouvert la route navale des Indes ; ils ont fourni aussi au théâtre européen une technologie (elle-même issue de la machine de siège telle que la dessine Léonard), technologie du cordage, de la poulie, de trappes, de treuils, de ponts et de passerelles, par laquelle on s'est mis à hisser des toiles peintes, à faire surgir des feux, des génies et des spectres, et à faire planer des dieux. Amputé de cette cage, c'est-à-dire du mobilier même qui donne à ce style de théâtre sa raison d'être (pour lequel Ibsen écrit encore le poème dramatique qu'est Peer Gynt), la scène se trouve démunie de son plateau comme de ses dessous, ce qui la place au même niveau que le parterre. 

 

 

Rozan et Brook, en 1974, en ont profité pour agrandir l'avant-scène, jusqu'à lui donner une forme circulaire. Assis sur des bancs à dossier épousant la forme ronde, le public de l'orchestre se trouve repoussé vers les balcons et assis au coude-à-coude, comme autour d'une piste de cirque.

Comment jouer Peer Gynt dans une salle pareille ? On ne peut pas compter sur la belle scénographie que cette œuvre poétique est en droit d'exiger. Celle-ci passe de la montagne scandinave aux déserts africains, elle comprend une virée dans l'Atlantique, sans oublier le continent onirique des trolls et autres messagers de la vie et de la mort. Pas de scénographie possible qui soit inscrite dans une cage de scène, comme au théâtre de l'Odéon, par exemple, qui serait appréciée de loin, avec la distance que l'on prend au musée, et avec le temps d'intérioriser les émotions, petit à petit. Point non plus de ces immenses plateaux des salles contemporaines, qui, lorsque l'acoustique est réussie, permet de maîtriser la distance de la scène au public, de jouer sur cette distance, de distiller l'émotion avec des intensités variables et des degrés de réception homogènes.


Une rue imaginaire

De ce fait, sans plateau ni tréteaux ni dessous ni cintres, le spectacle prend spontanément – le Peer Gynt d'Irina Brook lui aussi – un aspect de théâtre de rue. Le public ne s'y trompe pas, du moins cette part du public qui a pris place à l'orchestre, dont les premiers rangs, parfois, lorsqu'on fait salle comble, sont faits de simples coussins posés à même le sol : alors, la proximité est grande, elle est puissante. En revanche, la corbeille, le balcon et la galerie écartent les gens, et, comme dans toutes les salles italiennes, ménagent une autre vue. Une double voire triple ou multiple vue : d'une part, dès la corbeille, la visée domine et surplombe le spectacle, mais d'autre part elle lui permet d'inclure un œil sur le public lui-même. Et là encore la logique de la salle italienne est perturbée : à ce théâtre de rue, les gens de la corbeille et des hauteurs se retrouvent conviés comme s'ils s'approchaient des fenêtres de leur immeuble. Sur cette avant-scène démesurée, ils ont la vue plongeante de celui qui regarde les passants du haut de son balcon, et non plus la vue distanciée du spectateur qui contemple une scénographie encastrée dans une boîte éloignée. 

 

 

Le parti pris du théâtre descendu dans la rue, c'est la pauvreté et la simplicité de l'artiste populaire, voire plébéien, mis à la merci d'une averse, d'une descente de police ou de l'indifférence des passants. Un théâtre de tréteaux, avec sa roulotte, est déjà, pour le théâtre de rue, d'une sophistication avancée. Il en résulte, pour cet « indoor » auquel convie la salle des Bouffes du Nord, un étrange mélange des agencements, dont le metteur en scène ne sort pas toujours avec toutes ses plumes. Dans ces Bouffes, le dépouillement est de rigueur, car cette salle est un pas de tir urbain voire « underground » pour les fusées de l'imaginaire. N'oublions pas, en effet, qu'un théâtre de rue couvert est un théâtre de rue imaginaire – nous ne sommes pas réellement dans la rue. Si donc, dans la rue réelle, il arrive de voir des scénographies très sophistiquées, elles ne sont guère transposables dans une salle en tant que telles. Une scénographie dans la rue, c'est une scène imaginaire. Mais inversement, les Bouffes du Nord, c'est l'espace d'une rue imaginaire. 


Une sidération douce

Le spectacle commence par un chœur a cappella très beau, qui s'est disposé en cercle sur des chaises à l'avant-scène. Au fond, côté jardin, l'espace est occupé, en effet, par un ensemble assez fouilli d'instruments de musique et d'appareillages d'amplification, réunis autour d'une batterie (guitare électrique, guitare acoustique, violoncelle, contrebasse, clarinette, trompette, hautbois…). Un riche matériel, dans lequel va puiser cette troupe d'une quinzaine de comédiens-musiciens-danseurs, artistes complets, autour d'Ingvar Sigurdsson, acteur islandais renommé, qui incarne Peer Gynt. Shantala Shivalingappa incarne Solveig. On imagine en coulisse plusieurs tables de maquillage et une garde robe très fournie. Parfois on se change en fond de scène.

 

 

Les choristes de noir vêtus, laissent entrer le héros, jeune homme au pantalon déchiré, qui a couru la campagne, et que sa mère tente de raisonner. Il vient de rater l'occasion de s'établir, de se donner un beau-père fermier en épousant Ingrid, qui lui plaît, et qui n'attend que lui. Les choristes ont disparu et les deux comédiens ont joué dans la pauvre cuisine de Aase, la mère, avec un mobilier simple et blanc, qu'on a déposé en avant-scène : table, chaises, cuisinière à bois… 

Peer Gynt a une personnalité détestable. Aase l'a élevé seule, dans la pauvreté et les privations, et, pour alléger le poids de la dure réalité, elle l'a accoutumé, par ses récits follement imaginaires, à des compensations oniriques dont il ne peut plus se passer. Il est devenu mythomane, menteur, ignorant des lois, ignorant la bienséance, il s'ignore lui-même et il ignore les autres. 

Par pur dépit de laisser échapper celle qui lui plaît, et d'en être moqué des jeunes villageois – elle lui plaît, mais sans plus, car il n'a d'amour que pour sa mère, un amour démesuré et insensible – il enlève cette fille, Ingrid, le jour de son mariage, puis la renvoie le lendemain, son affaire faite. Cependant, Solveig, une étrangère, est déjà là. Elle a traversé cet épisode, se heurtant à la grossièreté de Peer Gynt sans s'en effaroucher, sans rien lui demander non plus. Après le scandale, Peer est mis au banc de cette société villageoise, et il s'en va vivre dans la montagne sylvestre. Où Solveig le rejoint. 

 

 

On est passé d'un banquet de mariage avec musiciens, dont le buffet était préparé, au fond, côté cour, à une clairière dans la montagne projetée sur tout le théâtre. Par la suite, les scènes collectives sont traités comme des variations scénographiques de cette première scène du mariage : costumes colorés, burlesques ou oniriques, musique excellente en tout genre (musique de chambre, musique chorale, fanfare, rock, country, soul...). Par contraste : des plans serrés sur Peer Gynt ou sur Solveig rythment la narration, en contrepoint. Ici, l'usage d'un praticable gigantesque : un grand échaffaudage mobile et bien encombrant, tout blanc, muni d'un escalier aux marches ajourées, qui ressemble à une grue pour accéder à une plateforme aussi élevée que le premier balcon, où Solveig et Peer, tour à tour, ont leurs moments d'émotion, ou de réflexions, ou d'attente, ou d'espoir solitaires.

Il semble bien alors que ce qui produit une certaine sidération douce (pas désagréable en soi) à la réception du spectacle d'Irina Brook, c'est ce mélange de dépouillement et de richesses – dépouillement du théâtre de rue et richesses du théâtre lyrique. Les richesses y sont déplacées, au fond, et peu dynamisantes pour l'imaginaire, puisqu'elles ne cadrent pas avec la rue, sinon comme simples figures de défilés de carnaval. Les trolls richement habillés de couleurs produisent de l'image – l'image d'artistes richement habillés de couleurs, plutôt qu'un imaginaire de trolls propre à entrer dans le cœur du public. 

Quant aux moments de dépouillement, lorsque Solveig par exemple, ou Peer Gynt, se trouvent seuls ou à deux dans un rond de projecteur entouré de noir complet, ils n'ont pas non plus tout à fait la puissance qui nous les rend visibles et qui peut nous émouvoir, car rien n'a pu être préparé en ce sens dans les scènes précédentes. Cette puissance ici affaiblie, c'est celle de l'imaginaire, soutenue et dynamisée par l'art d'imiter, d'incarner.


Du rock de théâtre

Solveig a donc rejoint Peer dans la montagne. Celui-ci aurait ainsi la chance de passer tranquillement de la mère à l'épouse, comme le veulent la culture, la bienséance, le sens de la vie et son symbole. Ce serait oublier qu'il est malade du fantasme. Il plonge journellement dans le monde des trolls et il y rejoint même la fille du prince de ces monstres, une fille plutôt dangereuse puisqu'il suffit de penser l'épouser pour qu'elle enfante un fils. 

 

 

S'étant mis dans ces beaux draps du rêve pathologique, voilà notre Peer Gynt abandonnant Solveig pour des lunes : il se sent coupable, et cherchera la rédemption. C'est un psychotique de théâtre, un caractère de psychotique, ou psychopathe amoureux. En ce sens, Peer Gynt a un côté « pièce classique », comédie de caractère, et pourrait s'intituler : Le malade de l'imaginaire. Développant cette alternance de scènes hautes en couleur et de scènes intimistes, Irina Brook en donne un spectacle très plaisant, musical, coloré, contrasté – contrasté dans toutes les dimensions de la lumière, des différents styles musicaux, des costumes, de l'intensité dramatique aussi, passant des clowns au boulevard, au drame et au tableau poétique, avec rythme. 

C'est très beau même si ce n'est pas aussi troublant qu'on pouvait l'espérer. Car même si c'est une comédie de caractère, la gravité d'une telle pathologie devrait faire un peu plus trembler. Le regard d'Irina Brook semble celui-là même de Solveig : un regard plein de compréhension et d'attente, et même de confiance et d'acceptation. Un regard de mère, qui efface du tableau la noirceur insondable de la folie. Il s'ensuit un théâtre, encore une fois, plein de couleurs, couleurs des costumes, couleurs des sons, couleurs des lumières, couleurs des jeux, que la structure particulière de la salle des Bouffes du Nord tire un peu vers le carnaval.

La preuve pourrait en être qu'on y gagne cet orchestre mi-rock mi soul music, qui, à lui seul, est une réussite remarquable. C'est un peu comme lorsqu'on fait venir une automobile ou un cheval sur une scène : on joue sur un effet de « monstration », on vient montrer quelque chose d'énorme qui ne devrait pas tenir sur un tréteau (un cheval, une auto, un paquebot, un boeing, une planète en révolution, le big bang...). Le deus ex machina de ce Peer Gynt, c'est cet orchestre, dont le héros est le chanteur, moitié Mick Jagger, moitié Sting. Les musiciens ont chacun leur costume de scène étudié, mi-Sgt Pepper, mi-WMCA, mi-Boy Georges, mi-James Brown, ou autres encore, ils ont chacun leur gestuelle caractéristique, et si l'on n'a jamais vu un orchestre véritable jouer et se présenter ainsi, pour autant, on l'a ici plus vrai que nature, tel que le théâtre peut le donner. Exactement comme lorsqu'un cheval paraît sur la scène, très beau et très sauvage, ou très comique et sympathique, et que l'on s'aperçoit qu'il y a deux hommes dedans, voire un tracteur. C'est un orchestre contrefait, un orchestre-marionnette, véritable récréation des yeux, sur le mode du montage de carnaval – qui a pris son empire sur l'esthétique de ce spectacle. Ce dernier trouve là son moment le plus comique, surtout lorsque Solveig paraît au regard halluciné de Peer Gynt, et que le courant alors coupé fait de cet orchestre un ensemble de mouvements non pas muets mais donnant le son dérisoire et désuet de guitares débranchées. 

 

 

Peer le perd, son temps, à contrefaire la pop-star, vain et futile, vieillissant et perdu, hallucinant cette fois le réel : hallucinant l'esprit de Solveig qui passe, Solveig qui ne l'oublie pas. Alors la pièce bascule et c'est le récit du retour.


Une certaine diffraction du public

Au théâtre, personne ne voit le même spectacle : à chaque emplacement son point de vue particulier. Aux Bouffes du Nord, cependant, le public assis à l'orchestre fait corps en réceptivité. Il est au coude-à-coude et son imaginaire s'élève en s'enchevêtrant. En revanche, le public des hauteurs, qui s'est approché des fenêtres où il entendait du bruit, est plus froid. Les comédiens ne jouent pas tout à fait pour lui. Il est, ce public des hauteurs, comme un second marché, même s'il n'est pas méconnu. 

Certes, la division fait le propre d'un public accroché par la représentation. Cette division repose sur l'individualité, l'identité et l'impossible ubiquité de chacun de nos corps dans l'espace. Mais cette division, à cause de la disposition de la salle, aux Bouffes du Nord, se change en une certaine diffraction : un public noyau à l'orchestre, très dense et presque indivisé, sujet à la psychologie des foules, puis, s'élevant dans les hauteurs et sur les côtés, une myriade de corps interstellaires en gravitation. Dans les salles homogènes, où les gradins s'élèvent avec continuité, une telle diffraction est un effet mineur. L'émotion et l'électricité du public peuvent s'y conduire jusqu'aux derniers rangs. Mais aux Bouffes du Nord, la conduction semble problématique. Elle est sujette à éclipse, elle est victime d'un hiatus.
 
En ce sens, on a plus ou moins de chance d'éprouver l'émotion que produit l'attente de Solveig, selon qu'on se tient tout en bas de plain-pied avec les acteurs, ou tout en haut comme à une fenêtre. Quant à Peer Gynt, peut-il nous émouvoir ? Comme pour Harpagon, on se demande s'il a pu retirer quoi que ce soit de sa propre aventure. Le propre du caractère de théâtre, c'est d'être figé comme le visage d'une marionnette. Peer a-t-il jamais traversé le fantasme dont il est victime ? On dirait que l'amour maternel veut s'en donner l'illusion, autre fantasme, dont Solveig a payé le prix, en vieillissant seule et dans l'attente – le lot des mères.

 

 

La pièce d'Ibsen est traduite en anglais, adaptée et mise en scène par Irina Brook, qui y intègre des poèmes de Sam Shepard. Iggy Pop a écrit pour le spectacle deux nouvelles chansons, prenant part ainsi à une création musicale collective d'après Edouard Grieg. 

Actuellement en tournée en France jusqu'au 28 mars 2018.


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