Etienne de Silhouette, politique lecteur des philosophes, conduit la politique financière du royaume en aristocrate encyclopédiste.

Enquêter sur les personnages de notre histoire qui en ont porté tel ou tel moment est un geste central : il confère un corps individuel à une époque spécifique et honore, par rétrospection, la part que désormais nous accordons plus nettement aux individus, comme aux expériences singulières, qui réfractent les mouvements sociaux, intellectuels et politiques. Puisqu’il n’est plus question d’exalter des « héros » de l’histoire, pris pour unique origine des événements et des époques, une nouvelle possibilité s’ouvre : faire valoir une articulation de l’histoire et des trajectoires individuelles, à condition, par ailleurs, que les archives s’y prêtent. Et ce n’est pas conspirer à un refus de l’histoire globale que de chercher à dégager des traits historiques en portant le regard sur la condition sociale et intellectuelle singulière, ainsi que sur la trajectoire d’un tel pour une période donnée.

Ainsi, au lieu d’opposer étroitement les conceptions globales de l’histoire et l’examen de tel cas singulier, l’enquête que Thierry Maugenest consacre à Etienne de Silhouette permet de comprendre à certains égards comment un individu trouve sa place, et le sens de son existence, au sein d’un monde soumis à des contradictions de plus en plus évidentes. Comme le souligne le sociologue Danilo Martuccelli, ce n’est pas nécessairement une lapalissade d’affirmer que l’individu peut être un acteur vivant d’une société. Encore, dans le cas présenté ici, il s’agit plutôt d’un acteur vivant dans un Ordre, qui souhaite le réformer, en raison de son attachement à une certaine conception du lien social, dans un régime politique monarchique.

 

L’établissement d’une biographie

De cet ouvrage historique, on peut par ailleurs faire une lecture philosophique. Son protagoniste étant un personnage qui a tenu les rênes du pouvoir durant plusieurs années (ministre des finances de Louis XV), qui a été célébré par la rue pour avoir oser taxer le « luxe », qui a donné son nom à la troisième île des Seychelles, qui a été accueilli dans les Salons comme penseur humaniste à l’égal de Montesquieu, Diderot ou d’Alembert, qui a reçu la correspondance de Rousseau, puis qui a été chassé du pouvoir par les financiers avant d’être gommé des archives, il est intéressant de suivre une trajectoire, surtout qu’elle s’organise au sein des Lumières et à partir de certains de ses concepts.

Entre Limoges (lieu de sa naissance, en 1709) et Bry-sur-Marne (où il s’éteint), cette trajectoire d’Etienne de Silhouette dessine autant un rapport à l’espace qu’au temps. L’enquête permet en effet de circuler ainsi sur le territoire monarchique de l’époque. Surtout, au-delà du défi lancé par Silhouette à l’aristocratie sur le plan des finances, son parcours donne à observer la formation d’un individu au sein des Lumières et l’apparition de ses convictions, fondées sur la justice et l’égalité entre les humains, avant que ces conceptions soient affirmées lors de la Révolution française.

 

Une trajectoire

Après avoir reconstitué la biographie de l’enfant et de l’adolescent, l’auteur se consacre à l’examen de la « vérité de cet homme », vérité complexe, si l’on veut appréhender correctement l’ascension de Silhouette, ses choix d’alliance stratégique, le poids des intrigues à surmonter, et les quelques circonstances qui favorisent son ascension.

Racontant le cheminement de ses études, on a plaisir à saisir les jeux de pouvoir qui le gouvernent : collège de Jésuites, cursus, dispenses d’âge pour obtenir son diplôme, etc. Il convient de réfléchir ce point, l’état des lieux de la formation des milieux aristocratiques, dans la perspective de la noblesse, et de le mettre en parallèle avec les études des intellectuels dont nous connaissons bien le passage dans les collèges en question, mais à partir d’une autre situation sociale (Diderot, Voltaire, etc.).

Il en va de même pour l’approche des idées des Lumières, dans le milieu de Silhouette (dont le nom correspond à une francisation d’un nom espagnol). En lisant Confucius (n’oublions pas que les Jésuites voyagent en Chine), il s’interroge sur sa société et sa manière d’être figée. Il prend alors la plume et s’attelle à la rédaction d’un ouvrage : Idée générale du gouvernement et de la morale des Chinois, tirée des ouvrages de Confucius (1729). Là encore, se croisent de nombreux traits de l’époque qui le portent à penser que « le salut de l’État dépend de celui du peuple ». Encore faut-il analyser de près les pages de ces ouvrages pour comprendre la démarche qui aboutit à ce genre de phrase. Il peut convenir aussi bien comme avertissement en période délicate pour le pouvoir (en l’occurrence la Régence) que comme propos révolutionnaire.

Lorsque Silhouette entreprend son « grand tour » (Paris, Sens, Dijon, Tournus, le duché de Savoie, l’Italie, l’Espagne et le Portugal), n’oublions pas qu’il s’agit aussi d’une tradition pour les jeunes gens appartenant à la noblesse européenne. S’y joue certes une éducation, mais aussi la fabrique d’un réseau de relations nobiliaires sur le territoire.

 

Des rapports sur l’état des choses

Silhouette noircit en permanence des pages qui consignent de la critique d’art (au cours de visites de monuments), des études économiques et politiques, un journal d’aventurier, et parfois des rapports, disons d’espion, qui notent la qualité des fortifications des villes traversées, les défenses, les soldats qui montent la garde, etc.

Bien introduit dans des milieux différents pour raisons sociales, Silhouette discute avec les uns et les autres, et s’entretient avec des souverains. Ainsi sa trajectoire personnelle commence-t-elle aussi à recouper celle des monarques. Il réorganise simultanément son rapport à sa propre classe sociale, critiquant le libertinage de ses pairs et la richesse de quelques-uns. On sait par ailleurs que la notion de « luxe » telle qu’on en fait usage à l’époque fait l’objet d’une querelle centrale, dans laquelle se retrouvent David Hume, Bernard de Mandeville et Jean-Jacques Rousseau.

Silhouette construit alors pour lui-même le schéma, exposé dans Voyage de France, d’Espagne, de Portugal et d’Italie, qui lui servira de guide dans sa vie politique : s’opposer ne signifie pas s’affronter. Il ne conçoit guère qu’un soulèvement puisse rendre possible quoi que ce soit. Très vite, il en viendra à l’idée selon laquelle les bonnes « révolutions » sont celles que le pouvoir entreprend lui-même. Il respecte ainsi l’ordre établi à partir de considérations réformatrices, lesquelles visent ses coreligionnaires, mais aussi les membres de l’Église dont il ne supporte pas non plus le libertinage.

Des leçons de morale se formalisent aussi dans son esprit en ce qui regarde les monarques : savent-ils se tenir eux-mêmes ? peuvent-ils gouverner alors qu’ils ne savent pas se gouverner eux-mêmes ? etc. Autant de manière d’articuler morale et politique à la mode des Lumières.

Où l’on voit se dessiner à partir des relevés de l’auteur de l’ouvrage un ensemble de considérations qui traversent toute cette philosophie des Lumières et son vocabulaire spécifique (droit, justice, droit naturel, équité, abus, bonheur des membres de l’État, etc.), en ses représentants très divers. Ces considérations étant publiées, elles introduisent aussi Silhouette dans les milieux littéraires que le pouvoir sait parfois cultiver.

 

S’élever, mais pas sans ennemis

En 1730, Silhouette publie ses Réflexions politiques de Baltasar Gracian. On en perçoit immédiatement l’enjeu, d’autant que nous disposons de nos jours de plusieurs éditions commentées des ouvrages de Gracian. On aurait au passage aimé plus de commentaires sur cet ouvrage de Silhouette. Toujours est-il que son auteur repart en voyage, en Angleterre, et y rencontre à nouveau des personnages qui vont l’aider dans son ascension (Pope, notamment).

Si la vie de noble n’est pas aussi statique qu’on pourrait le croire, l’auteur insiste non moins sur les conflits internes à cette classe. Enjeux de cours, manières de briser la carrière des autres, crainte d’être la victime des « grands », menaces et succès s’installent au cœur de la vie de ce personnage. Un exemple complexe : rencontrant Montesquieu, il lui conseille de brûler De l’esprit des lois. L’auteur fait un commentaire envisageable de ce conseil.

Mais surtout la carrière de Silhouette prend forme, à partir de soutiens, de rencontres, de prudences et de recommandations, voire de fêtes inédites (celle du banquet de Saint-Cloud est fort bien racontée dans son aspect surprenant). Démonter ces mécanismes sociaux devient passionnant.

 

Espoir de crise et parti des philosophes

C’est alors que, plusieurs événements aidants tant à la cour que sur le territoire, Silhouette est reçu à la Chambre des comptes (le ministère des finances) et prête serment. Il y affirme qu’il entend « soulager un peuple qui ne ressentirait jamais le poids des impôts et le malheur des temps, s’il ne tenait qu’à son souverain de les garantir ». On connaît le fonctionnement de ce type de pensée : le roi est parfait, ses ministres l’ont égaré ! D’autant que le roi semble manifester (après la tentative d’assassinat dont il a fait l’objet) un intérêt nouveau pour « son » peuple, alors que les révoltes grondent et la guerre menace.

Supprimer des dépenses inutiles devient urgent. C’est autour de ce problème que Silhouette joue sa carrière, conscient que cela pouvait aussi lui coûter sa place et sa vie, dont nous avons dit qu’elle allait être gommée largement par les commentateurs. Il s’entoure cependant de personnages importants pour son projet, tous lecteurs de Hume, de la critique des Fermiers généraux par Voltaire et Diderot, de leur condamnation par Montesquieu, voire collaborateurs de l’Encyclopédie. Ils ont aussi lu Quesnay (1758, Tableau économique).

Là encore cet ouvrage permet de côtoyer ces aristocrates lecteurs des Lumières, et les liens tissés entre eux et les nouveaux « experts » de la science du commerce. Silhouette s’attaque justement moins à l’aristocratie qu’à la noblesse oisive. Il supprime des pensions (12 000 sont distribuées), puis les exemptions fiscales relatives à la taille (impôt de répartition, si un noble ne le paie pas, il est reporté sur les autres), il contraint la Ferme générale à verser ce qu’elle doit, tout en donnant une publicité maximale à ses décisions (cherchant « l’applaudissement » public). On sent bien là l’émergence de l’opinion publique pour l’époque ainsi que celle de son poids en politique. L’auteur de l’ouvrage publie ainsi des gravures populaires d’époque (provenant du Cabinet des estampes) montrant Silhouette mettant les Fermiers généraux en déroute. Voltaire ne tarit pas d’éloges sur le ministre.

 

La chute

En 1759, Silhouette lit son Mémoire sur la situation des finances devant le roi. Non seulement il y prolonge les mesures déjà prises, les amplifie, mais il diminue aussi les dépenses de la Maison du roi. L’objectif nouveau est de « combattre le luxe », de repenser et de refonder la société. Silhouette confond le vice et le luxe, à dessein. Le luxe ruine l’État. Mieux vaut apprendre à séparer le nécessaire et le frivole.

Mais l’attaque de ses ennemis aura raison de lui. Faute de leur part, peut-être ? Ils ne comprennent pas que Silhouette tente de les sauver du pire. Comment protéger le régime monarchique et sur quoi le fonder avant le déclenchement de révoltes ? Telles sont les questions encore à discuter, du point de vue de Silhouette. Mais il est obligé de céder devant le ressentiment et des choix d’autres ministres (dont ceux qui veulent envahir l’Angleterre, ou versent des finances au roi pour soutenir ses dépenses aux jeux). Et le roi fait banqueroute. Il ne restait plus qu’à tuer Silhouette politiquement (pamphlets, ridicule, cabales, omissions de son nom, naissance des caricatures « à la Silhouette » qui donneront leur signification à un nom commun).

Encore une fois, on peut lire cette carrière à partir de nombreux paramètres. Le courage politique en est un. Les réformes du siècle en est un autre. La geste de la censure rayant Silhouette des ouvrages tournant autour de la politique économique du XVIII° siècle, encore un autre. Il en est de nombreux. Si nous avons choisi de suivre plutôt la trajectoire d’un aristocrate des Lumières au siècle des Lumières, c’est que les liens de Silhouette avec les philosophes (moins eux-mêmes que leurs œuvres) donnent à cette épopée une teneur particulière