Reprise d'un savoureux récital d'Émeline Bayart au Théâtre du Rond-Point.

On se faufile dans une petite salle située au sous-sol, à côté du chaleureux bar du Théâtre du Rond-Point. On s'installe face à une scène vide et noire, sur laquelle se trouvent seulement un tabouret et un piano. C'est là que prendront place dans quelques instants la comédienne et chanteuse Émeline Bayart et son accompagnateur Manuel Peskine (en alternance avec Fred Parker), pour un récital enjoué et enlevé.

 

Le charme désuet de la chanson française

Le récital D'Elle à lui tourne depuis plusieurs années maintenant, avec beaucoup de succès. La forme est courte et sobre : pendant un peu plus d'une heure, Émeline Bayart interprète une sélection de chansons françaises, certaines plus anciennes que d'autres, qui abordent toutes la question des relations de couple. Des textes d'auteurs-compositeurs aussi célèbres que Brassens ou aussi contemporains que Juliette se mêlent à des trouvailles plus rares pour composer un ensemble savoureux et inattendu. L'enjeu ici n'est pas de donner à entendre une nouvelle interprétation des titres les plus connus de la chanson française, mais plutôt de proposer un spectacle mêlant étroitement musique et théâtre, chant et jeu, dans la tradition du café-concert.

 

          

 

Émeline Bayart a le chic pour conférer un charme désuet à des textes qui, dans d'autres circonstances, nous paraîtraient peut-être seulement vieillis. Elle nous donne à entendre de petites histories drôles ou cruelles, vives ou malheureuses, parfois désabusées, mais toujours entraînantes. Elle nous les donne aussi à voir ou, plus précisément, à imaginer. Dans sa robe noire et ses collants résille, les pieds chaussés d'escarpins rouges vernis, avec ses grands yeux bleus surmontés d'une montagne de cheveux blonds et bouclés, il lui suffit d'un hochement de tête, d'un mouvement d'épaule ou d'un geste du bras pour changer de personnage, de situation, de chanson.

À quoi tient la réussite de ce récital ? Le tour de force est peut-être d'abord de ne pas donner l'impression d'offrir aux spectateurs un simple numéro nostalgique des années d'après-guerre. Ni ringard, ni contemporain, le récital souligne avec beaucoup de légèreté et d'humour certaines constantes des relations humaines. Mais ce qui permet aux chansons choisies de passer le temps, ce ne sont pas seulement les différentes représentations du couple qu'elles proposent et qui sont d'une justesse parfois terrifiante. C'est aussi la musique, proche par moments de la comptine et qui souligne discrètement la poésie surgie au détour d'un couplet. C'est surtout une interprétation qui, pour être à l'opposé de tout réalisme, ne tombe jamais dans la caricature sans que ce soit pleinement assumé et ainsi tenu à distance.

 

          

 

Un numéro d'équilibriste subtil

L'art d'Émeline Bayart tient ainsi à un dosage précis et équilibré. L'interprète a su trouver une harmonie subtile entre jeu et chant : la musicalité de sa jolie voix n'est jamais prise en défaut, sans pour autant sacrifier à une théâtralité qui demande parfois de recourir à une parole parlée, plus abrupte. Le répertoire choisi invite également à s'inscrire dans une tradition d'interprétation qui a connu de grands chanteurs. Là encore, la comédienne trouve un équilibre entre une interprétation personnelle et la reprise de codes associés à ce répertoire, comme le roulement de certains r ou un vibrato à la limite du chevrotement, qui peut rappeler Édith Piaf notamment. Les émotions sont elles aussi subtilement dosées pour faire prendre conscience aux spectateurs du caractère tragique de certaines situations sans renoncer à les faire sourire, proposer aussi bien l'humour que la cruauté, pratiquer tout à la fois l'ironie et l'empathie.

Le jeu peut être tout en retenue, mais aussi verser dans un cabotinage assumé : les lèvres tremblantes, les yeux levés au ciel et quelques larmes glissant le long du visage ou des gestes amplifiés jusqu'à l'exagération et un corps tressautant jeté en travers du piano à queue. Il ne s'agit pas seulement de susciter le rire : l'exagération introduit une distance qui permet aux spectateurs de respirer et de ne pas sombrer à leur tour dans la tristesse de certains personnages. La zone de confort du public n'est cependant pas toujours ménagée. Certains spectateurs sont ainsi gentiment pris à parti dans une chanson ou une autre. S'ils acceptent d'être dérangés en souriant, une tension affleure malgré tout, comme souvent quand un spectacle prend un tournant participatif auquel on ne s'attendait pas.

 

             

 

Pour réussir ce numéro d'équilibriste, Émeline Bayart peut compter sur son pianiste, Manuel Peskine le soir du 9 janvier. Complice, il n'hésite pas à donner lui aussi de la voix. S'il reste derrière son piano, sa présence donne du relief aux histoires de couples qui défilent sur scène. Il est à la fois un accompagnateur, un interlocuteur et le premier spectateur de sa partenaire. Il revêt aussi un rôle d'intermédiaire entre la comédienne et son public. C'est très bien joué : il offre une plus grande assurance à l'une tout en entraînant l'autre dans une écoute attentive et chaleureuse. Ce faisant, il contribue pleinement à la réussite d'un spectacle enthousiasmant et légèrement hors du temps.

 

 

D'Elle à lui, conception et interprétation Émeline Bayart, piano Manuel Peskine en alternance avec Fred Parker.

Du 9 janvier au 4 février 2018 au Théâtre du Rond-Point.

Crédits photographiques : Caroline Moreau.

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