Contourner la démocratie en temps de guerre, un comportement exceptionnel ?

Les démocraties perdent leurs guerres lorsqu'elles cessent de se comporter en démocraties. C'est du moins la thèse que nous propose Élie Baranets dans ce livre que les conflits perdus par les États-Unis au cours des dernières années rendent très actuel.

Il faut cependant s'entendre sur ce que l'on appelle démocratie. Le mot est en effet des plus polysémiques, et son ambiguïté se met souvent sur le chemin de la conversation.

On peut ici se référer aux sens qu'entend donner Élie Baranets à ce mot : un pays est démocratique si « les gouvernements sont choisis à la suite d'élections au caractère libre et itératif, auxquelles une large portion de la population adulte prend part » et si « les libertés de la presse, d'expression, et d'association sont garanties ». Le comportement d'un gouvernement est lui démocratique s'il « consacre le principe de consentement du public à l'action gouvernante ».

C'est justement sur cette notion de consentement que l'auteur fait tout reposer. Selon lui, les démocraties perdent leurs guerres lorsqu'elles ont recours au contournement démocratique, contournement qui se manifeste par « un écart substantiel entre les objectifs de guerre réels et les objectifs de guerre publics, les premiers devant être plus ambitieux que les deuxièmes ». Les objectifs de guerre sont eux « les fins que les belligérants cherchent directement à atteindre par la force ».

 

Les atouts négligés des démocraties

Avec cette thèse, Élie Baranets entend dépasser les débats qui opposent les adeptes de la théorie de la victoire démocratique et les tenants de la thèse inverse.

L'auteur rejoint ces derniers lorsqu'ils affirment que la démocratie souffre de faiblesses en temps de guerre, parmi lesquelles une hypersensibilité aux pertes humaines. Il pense cependant que les démocraties sont aussi dotées de nombreux atouts, comme la possibilité de discuter publiquement des mérites ou des démérites d'une guerre, ce qui permettrait d'affiner les projets du gouvernement et d'obtenir le soutien de la population. Le problème, pour Élie Baranets, est que les gouvernements ne prêtent pas assez attention à ces atouts. Ils sous-estimeraient surtout le fait que leurs mains se retrouvent très vite liées par leurs mensonges, et qu'ils se retrouvent obligés d'employer tous les moyens pour entretenir l'imposture. Ils se retrouvent alors limités sur le front de guerre, et finissent par tout perdre après avoir voulu tout remporter.

Le chercheur développe cette thèse à travers deux études de cas : la guerre menée par les États-Unis au Vietnam, et la défaite d'Israël au Liban en 1982.

La première étude en particulier montre que ce livre pèche moins par son innocence que bon nombre d'écrits sur les mérites des démocraties en temps de guerre. Elle montre aussi que le livre reste malgré tout trop indulgent avec cette grille de lecture.

 

Les gouvernements cherchent-ils d'abord le soutien de la population ?

Un exemple le montre plus que les autres. L'auteur n'hésite pas à écrire que lorsque Nixon a remporté l'élection présidentielle de 1968, celui-ci s'est mis « en quête d'une paix honorable » afin de respecter ses engagements (il avait en effet régulièrement critiqué l'enlisement du conflit sous Johnson). L'expression, qui est reprise par Élie Baranets sans guillemets et sans commentaires, paraît déplacée. On sait en effet aujourd'hui que Nixon a fait tout son possible pendant sa campagne pour saboter des discussions de paix bien avancées, convaincant les dirigeants du Sud-Vietnam qu'il leur proposerait un « meilleur traité » une fois élu. Le traité sera en fin de compte signé avec cinq ans de retard.

Il peut sembler difficile de parler d'une « quête de paix honorable » au sujet d'un homme qui se montre prêt à saboter des négociations de paix pour remporter des élections. Élie Baranets en est pourtant persuadé : le but des gouvernants est « que leur action publique soit considérée comme un succès ». Il revendique partir de l'idée que « les dirigeants politiques sont essentiellement intéressés par leur bilan en termes d'action publique ». Il ajoute certes quelques pages plus loin qu'il s'agit surtout de viser la « reconnaissance par autrui du succès de cette action publique », mais seulement après avoir postulé que « si un responsable souhaite être réélu, ce serait parce qu'il estime avant tout qu'il s'agit d'une étape nécessaire afin de continuer à mettre en application sa politique ». Il reste tout de même à savoir de quel autrui on parle : pour prendre un exemple plus près de nous, François Hollande a-t-il fait voter la loi travail pour que son action soit célébrée par la population ? Élie Baranets écarte un peu vite cette considération : elle est pourtant décisive. Savoir si la recherche du soutien de la population tient plus de la fin ou du moyen n'est pas secondaire pour la théorie du contournement démocratique. Le fait de recourir au mensonge semble d'ailleurs montrer que la reconnaissance du succès de leur action n'est pour les gouvernements qu'un objectif parmi d'autres : s'il s'agissait réellement de la quête qui « englobe les autres », les gouvernements ne mentiraient pas à la population afin d'assouvir d'autres fins.

 

Une grille de lecture à nuancer

Cela nous mène au point suivant : l'auteur explique à juste titre que la différence entre un pays démocratique et un pays qui ne l'est pas est « moins une question de nature que de degré ». On pourrait ajouter qu'un régime peut être plus démocratique qu'un autre sur un aspect, et moins démocratique sur un autre.

Puisque la notion de régime démocratique n'est pas absolue et que la recherche du soutien de la population pour les dirigeants démocratiques ne l'est guère plus, on peut se demander si la théorie du contournement démocratique n'est pas un peu trop rigide.

Cette interrogation invite à plus de nuances. C'est quelque chose que l'auteur explique vouloir éviter. Il voit dans la complexité, non une manière de comprendre le réel avec finesse, mais un moyen de se protéger de la critique : « un ajout de facteurs entraîne une perte d'intelligibilité et de parcimonie, caractérisant généralement une situation d'appauvrissement théorique, la prudence constituant un obstacle à la réfutation, tout comme à la généralisation ». Il évoque même une théorie en écrivant qu'elle « échoue à rendre compte des phénomènes historiques, [ce qui] n'est pas un mince problème. Mais elle n'en a pas le monopole ; puis l'élégance générale de la théorie est fort louable, d'autant qu'elle est rare ». L'élégance d'une théorie est bien sûr une bonne chose ; mais mettre cette élégance sur le même plan que la capacité de cette théorie à expliquer le monde a de quoi déconcerter.

Un prisme démocratique plus nuancé aurait entre autres pu suggérer à l'auteur que la notion de contournement pourrait très bien, une fois remaniée, s'appliquer à des régimes moins démocratiques. Les dirigeants peuvent très bien dissimuler les objectifs de guerre réels auprès, non de la population, mais d'autres élites (économiques, religieuses, législatives...), et ce afin d'obtenir leur ralliement. Cette dissimulation peut elle-même engendrer des contraintes parfois similaires à celles étudiées dans le livre.

 

Qu'attendre de la démocratie ?

Mais revenons-en à la théorie d'Élie Baranets. Une question se pose : les contre-pouvoirs sont-ils dupés au même titre que la population ? La réponse de l'auteur est négative. Il écrit même que les critiques du Congrès américain « s'apparentent moins à des outils de contrôle qu'à des artifices, visant à donner l'apparence que ceux qui les émettent sont conscients de leurs responsabilités ». Cette position n'est pas entièrement inexacte. Elle accorde cependant un peu trop de rationalité aux acteurs politiques, qui peuvent pour certains se laisser endormir par leur acceptation des structures politiques de leur pays.

Il ne faut pas oublier que les pouvoirs politiques peuvent eux-mêmes être exceptionnellement crédules : il suffit de repenser aux accords de Munich de 1938, dans lesquels énormément de dirigeants politiques occidentaux ont vu une garantie de paix pour les années à venir.

En dépit de ces réserves, Élie Baranets montre dans l'ensemble une confiance élevée dans la solidité du modèle démocratique tel qu'il le définit. Il considère en effet que « si la démocratie [peut parfois s'assouplir], elle continue de façonner les calculs de tous les acteurs. Quant à son rétablissement, il est inéluctable, et empêche le succès des actions entreprises en contradiction avec les principes qui la meuvent. Les démocraties ne sont donc pas irrésistibles. La démocratie, en revanche, l'est assurément ». Le ton optimiste de ce propos ne semble pas justifié par son contenu. On a vu avec Richard Nixon que ces calculs façonnés par la démocratie peuvent être particulièrement assassins. Soutenir que la crise d'une démocratie ne peut qu'être suivie de son rétablissement fait penser à la position que moque Keynes chez les économistes libéraux, qui se contenteraient d'assurer que la pluie ne peut qu'être suivie du beau temps (et les atrocités engendrées par ces moments de crise ne peuvent être négligées aussi aisément). Affirmer ensuite une inéluctabilité du phénomène démocratique (au sens que donne l'auteur à ce mot) est particulièrement osé, tant notre passé est plein de réalités indépassables qui ont fini par être dépassées.

 

Un sujet pour le moins sensible

Venons-en au point qui est à la fois le plus évident et le plus facile à oublier. Qu'on le veuille ou non, le champ d'étude dans lequel s'inscrit ce livre nous touche tout particulièrement. Il ne s'agit bien sûr pas de dire que la recherche de la vérité doit se plier à des préférences idéologiques, mais plutôt que les sujets traités ici sont loin de nous être indifférents, comme Baranets le rappelle lui-même dans l'introduction. L'universitaire défend que ces préoccupations « ne sont pas celles du chercheur en quête de vérité, mais celles d'acteurs de la politique, soucieux des conséquences de leurs décisions sur le monde ».

Ce désir de rester neutre semble parfois lui oublier que le contournement sert à éviter toute contestation du conflit prévu. Les conflits qui sont perdus avec l'aide du contournement sont souvent, non des conflits qui auraient été remportés autrement, mais des conflits qui aurait été découragés par un fonctionnement démocratique réel (à supposer qu'une telle chose existe). Certes, devoir masquer la réalité du conflit à la population complique encore la tâche des dirigeants. Mais expliquer comme il le fait pour la guerre du Vietnam que puisque « les critiques [n'ont été] portées et émises efficacement que depuis que le contournement apparaît aux yeux du public de manière notoire », le contournement est l'élément qui importe peut sembler léger : on pourrait tout aussi bien écrire qu'il n'y aurait pas de contournement s'il n'y avait rien à dissimuler.

 

Tout ne peut être dit ici sur ce livre, et d'autres points pourraient être discutés. Il en est cependant au moins un qui mérite notre attention. Élie Baranets prend beaucoup de soin à définir les expressions qu'il emploie. Il faut lui reconnaître cet effort et cette honnêteté, tant certains universitaires se servent de la brume qui entoure leurs notions pour se prémunir contre la critique. Il est cependant un terme qui, s'il est lui aussi défini dans le livre, est interrogé moins longuement que les autres : il s'agit du terme de guerre, défini comme conflit létal entre plusieurs entités politiques. Or l'emploi du mot de guerre ne cesse aujourd'hui de s'étendre et de se renouveler, même si les phénomènes ainsi désignés sont parfois anciens : guerre de propagande, guerre de renseignement, guerre économique... sans parler d'autres formes de « guerres » secrètes : insurrections soutenues par une puissance étrangère, ingérence permanente dans les affaires d'un autre État... Élie Baranets refuse ces emplois du mot guerre qu'il considère abusifs (et c'est évidemment son droit), et revendique son choix de ne pas les prendre en compte. Ces formes de conflit montrent cependant elles aussi que la dissimulation des objectifs d'un gouvernement tiennent plus de l'habitude (si ce n'est même de la norme) que de la dérive occasionnelle