Histoire d'un village des Hautes-Alpes vers 1880 à travers le récit rédigé par un menuisier au dos d'un plancher qu'il a posé à l'époque.

Le plancher de Joachim est un ouvrage inattendu. Par sa source tout d'abord : un menuisier qui décrit la vie de son village d'Embrun dans les Hautes-Alpes au début des années 1880 au dos des lames de plancher qu'il est en train de poser dans le château de Picomtal. Lors de la rénovation du lieu dans les années 2000, les écrits de Joachim Martin sont mis à jour. Restitués par Jacques-Olivier Boudon, ils offrent un aperçu de la vie quotidienne de ce village lors des débuts de la IIIème République. Vie privée, vie publique, croyances populaires, tout est raconté par le menuisier et analysé par l'historien. C'est un ouvrage saisissant qui happe littéralement le lecteur.Dans la droite ligne de ce qu'avait fait, en 1998, Alain Corbin dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Jacques-Olivier Boudon fait revivre au lecteur la vie d'un illustre inconnu. Il ne s'agit ici nullement d'un ouvrage d'histoire locale : nous sommes ici, à l'image de ce que Carlo Guinsburg avait fait dans le Fromage et les vers (1980) où il racontait la vie d'un meunier du Frioul au XVIème siècle, dans un travail de Micro-histoire, aujourd’hui considéré comme un modèle du genre. Il s'agit, pour l'historien, d'étudier un cas concret puis, à partir de là, de généraliser à une plus grande échelle. Les ouvrages de ce type sont nombreux, parus surtout dans les années 1970-1980, période où la micro-histoire est à la mode. Le Montaillou de Le Roy-Ladurie (1975), a été l'un des plus grands succès d'édition dans le domaine des sciences humaines.

L'intérêt du travail de Jacques-Olivier Boudon est donc faire une histoire de la France rurale au XIXème siècle à partir de l'exemple concret fourni par ce que Joachim Martin a pu écrire. Il s'agit pour les historiens d'une source assez extraordinaire et atypique, relevant presque de l'archéologie. Le plus saisissant est le fait qu'un simple menuisier ait eu l'idée et pris le temps de consigner tout cela, de transmettre ainsi ses écrits aux générations futures. Joachim est d'ailleurs motivé par l’espoir d’écrire pour la postérité, même s'il ne veut pas être lu de son vivant : « Heureux mortel. Quand tu me liras je ne serai plus », peut-on ainsi lire au dos du plancher.

Le choix de ce support n'est donc pas anodin : c'est son outil de travail certes, mais Joachim sait que son plancher est posé pour longtemps ; ses écrits ne seront donc visibles que longtemps après sa mort. Contrairement à un simple journal intime qu'il est difficile de cacher de son vivant, le choix de la face invisible des lames de parquet s'est donc imposé à lui comme un moyen de dissimuler ses écrits, tout en espérant qu'un jour, lors du démontage de celui-ci, ils soient retrouvés. Ces écrits, assez brefs, sont donc une sorte de bouteille à la mer.

Jacques-Olivier Boudon nous livre donc ici un texte exceptionnel qui permet d'appréhender au plus près la vie intime de ce menuisier et des habitants du village : c'est une chronique parfois très acérée, au plus près de la réalité, de la vie dans les campagnes françaises de la fin du XIXème siècle.

 

Plongée dans le quotidien de la France rurale de la fin du XIXème siècle

Le personnage de Joachim Martin, sur lequel Boudon s'est très bien documenté, est assez atypique. Lettré (ce qui n'est pas le cas de tous les artisans de sa génération), il écrit dans une langue relativement populaire et crue ce qu'il voit et entend dans son quotidien. De nombreux passages sont assez truculents et illustrés par un langage vert, en particulier lorsqu'il décrit les pratiques sexuelles des habitants. Le Plancher de Joachim est une plongée dans la vie quotidienne intime d'un village français. Écrite « sans filtre », car il savait qu'elle ne serait pas lue de son vivant ni de celui des personnages cités, Joachim Martin fournit donc aux historiens une source de premier ordre permettant d'aborder la vie dans les campagnes de l'époque.

Ce menuisier est un « personnage » dans la communauté villageoise : artisan, il sait lire, écrire et compter, il joue de la musique et chante dans les bals. Séducteur, il connaît les « choses de la vie » pour les avoir pratiquées avec de nombreuses partenaires dans sa jeunesse et n'hésite pas à en parler pour lui et ses compatriotes. Si les diaristes sont nombreux dans les milieux aisés au XIXème siècle, ils le sont moins dans les milieux populaires ; et quand ils existent, ils pratiquent une forme d'autocensure, par peur d'être lus ou jugés, qui est absente dans les écrits de Joachim Martin.

Si le Plancher de Joachim permet d'aborder des thèmes connus et déjà étudiés (mais toujours intéressants) – comme la République au village, la vie économique et sociale dans les campagnes – son apport majeur est donc le tableau qu'il dresse de la vie privée (voire très intime), qui est un objet d'étude plutôt rare, souvent par manque de source. Jacques-Olivier Boudon a donc su tirer le meilleur de cette archive exceptionnelle pour en livrer un ouvrage important et complet sur cet aspect de la vie des campagnes à la fin du XIXème siècle.

 

Analyse des débuts de la République dans les espaces ruraux

Le plancher de Joachim est l'occasion, pour le lecteur, de se plonger dans l'histoire de la France rurale au début de la IIIème République, dans un pays en pleine mutation politique, sociale et culturelle. C'est d'ailleurs un des grands attraits du travail de Jacques-Olivier Boudon que celui d'avoir réussi à faire revivre le monde rural en France à partir de cet exemple provençal. À travers son travail, le basculement des campagnes, jusque-là conservatrices, vers la République, se fait jour. En effet, proclamée le 4 septembre 1870, la République est aux mains des conservateurs jusqu'à la fin des années 1870 : ces derniers tiennent le monde rural, majoritaire à l'époque. Ce n'est qu'à partir du moment où les campagnes basculent vers le régime républicain que celui-ci s'enracine de façon définitive dans le pays.

La lecture du Plancher de Joachim éclaire cette période charnière et décisive pour l'histoire de notre pays avec le point de vue d'un anonyme sur ces changements majeurs. Boudon fait donc ici une histoire « par le bas », au plus près des catégories populaires qui ont été les principales bénéficiaires des nombreuses évolutions politiques et sociales que la République allait apporter jusqu'à la Grande Guerre. Cet aspect-là n'est pas le plus novateur de l'ouvrage : d'autres historiens, comme Mona Ozouf, ont travaillé sur ce thème, à partir des instituteurs notamment. Les ouvrages écrits à partir des artisans ruraux sont cependant plus rares (même si, on l'a vu, Alain Corbin avec son Pinagot, avait ouvert la voie) et donc toujours intéressants à lire, car ils abordent le point de vue des « masses silencieuses », le peuple, partie de la population la plus difficile à cerner, puisqu’elle est la plus avare en sources.

 

Autopsie des pratiques sociales au village : les villageois tels qu'ils se voyaient

Boudon fait donc la part belle aux villageois : ce sont leurs pratiques qui sont étudiées, disséquées, mises en lumière. Il bénéficie pour ce faire de l'incroyable justesse et précision des écrits de Joachim Martin. Encore une fois, grâce à la nature cachée des écrits, le menuisier a pu décrire sans tabou les pratiques sociales de ses contemporains.

Les rapports avec l’Église sont particulièrement mis en avant : Joachim est critique envers le curé qui veut diriger la vie de ses paroissiens, surtout dans le domaine des pratiques sexuelles. À travers ses écrits, on perçoit une société en cours de sécularisation, où la pratique religieuse est surtout réservée aux femmes (cela a longtemps été un argument chez les républicains pour empêcher le vote féminin car ils jugeaient que ces dernières étaient trop soumises au prêtre). Boudon explique aussi parfaitement le fonctionnement économique de la société rurale, ses interactions sociales, ses solidarités endogamiques.

 

Nous sommes donc ici face à un ouvrage majeur de l'édition d'histoire en 2017. Majeur à cause de la nature inattendue et tellement réaliste de la source utilisée, mais pas seulement. Jacques-Olivier Boudon a su tirer la substantifique moelle de cette dernière pour proposer un livre très plaisant et facile à lire sur la vie des campagnes françaises à l'époque de la IIIème République naissante. Il a réussi à ressusciter un « illustre inconnu », Joachim Martin, et à travers lui tous ses semblables. Une grande réussite