Dans le neuvième volume de son journal, Juliet poursuit une œuvre de la connaissance de soi en s'ouvrant à l’autre et au monde.

2018 s’ouvre sous un ciel assombri par la mort de Paul Otchakovsky-Laurens. Fondateur et maître d’ouvrage des éditions P.O.L., il accompagnait Charles Juliet depuis 1989 et la publication de son premier roman, celui qui l’a fait connaître, L’année de l’éveil. Depuis lors, pendant vingt-neuf années, les chemins de l’un et de l’autre ne se sont plus vraiment quittés, ou n’ont cessé de se croiser, jusqu’à la publication du neuvième tome du journal de Charles Juliet.

Le seul catalogue de P.O.L. souligne à quel point celui-ci s’est exercé à toutes les formes littéraires (roman, théâtre, essai, poésie, récit autobiographique…). Engagé depuis 1957 dans l’écriture de son journal, Charles Juliet déclare y « prendre des notes », écrire sans forcer, écrire par nécessité. Citant Soulages, le peintre des nuances de noirs, il fait sienne la formule « ce que je fais m’apprend ce que je cherche ». Après la parution d’Apaisement (1997-2003), Gratitude (2004-2008) poursuit une œuvre de la connaissance de soi, ouverte à l’autre et sur le monde.

 

Rencontrer l’être

Chez Juliet, tout commence avec l’angoisse, l’être en proie à la détresse et à l’empêchement de vivre. Lorsqu’il a trois mois, sa mère, après une tentative de suicide, est envoyée en hôpital psychiatrique où elle meurt de faim sept ans plus tard, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Le petit garçon est confié à une paysanne à qui il rendra hommage en même temps qu’à sa mère biologique dans le merveilleux texte Lambeaux (P.O.L., 1995). On croisera beaucoup de figures féminines dans ce dernier journal. Car elles sont nombreuses les femmes, en qui l’œuvre de Juliet a résonné singulièrement, à lui confier leur histoire lors de signatures de livres, par correspondance... Force est de reconnaître que les écrits de Juliet rencontrent l’« être », accompagne les solitudes. C’est encore le doute, l’incertitude face à l’écriture que Juliet parvient le mieux à « clarifier » : « Au fond ma difficulté à écrire m’a servi. Je peine à extraire les mots de ma nuit, je peine à les organiser, à leur trouver leur juste place dans la phrase qui s’élabore, mais pendant que j’hésite et tâtonne, ma substance coule en eux, les charge de ce qu’ils ont à exprimer. »

 

Un manuel de survie

Plus virulents mais toujours à la recherche d’une neutralité dans l’écriture, les premiers tomes du journal de Charles Juliet ressassaient en les interrogeant ces pulsions suicidaires et ce besoin d’écrire pour ne pas s’enfoncer, pour ne plus souffrir. Au fur et à mesure de l’écriture, du travail du temps, Juliet soigne ses inquiétudes. Gratitude continue de scruter cet être qui écrit « je ». Ainsi, revient-il sur « cet ego qu’il faut détrôner », en commençant par « prendre conscience de tout ce qui le constitue ». Lire Charles Juliet, c’est un peu ouvrir un manuel de survie qui s'approprie le mot de Térence : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Au contraire de Beckett qu’il rencontre et auquel il consacre un livre (Rencontres avec Samuel Beckett, 1999, POL), Charles Juliet ne s’enferme pas dans la souffrance. S’il écrit à partir d’elle, c’est pour s’en libérer. Avec une écriture dépouillée, d’une « absolue nudité » car « lorsqu’on veut dire la souffrance, il ne faut pas un mot de trop ».

L’ensemble des notes de Gratitude témoignent de cette mutation d’un repli de soi à une ouverture sur le monde. Charles Juliet se fait bien plus l’écho de la souffrance des autres, des nouvelles du monde. Les traumatismes individuels se succèdent (viol, inceste, abandon, suicide…). De ses œuvres de référence, pour la plupart produites par des survivants de la Shoah (dont l’écrivain Aharon Appelfeld qui vient lui aussi de mourir) et des bagnes staliniens, il affirme : « elles sont l’arrière-plan de ce que j’écris ». On comprend combien Gratitude est un gage de résilience qui, coûte que coûte, donne à entendre qu’on peut se libérer d’une destinée tragique et « naître à soi-même ».