La période qui s’articule autour de la Révolution française marque un âge d’or de l’accès des femmes au domaine de l’opéra.

L’heureuse collaboration entre Jacqueline Letzer (spécialiste de l’histoire et de la littérature des femmes au XVIIIe siècle) et Robert Adelson (musicologue et organologue) est non seulement l’occasion de croiser les études anglophones et francophones mais aussi de procéder à un examen, plutôt rare, du fait musical perçu comme une étude de genre. La période étudiée ne se réduit pas à l’épisode révolutionnaire français mais s’étend plus largement de 1770 à 1820. Le corpus étudié comprend 54 œuvres attribuées à 23 compositrices ou librettistes. La première vertu de ce livre transdisciplinaire consiste ainsi à réaliser à quel point la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles furent musicalement une période bien plus faste pour les femmes artistes que les décennies antérieures et postérieures. Si les exemples de femmes compositrices ne manquent pas sur d’autres périodes — Élisabeth-Claude Jacquet de La Guerre (1665-1729) est considérée comme la première femme auteure d’un opéra en France —, celle qui fait l’objet de la présente étude apparaît en sorte comme un âge d’or attribuable à l’esprit des Lumières et au contexte sociopolitique ouvert par la Révolution de 1789. Le XIXe siècle se montrera en effet bien plus sévère, voire hostile à l’encontre des femmes musiciennes et écrivaines, ce qui en limitera le nombre et la réputation.

Cette floraison artistique qui s’articule en amont et en aval de la Révolution française met en avant des personnalités que l’histoire de la musique a négligées, préférant porter l’éclairage sur les incontournables figures masculines de l’histoire de la musique. Le très faible nombre d’enregistrements et la faible renommée des auteures confient à cet ouvrage la mission d’ouvrir un front pionnier et d’attirer l’attention sur le plus grand nombre et non pas sur les exceptions que sont par définition les célébrités. Sorties de l’oubli, les compositrices-librettistes ont parfois connu des succès certains comme Julie Candeille et Constance de Salm, mais il faut bien admettre la rareté des opéras, même composés par des hommes, que la postérité a retenu de cette période influencée par l’idéal rousseauiste de la « mélodie simple ». Avec neuf opéras, Isabelle de Charrière se distingue d’un groupe dont les auteurs ont sélectionné onze personnalités : Marie-Emmanuelle Bayon-Louis, Florine Dezède, Lucile Grétry, Caroline Wuiet, Julie Candeille, Henriette Beaumesnil, Constance de Salm, Jeanne-Hippolyte Devismes, Sophie de Bawr, Sophie Gail et Sophie Gay.

 

L’affirmation des femmes dans le monde musical

Le choix de nos deux auteurs consiste bien à considérer les femmes musiciennes — suffisamment nombreuses pour former un groupe (mais sans conscience de lui-même) — comme un phénomène de société déterminé par un contexte où les difficultés ne manquent pas pour s’affirmer à l’égal des hommes. Braver les interdits, vaincre les tabous, surmonter les obstacles oblige les femmes à trouver des alliés tels qu’Antoine Reicha (1770-1836) dont l’enseignement, on le sait, a largement aidé à la professionnalisation des femmes musiciennes. La loi Le Chapelier qui libéralise notamment les pratiques théâtrales et artistiques ouvre quelque peu les portes des différentes scènes aux compositrices ; selon leur rang social, leur appartenance ou pas à la noblesse, leur niveau d’ambition, les femmes entendent ou pas vivre de leur métier mais souffrent pour la plupart de carences liées à leur apprentissage incomplet passé à l’écart des institutions d’Ancien Régime exclusivement masculines.

L’affirmation des femmes dans le monde musical s’assimile à une quête de légitimité largement tributaire d’un contexte devenu révolutionnaire et dont les méfaits peuvent s’avérer plus ou moins risqués pour celles qui sortent de l’anonymat. Le groupe des compositrices est en outre loin d’être homogène et n’obéit pas à une unique stratégie de carrière. Mais le sort fait aux femmes musiciennes peut s’avérer envieux si l’on en croit le fameux exemple d’Alexandre-Louis Robineau, auteur dramatique à succès plus connu sous l’identité de Mme de Beaunoir… Il semble donc que la forte personnalité d’Isabelle de Charrière (bien qu’en situation d’échec pour se faire reconnaître) ne constitue pas une exception mais bien un cas représentatif de l’évolution de la place des femmes non seulement en tant qu’interprètes lyriques (importance de la prima donna) mais désormais créatrices d’opéras et figures publiques de la sphère musicale. De 1793 à 1795, Julie Candeille et Constance de Salm figurent respectivement en tant que compositrice et librettiste dans le classement des dix auteurs les plus joués à Paris. En outre, la conquête de l’opéra par les femmes s’inscrit plus largement dans le mouvement féministe initié au XVIIIe siècle et qui tend à faire de l’éducation des femmes un outil d’émancipation à l’égard des hommes.

 

Opéra de femmes et de révolution

Le livre de Jacqueline Letzter et de Robert Adelson assume parfaitement sa double mission de réhabilitation des femmes et de revalorisation de l’opéra français (sur la période 1770-1820) au sein de l’histoire de la musique. La première partie retrace l’itinéraire des femmes dont les œuvres furent publiquement jouées ; la formation des compositrices, leur parcours, les obstacles auxquels elles furent confrontées et leur statut d’auteure rythment cette première approche. La deuxième partie se penche sur le cas d’Isabelle de Charrière et débouche sur une analyse conclusive centrée sur le statut des femmes dans les entrelacs de la société révolutionnaire. La contribution si éclairante de Jacqueline Letzter et de Robert Adelson complète les travaux antérieurs de Florence Launay (Les compositrices en France au XIXe siècle, Fayard, 2006) et offre un certain nombre d’outils parfaitement agencés (index des noms et des œuvres, bibliographie abondante, chronologie des opéras de femmes). À n’en pas douter, cet ouvrage comble un vide et se présente comme un modèle à suivre