Les avant-gardes russes étaient-elles politiquement révolutionnaires, ou animaient-elles en Russie un bouleversement esthétique ?

Le Centenaire de la Révolution de 1917 produit aussi son lot de publications, inégales,en histoire de l’art. Parmi elles, le dernier volume de Ligeia est peut-être l’une des plus fécondes. La question qu’elle pose est la suivante : pourquoi le rapport entre révolution et arts (mais encore entre arts en révolution et révolution politique, ou entre art révolutionnaire et art de la révolution) constituent-ils des couplages aussi problématiques, tant en général, qu’en particulier lorsqu’il s’agit des avant-gardes russes des années 1920 ? Les interroger devient d’ailleurs d’autant plus décisif que l’on mystifie largement ces termes.

Dans ce volume, illustré autant que possible et parfois en couleur, qui propose également des photos originales, le maître d’œuvre du dossier, Emmanuel Landolt, souligne d’abord la nécessité de prendre ses distances avec les considérations courantes portant sur l’art durant cette période, puis fait esquisser un travail sur les rapports des artistes russes actuels aux questions de l’avant-garde des années 1920.

À force de se contenter de l’association arts et révolution, on a oublié que le politique et l’artistique ne sont pas suturés par miracle, et qu’il a fallu un effort spéculatif considérable aux uns et aux autres pour établir les grands systèmes artistiques que nous connaissons – en l’occurrence, suprématisme, art non-objectif, constructivisme et conceptualisme. Les liens entre ces tendances et les événements politiques sont autant de constructions, qui conduisent Landolt à affirmer qu’il est désormais nécessaire de prendre le risque de froisser les légendes en se démarquant des facilités par lesquelles on a associé, en télescopant les temporalités, l’étiquette d’avant-garde en art avec la sémantique politique, et par lesquelles on a cru pouvoir faire des avant-gardes un front révolutionnaire homogène. Encore faut-il s’entendre sur le terme « révolution », ce que reprend avec précision l’article de Vladimir Feshchenko qui en précise l’étymologie, les usages et la place dans le discours de la culture de l’avant-garde russe.

 

Divergences radicales

S’il est enfin possible de reconnaître des divergences entre les artistes et les propositions artistiques de l’époque, ce n’est pas qu’on ait d’abord défait les nouages d’interprétation antérieurs, sous-tendus par des analogies avec les mouvements mieux connus en Europe. C’est surtout qu’il est possible, maintenant, de démêler les malentendus entre mouvements russes, de suivre des développements distincts et de reconnaître des interférences qui ne réduisent pas ces mouvements à un seul.

C’est ainsi que l’on peut isoler le suprématisme des confusions courantes. C’est moins vers la question de la révolution que les artistes se tournent en premier lieu, que vers un concept d’espace largement révisé par les géométries non-euclidiennes de l’époque, et retraduit en monde sensoriel. Ce n’est pas rien, non plus, de comprendre que la question de l’abstraction peut être saisie d’abord comme une question intrinsèque à celle de la peinture, avant de la projeter sur des phénomènes révolutionnaires politiques. Enfin, une partie du constructivisme (après tout, celui des projets plastiques pour espace domestique) participe sans doute moins, au départ, d’une attention pour le prolétariat que d’une manière de souligner que l’artiste est aussi tour à tour travailleur, ingénieur, architecte, producteur. Il met d’abord l’artiste en avant, en le faisant valoir comme constructeur en chef.

Ce sont ainsi de nombreux déplacements par rapport aux présuppositions communes – unité des avant-gardes, lien causal avec la Révolution et évidence d’une conjonction – qui viennent en avant de ce volume. Ils ne nient en rien les liens des avant-gardes avec la Révolution politique, mais ils les nuancent, en décalent les origines, en restructurent les contours, et de ce fait, ils enrichissent les connaissances de ces mouvements.

 

Le dialogue de l’art avec son temps

Une partie des articles consacrés soit à un artiste, soit à un mouvement, contribue d’abord à relever les erreurs qui ont été propagées à propos des avant-gardes russes. Mais celles-ci sont aussi expliquées dans leur provenance et dans leur contribution à la gloire de tel ou tel phénomène. Il fallait bien un jour que ce travail soit accompli. En dehors d’erreurs factuelles de nature différente et reposant sur des documents tardivement accessibles, ou un manque de précision de la part des auteurs de l’époque, il existe des erreurs plus décisives, en ce qu’elles nuisent finalement aux significations à prêter à tel ou tel travail d’avant-garde. Jean-Claude Marcadé tente en ce sens de diminuer le discours inflationniste sur le constructivisme, tout en dénonçant l’emploi abusif du mot même. Le fait de se libérer de ce qui fut le langage originel de la représentation en expérimentant avec les formes spatiales de l’art ne permet pas d’englober dans ce terme toute la peinture des années 1920.

D’autres articles insistent plus précisément sur les rapports entre arts et sciences tels qu’ils sont pensés dans ces mouvements. En posant par exemple la question de savoir comment on peut passer de la compréhension de l’espace en tant que paysage à sa compréhension en tant que totalité, sinon en s’appuyant sur la théorie de la relativité et sur la lecture de ce livre célèbre La science et l’hypothèse, de Poincaré. De ce fait, la question se pose aussi de savoir comment cette conception très éloignée de la perspective politique la rejoint cependant dans la mesure où la culture russe en cours de formation se caractérise par un certain holisme. Le rapport s’opère sans doute en passant du monde personnel artistique à une conception de l’univers qui reconduit au monde social. Mais le thème de l’espace n’est pas le seul à faire l’objet d’une attention. Pensons aussi au mouvement humain dans ses rapports avec la biomécanique, aux recherches artistiques sur la perception, etc.

La notion de création artistique n’est donc pas la dernière, dans cet ordre, à permettre de remarquer que pour penser le rapport des artistes et des œuvres à la Révolution. Il faut d’abord dégager des motifs de révolution intrinsèques aux arts. On a trop longtemps adhéré à l’idée d’une causalité directe entre ces phénomènes hétérogènes. Voilà qui remet la révolution dans les représentations artistiques aux commandes d’un lien possible à la politique.

 

Le chemin de l’abstraction

La question de l’abstraction est non moins décisive dans cette remise au jour de la diversité des avant-gardes russes. Plusieurs articles se penchent sur le type de démarche que constitue la mise en œuvre abstraite. Il ne suffit pas de constater les résultats. Il faut tâcher de comprendre comment les artistes articulent cette question : que cherche-t-on à atteindre par là ? Et qu’est-ce qui est réellement atteint ? D’abord, l’abstraction ne consiste pas en un changement d’objet : un passage de l’objet concret à l’idée, par exemple. Une étude sur le travail de Kandinsky le montre. Il y est question d’un parti pris théorique et méthodologique. La rupture n’est pas simple négation de l’objet visé. Kandinsky, comme d’ailleurs Malévitch, dans des optiques différentes, expliquent comment ces nouvelles visées de l’art lui restituent ses pouvoirs originaux. Ainsi se conçoit un statut positif de l’abstraction, sans doute assez proche, par delà l’histoire russe, de ce que raconte Marie-José Mondzain à propos de l’abstraction.

Au demeurant, la question doit être reprise, s’agissant de Malévitch. On sait que de nombreuses interprétations de son œuvre se sont cumulées. Qu’elle ait fait l’objet de recherches ontologiques, mais aussi phénoménologiques – ainsi que le montre l’article de Patrick Flack, portant sur la question de l’apparaître dans les formes et figures de nombreuses œuvres – indique au moins l’attention philosophique que cette œuvre requiert. Mais on peut aller plus loin. Samuel Dubosson veut l’apprécier sous l’éclairage d’Arthur Schopenhauer (et de la division du monde en monde comme volonté et monde comme représentation), celui de la spéculation entendue non au sens péjoratif d’une déconnexion de tout rapport au réel, mais au sens d’un retrait dans la pensée. Il est vrai que désormais, la manière d’arpenter le domaine de la philosophie et de la spéculation de la part de Malévitch est parfaitement documenté. La peinture suprématiste possède une puissance spéculative incontestable, en ce qu’elle repense le rapport de l’homme au monde.

 

L’architecture

Il est impossible de séparer le travail de ces avant-gardes sur l’espace et les projets de réorganisation de l’espace architecturé. El Lissitzky – qui témoigne fort bien du fait que, au sein des avant-gardes, c’est aussi l’élargissement du champ d’action de l’artiste qui se joue, consécutif d’un renoncement à l’art d’atelier – écrit à cet égard : « Nous ne voulons pas de l’espace comme cercueil peint pour nos corps vivants ». De toute manière, l’environnement bâti a un rôle socialement formateur à jouer dans la construction d’un nouveau mode de vie. Une révolution culturelle ne peut négliger la matérialité des formes spatiales de la culture et de l’existence sociale. En ce point se joue concrètement le rapport entre les recherches suprématistes, les découvertes scientifiques citées plus haut, et l’invention de formes concrètes nouvelles qui pourraient avoir un impact réel sur les formes de la vie.

Dernière implication relevée de notre part dans cette si riche réflexion présentée dans ce volume de Ligeia, et qui relie les arts plastiques et l’architecture : la question de la place du spectateur, mais que l’architecture, justement, celle dont nous venons de parler, ne laisse pas non plus de côté, pour autant qu’elle reconstruise la spatialité des « usagers ». Il est vrai que dans tout le travail des avant-gardes, la perspective linéaire classique qui assignait un point de vue au spectateur tout en lui proposant une représentation spatiale à travers le point de fuite, vole en éclat. Les arts plastiques déconstruisent ce rapport, mais les Prouns, les architectures présentées, suppriment tout point de fuite et multiplient les axes de projections, abandonnant finalement le regardeur à la variabilité totale de son champ de vision et le mettant par là même en un autre mouvement.

 

D’autres questions sont prises en charge par les différents auteurs : espérons uniquement que nous avons donné au lecteur le goût de se rapprocher de cet ouvrage. Citons-en une qu’il est nécessaire de travailler : les rapports entre le constructivisme par exemple et le marxisme. Certes ces relations sont souvent enveloppées dans un pathos un peu aveugle, parce qu’incantatoire. En réalité, ces relations sont complexes, elles prêtent à un discours varié portant notamment sur les formes de vie. L’ensemble de ce volume ne cesse de rappeler que l’on a trop longtemps parlé de ces avant-gardes sans noter les contradictions d’une histoire à reprendre

 

* Dossier : 1917-2017 : cent ans après la Révolution d'Octobre.