Rétour sur les enjeux de la "sociologie axiologique", sur ses applications à l'actualité et sur les controverses qui traversent le champ sociologique.

« J’agis selon mes valeurs ! » Dire cela, ce n’est pas nécessairement énoncer un programme d’action héroïque. Toute morale mise à part, cette formule peut aussi bien livrer une description tautologique de soi, tirée de l’observation minutieuse de notre vie quotidienne : nos valeurs, qu’on les exhibe ou qu’on les cache, sont l’une de nos principales raisons d’agir, jusque dans les circonstances les plus banales de la vie.

Ces valeurs, qui organisent notre expérience du monde, des êtres et des choses, subissent aussi leur influence en retour. Enracinées au plus profond de l’individu, elles sont en même temps des représentations essentiellement collectives, au point d’être l’un des principaux ciments des sociétés et comme la matière du commun. Elles sont donc un objet de sciences sociales, dont Nathalie Heinich, directrice de recherche au CNRS, s’emploie à renouveler l’approche avec son dernier livre Des valeurs. Une approche sociologique (Gallimard, 2017), récompensé par le prix Pétrarque de l’essai France-Culture/Le Monde.

Dans cet entretien en trois parties, elle revient d’abord sur les principaux aspects des méthodes qui doivent permettre d’étudier en sociologue l’objet complexe que constituent les valeurs. Dans un second temps, la discussion de quatre phénomènes d’actualité illustre comment la question des valeurs permet de renouveler notre compréhension des grands débats publics. Enfin, un troisième temps est réservé aux controverses plus ou moins récentes relatives aux méthodes de la recherche dans des sciences sociales déchirées entre aspirations scientifiques, convictions théoriques et revendications politiques.

 

 

LA GRAMMAIRE DES VALEURS : LES GRANDS PRINCIPES

 

A lire les nombreuses références à vos travaux antérieurs qui appuient votre propos dans Des valeurs, on a l’impression d’un livre en forme de « bilan et perspectives » : doit-on y voir votre « enseignement général » ? Et par ailleurs, comment définir cet objet sur lequel vous faites ici retour ?

En travaillant sur l’art d’un point de vue sociologique, je me suis retrouvée à manipuler du matériau qui, en grande partie, était fait de jugements de valeur : par définition, les œuvres d’art sont des choses qu’on évalue, qu’on qualifie, auxquelles on est attaché, auxquelles on donne un prix, etc. J’ai donc voulu comprendre ce qu’était cette question du rapport à la valeur de l’art, non plus en fonction de l’art – qui devient ici un objet parmi d’autres – mais en fonction de la problématique des « valeurs », qui jusqu’alors était sous-jacente à la plupart de mes travaux sur l’histoire du statut d’artiste, sur l’art contemporain et aussi sur le patrimoine (La Fabrique du patrimoine, MSH, 2009).

En essayant de donner une véritable consistance sociologique à la question des valeurs, j’ai réalisé que les jugements de valeur ne sont qu’une des formes de l’évaluation, parallèlement à la mesure, qui s’exprime essentiellement par les prix, et aussi à l’attachement, qui est une dimension très importante mais plus difficile à observer. La question économique du prix n’est donc qu’une petite partie de ce qui fait le rapport aux valeurs, et doit ainsi être relativisée. Il m’est apparu également que les choses ne sont qu’un objet parmi d’autres de l’évaluation, parallèlement aux personnes, aux actions et aux états du monde : là encore, la valeur des choses manifestée par un prix doit être comprise comme une partie d’un ensemble beaucoup plus vaste. Enfin, on ne peut clarifier la question des valeurs sans déployer, comme j’ai essayé de le faire, les trois sens du mot « valeur » : premièrement, la grandeur ou l’importance d’un objet ; deuxièmement, le statut de cet objet lorsqu’il a été valorisé et qu’il est donc devenu une « valeur » au sens de « bien » (un bien concret, tel un bijou, ou un bien abstrait, telle la paix) ; et troisièmement, les principes au nom desquels de « la » valeur, au premier sens, est accordée à « une » valeur, au deuxième sens (ce que j’appelle des « principes axiologiques », tels que, par exemple, la bonté, la beauté, la vérité etc.). C’est ce dernier aspect qui m’intéresse principalement, et auquel j’ai consacré toute la troisième partie du livre. 

L’approche des valeurs que je propose tient d’une sociologie empirique, donc basée sur des enquêtes, mais plutôt qualitatives (bien que j’aie aussi pratiqué les méthodes quantitatives). Elle tient aussi d’une sociologie compréhensive, qui travaille d’abord à mettre en évidence les motivations des acteurs, et non à expliquer leur position par des causes extérieures. Je ne dis pas qu’il faille éliminer cette visée d’explication par des causes extérieures – comme vous le savez j’ai fait mes études avec Bourdieu, ce qui m’a rendue assez familière de la sociologie déterministe – mais je pense que nous devons nous autoriser à articuler les deux approches, qui sont deux facettes de notre expérience. La sociologie compréhensive, donc, celle que j’ai le plus pratiquée en travaillant sur mes terrains, m’a amenée à mettre au premier plan la perspective compréhensive, pour analyser au plus près les jugements de valeur, qui sont d’excellents conducteurs de l’expérience et des motivations des acteurs.

Ce qui m’a incitée aussi à opérer ce renversement de la perspective, ça a été l’ambiance des sciences sociales françaises à la fin des années 1980 et au début des années 1990.  C’était notamment le moment où Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont publié De la justification. Les économies de la grandeur (Gallimard, 1991), qui a représenté une étape importante dans l’histoire de la sociologie française post-bourdieusienne. Ce livre m’a ouvert des voies, avec l’analyse typologique des façons dont les gens justifient leurs actions. Mais en même temps, ce modèle était assez frustrant, car il s’avérait très insuffisant dès lors que j’essayais de l’utiliser à propos des matériaux empiriques qui étaient les miens, et notamment, à l’époque, les réactions à l’art contemporain. L’instrument développé dans ce livre permettait peut-être d’aborder la justification des actions a posteriori, mais si on veut élargir le questionnement à l’évaluation des choses, des personnes ou des états du monde, alors il fallait élargir la problématique et revoir la typologie. C’est ce que j’ai essayé de faire en ré-articulant la problématique autour des valeurs, et en proposant une typologie plus complexe, à plusieurs niveaux.

 

Vous-même soulignez la grande difficulté, pour les acteurs donc pour tout un chacun, de prendre conscience de l’importance des « valeurs » dans la conduite de la vie sociale : comment aborder scientifiquement cet objet à la fois préconstruit et insensible ?

Attention : lorsqu’en sociologie on emploie le terme « préconstruit », il s’agit le plus souvent d’adresser une critique aux sociologues qui utilisent les catégories des acteurs telles quelles, sans les réinterroger. Pour ma part, je dirais plutôt que les valeurs sont des représentations qui « préexistent » à l’expérience de l’acteur : nous vivons dans un monde imprégné de valeurs, de même que nous vivons dans un monde imprégné de langage ; nous mettons en œuvre ce système de valeurs, comme nous mettons en œuvre le système linguistique ; et en faisant cela, nous modifions ce système en le soumettant à l’épreuve du réel. C’est pourquoi je dis que les valeurs sont à la fois préexistantes à l’action, présentes dans l’action (nous les mettons en œuvre par nos jugements) et produites par l’action, au sens où la mise en œuvre des jugements modifie ou enrichit le système des valeurs et, surtout, permet d’attribuer de la valeur aux objets, de façon plus ou moins consensuelle.

 

En quoi une approche sociologique peut-elle produire une conception singulière des « valeurs », qui se distingue en particulier des approches économiques ou philosophiques ? Et comment peut-on interroger ces valeurs de manière scientifique ?

Le problème de la valeur a effectivement été très abondamment travaillé par les économistes. Le problème est que la « mesure des choses », qui est leur objet, n’est qu’un tout petit aspect de la question des valeurs : comme je l’ai dit, outre la « mesure » il y a aussi l’« attachement » et le « jugement de valeur », et qu’en plus des « choses » il y a, encore une fois, les « personnes », les « actions » et les « états du monde ». De ce point de vue, l’approche sociologique permet de remettre en perspective l’approche économique, non pas pour la critiquer, mais pour la resituer dans une compréhension plus globale. En la matière, mon effort rejoint d’ailleurs celui de certains économistes : je fais notamment une grande part au travail d’André Orléan, dont l’approche très sociologique recoupe tout-à-fait la mienne.

Pour ce qui concerne la philosophie morale, qui existe depuis des siècles et même des millénaires, le premier problème est que son approche des valeurs est spéculative : elle élabore de façon abstraite un système normatif qui finalement ne dépend que de la décision du philosophe. Au contraire, le travail du sociologue (en tout cas le mien) consiste à travailler de manière inductive à partir du matériel empirique. La seconde grande différence par rapport à l’approche philosophique, c’est que celle-ci est bien souvent normative : il s’agit de dire quelles sont les vraies valeurs, ce que doivent être les valeurs morales. Au contraire, la principale originalité de mon approche réside sans doute dans la décision inaugurale de sortir absolument de toute normativité : je ne suis pas là pour dire, au nom de la sociologie, ce que sont les vraies valeurs. Il existe bien une sociologie morale, qui essaye elle-aussi d’expliciter voire d’affirmer ce que devraient être les valeurs pour organiser au mieux la vie en société, mais ce n’est pas non plus mon approche, qui consiste à décrire et à analyser le rapport effectif des acteurs aux valeurs. Or ce rapport aux valeurs ne peut être compris que si on part du constat que les valeurs sont des représentations collectives : ce sont des représentations agissantes, dans le sens où elles nous contraignent, mais ce ne sont pas des substances réelles, présentes dans le ciel des idées, indépendamment des acteurs.

Par ailleurs, ce ne sont pas non plus des illusions, contrairement à ce que prétendent de nombreux auteurs se revendiquant de la sociologie critique : il ne s’agit pas de spectres trompeurs qui auraient été mis en place par « le capitalisme », « la société » ou « le système » pour dissimuler des intérêts. En réalité, ce sont ces deux conceptions qui ont constitué les principales impasses qu’il s’agissait de dépasser : l’impasse spéculative de la philosophie normative, et l’impasse critique d’une sociologie matérialiste, marxiste dans le passé et bourdieusienne aujourd’hui, qui ne prend en compte les représentations que pour les dénoncer en tant qu’idéologies ou illusions, et si possible en tant qu’illusions fabriquées de toute pièce à des fins d’exploitation – on est assez près de la théorie du complot. Plus généralement, je pense que les représentations doivent avoir une place à part entière dans les sciences sociales – sociologie, histoire, etc. – et pas seulement la place d’un reste, voire d’un leurre, qui subsisterait après les faits. Pour le dire autrement, tout mon travail a consisté à prendre les représentations des acteurs au sérieux, plutôt que de leur contester leur pleine réalité ou d’en faire des images secondaires par rapport à des réalités qui, elles, seraient forcément premières.

 

Votre livre propose donc une « grammaire axiologique » qui doit permettre de déchiffrer le fonctionnement des valeurs dans les situations sociales d’évaluation et d’action. Quels en sont les grands éléments ?

Ces grands éléments ont été dégagés à partir des observations par lesquelles j’ai pu voir comment les gens, en situation réelle, produisent des jugements de valeur. A partir de là, j’ai construit par induction – et en m’appuyant aussi, bien sûr, sur quantité d’autres travaux de sociologues, anthropologues, sémioticiens etc. – une modélisation qui m’a permis de réaliser que ces jugements se construisent à travers plusieurs étapes pour se rendre acceptables: l’une des clefs est en effet qu’on est très contraints dans nos jugements.

La première étape est liée à la nature même des objets que nous évaluons, c’est-à-dire aux « prises » (ou affordances en anglais) qu’ils offrent eux-mêmes à l’évaluation : leurs caractéristiques objectives, que nous percevons et sur lesquelles nous allons pouvoir appliquer des propriétés qui vont pouvoir devenir des critères de jugement. Cette notion de « prises », que je dois au travail de Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, permet de prendre en compte dans l’évaluation non seulement le phénomène mental et cognitif que les gens ont en tête lorsqu’ils évaluent (c’est-à-dire les principes de jugement), mais aussi les propriétés des objets jugés : ce qui évite de tomber dans un constructivisme exacerbé, qui considèrerait que tout serait malléable, tout serait possible. Au contraire, les objets résistent : on ne peut pas dire n’importe quoi à propos de ce qui est ancré dans une matérialité, une objectivité.

A partir de ces « prises », nos jugements de valeurs se construisent selon des « critères » : il s’agit là de représentations mentales qui permettent de nous repérer dans ce qui nous paraît intéressant ou non dans ces objets. Par exemple, lorsque des enquêteurs du patrimoine culturel s’interrogent sur la valeur d’une vieille ferme, valeur qui déterminera l’opportunité de la sélectionner, ils vont s’intéresser à des indicateurs tels que la forme des fenêtres ou de la cheminée : ce sont là des « prises » de l’objet « ferme traditionnelle ». A ces éléments, ils vont appliquer des « critères » qui seront, par exemple, la symétrie ou la dissymétrie, la qualité du matériau employé ou la date de construction.

Souvent, l’expertise patrimoniale s’arrête à ces critères. Mais en cas de désaccord, l’évaluation remonte aux « valeurs » : des représentations sous-jacentes aux « critères », plus générales que ceux-ci, et qui s’appliquent par ailleurs à toutes sortes de domaines. En l’occurrence, les valeurs mobilisées pourront être l’authenticité, l’ancienneté, la rareté … Ces « valeurs » forment un système de représentations permettant aux acteurs de se mettre d’accord pour en faire des appuis positifs du jugement, alors qu’ils pourront ne pas être d’accord sur les « critères » qui, en situation, permettent d’appliquer cette valeur. Ces trois étapes forment une pyramide : il y a de très nombreuses « prises », de nombreux « critères », et un peu moins de « valeurs ».

A partir de ces valeurs, j’ai également réalisé que ce qui nous permet de nous orienter dans le système axiologique sont des ensembles plus larges encore, que j’ai appelé des « registres de valeurs », et qui font que, par exemple, entre les évaluations en termes de beauté, d’art ou de sublime, il existe des affinités qui permettent de regrouper ces différentes valeurs dans ce que j’appelle le registre « esthétique ». Or ce registre est très éloigné de la question du prix ou des bénéfices – qui relèvent plutôt du registre « économique » – ou de questions telles que la moralité – registre éthique – , etc. Or c’est la mise en évidence de ces grands « registres » qui permet de comprendre les controverses sur les valeurs : lorsqu’on a des objets-frontières, des objets problématiques qui font débat, on voit s’expliciter ces registres de valeurs. Mon exemple fétiche est celui de la corrida : ses partisans la défendent au nom de l’art, du style, de la tradition culturelle (registre esthétique), alors que ses opposants l’attaquent au nom de la morale et de la sensibilité à la souffrance (registre éthique). Dans ce cas, on constate l’utilité heuristique de cet instrument que sont les registres de valeurs : ils rendent largement compte du dialogue de sourds qui explique le maintien de la controverse, la difficulté à la résoudre.

 

Dans votre livre, vous soulignez que l’analyse des valeurs est également un moyen de déplacer l’analyse sociologique vers le terrain du consensus plutôt que du conflit. En quoi est-ce le cas, et qu’est-ce qui fait l’importance d’un tel déplacement ?

Effectivement, il me semble important, désormais, que la sociologie s’empare de la question de l’accord et non plus seulement de la dispute. Certes, les désaccords sont intéressants d’un point de vue heuristique, parce que les situations consensuelles sont plus difficiles à analyser du fait que  les gens parlent plus et plus volontiers en situation conflictuelle : c’est lorsqu’on est mécontent qu’on essaye d’expliciter nos pensées, de convaincre, ce qui produit un matériau beaucoup plus riche. De ce fait, sur le plan méthodologique, on a toujours intérêt à partir des conflits : c’est ce que j’ai fait au sujet de l’art contemporain.

Mais au-delà du plan méthodologique, il faut penser aussi ce qui nous permet de nous accorder. Or le partage d’un même système de valeurs, comme le partage d’une même langue, est ce qui fait qu’on peut vivre dans un monde commun, qu’on est capable de se comprendre même si l’on n’est pas d’accord. A cet égard, le système de valeurs est un système partagé : ce qui diffère c’est, en situation, la manière de mettre en œuvre telle ou telle valeur, avec tel ou tel critère, selon telle ou telle prise (voir les exemples discutés plus bas, ndlr). Mais au-delà des conflits qui se jouent à ce niveau, on peut se comprendre sur les valeurs de référence : on peut ne pas être d’accord sur ce qui est beau ou sur ce qui est immoral, mais on comprend ce que représentent les notions de beauté ou d’immoralité. C’est une grammaire commune.

 

 

LES VALEURS EN PRATIQUE : QUATRE QUESTIONS D'ACTUALITE

 

Pour mieux comprendre comment la grammaire du jugement permet de renouveler l’approche de certains problèmes, prenons quelques exemples. Et d’abord, celui du travail. D’un côté les différentes « lois travail » semblent plutôt témoigner d’une certaine valorisation du travail dans la société. D’un autre côté, les propositions de « revenu universel » expriment plutôt une certaine défiance vis-à-vis du travail. Parallèlement à cela, on peut encore avoir le sentiment que l’insistance sur l’intensité de leur travail est devenue un détour obligé du discours des artistes, qui semblent ainsi s’aligner sur les systèmes de valeurs liés à d’autres domaines d’activité. Comment peut-on rendre compte de l’ambiguïté de cette valeur, qui ressort de ces situations ?

Cette question du travail est effectivement exemplaire. Elle est l’occasion de préciser que pour ce qui concerne les valeurs, le jugement se construit autour de trois paramètres indissociables : le sujet qui évalue, l’objet évalué et le contexte d’évaluation. La question des sujets évaluateurs renvoie à des éléments bien connus en sociologie : la position sociale (selon l’âge, le sexe, la profession, le niveau de formation, etc.), ou encore la position dans un champ social limité (tel que celui de la science, ou des médias, etc.). La question de l’objet évalué renvoie plutôt à une sociologie très centrée sur la spécificité des choses, prise en compte notamment par la sociologie de Bruno Latour. Mais le contexte d’évaluation est une dimension qui n’est presque jamais prise en compte par les études sur les valeurs, ce qui s’explique en partie par le fait que c’est une dimension particulièrement fluctuante, donc difficile à appréhender. Pourtant elle est d’une importance capitale, comme j’ai essayé de le montrer dans la première partie du livre.

Pour en revenir à la question du travail, il s’agit d’une valeur qui, selon le contexte, va changer totalement de « potentiel axiologique », c’est-à-dire de capacité à valoriser ou à dévaloriser. Dans certains cas, le travail va être considéré comme un bien, c’est-à-dire une valeur au deuxième sens du terme : c’est le cas quand on se réjouit, par exemple, d’avoir trouvé du travail, c’est-à-dire un emploi. Mais il arrive aussi que le travail soit considéré comme une anti-valeur, c’est-à-dire comme une valeur négative (un « mal », en somme) : c’est ce qui arrive lorsqu’on se plaint, par exemple, d’avoir beaucoup trop de travail. De ce point de vue, la question du revenu universel a sans doute contribué à mettre en évidence une tendance à penser le travail plutôt comme une anti-valeur. Or cette tendance s’oppose à celle qui associe le travail à d’autres valeurs positives, en considérant qu’il est un élément degratification individuelle, de socialisation et de reconnaissance, et que s’en passer serait se passer d’une dimension constitutive de la vie sociale. Ici on voit bien l’importance du contexte, puisqu’il n’est pas du tout exclu qu’une même personne, dans deux contextes différents, ait deux avis opposés sur la question de savoir si le travail est une valeur ou une anti-valeur !

Enfin, en situation d’évaluation, le travail peut ne plus être en position de valeur au deuxième sens (de « bien », éventuellement réversible en « mal »), mais de principe d’évaluation, selon le troisième sens de « valeur ». C’est le cas, par exemple, lorsqu’en art on valorise une œuvre en reconnaissant qu’elle manifeste un travail de la part de l’artiste : « Au moins, là il y a du travail ! ». On le voit bien lorsqu’une œuvre d’art moderne ou d’art contemporain est disqualifiée au nom d’une absence de travail, par exemple dans le cas des monochromes : « Un enfant pourrait en faire autant ! ». Cet exemple du travail montre bien qu’à un jugement de valeur ne correspond pas forcément une place univoque et définitive dans un système de valeurs, puisque cette place varie parfois radicalement d’un contexte et d’un sujet à l’autre.

 

Prenons maintenant l’exemple de la nature. L’espace public est de plus en plus investi par la question de l’écologie. Sur un autre plan, des phénomènes tels que le véganisme ou la consommation de vins bio ou naturels connaissent une accélération rapide. On pourrait encore multiplier les exemples qui semblent manifester de manière inédite un attachement renouvelé à la « nature ». Peut-on envisager cette tendance générale comme l’émergence d’une nouvelle valeur publique prépondérante ?

Très clairement, dans ce cas, la « nature » n’est pas une valeur nouvelle, mais le résultat du déplacement de plusieurs valeurs-principes sur des objets qui jusqu’alors ne les suscitaient pas. Dans le cas du véganisme, on assiste essentiellement à un déplacement de la frontière entre les êtres auxquels s’applique le registre éthique de la sensibilité à la souffrance. Là, cette extension du domaine de l’éthique ne fait donc qu’élargir le rayon d’action d’une valeur immémoriale. S’y ajoutent d’autres arguments, qui mobilisent d’autres valeurs et d’autres registres : l’efficacité économique, la survie des peuples, l’altruisme et la solidarité, pourquoi pas le travail même (puisque nous en parlions) dès lors que la transition écologique est regardée comme pourvoyeuse d’emplois, etc.

Pour ce qui est des vins bio ou naturels, on est là avant tout dans le registre « pur », qui est très polyvalent. Or la préoccupation pour la « pureté », pour l’« authenticité », (c’est-à-dire pour un lien aussi court que possible entre un objet et son état d’origine) est une préoccupation de plus en plus vive, notamment en raison de l’incidence du développement technologique sur l’état de la planète. En l’occurrence, c’est bien l’état objectif de la planète qui bouscule le système des valeurs et qui déplace les goûts vers des produits identifiés comme plus proches de la nature. Il peut s’y ajouter aussi la mobilisation de valeurs « aesthésiques » – puisque certains considèrent sans doute que les vins bio ont meilleur goût. Ce qu’il est intéressant de constater c’est que là encore, même si les objets du débat sont nouveaux, les valeurs invoquées sont très classiques et traditionnelles : ce qui est nouveau, c’est qu’elles soient mises en avant à propos d’objets qui auparavant ne les suscitaient pas.

 

A propos de la question animale, certains redoutent que l’extension des valeurs éthiques, en reconnaissant des droits à des êtres sans subjectivité juridique, se fasse aux dépens d’autres valeurs telles que l’attachement à la participation politique. Quoiqu’il en soit de cette question précise, l’extension du champ d’application d’une valeur implique-t-elle, nécessairement ou non, la rétractation du champ d’application d’autres valeurs ?

Je ne le pense pas. Appliquer une valeur à un objet qui jusqu’alors échappait à son domaine n’implique ni de soustraire cet objet à d’autres valeurs, ni de limiter l’application de cette valeur à d’autres objets. Dans la question du véganisme, il est particulièrement intéressant de voir que des valeurs éthiques sont appliquées aux animaux, ainsi que des valeurs civiques, lorsqu’on revendique des « droits » pour les animaux. Mais lutter pour cette cause n’empêche pas de lutter aussi pour les droits de l’homme. La seule chose que cette position pourrait diminuer, c’est éventuellement de l’énergie pour la lutte, puisque si on s’engage à fond dans la défense des bébés-phoques on aura sans doute moins de temps pour militer en faveur des enfants maltraités. Mais sur le plan théorique, cela n’enlève rien.

Reste que l’insistance sur certaines valeurs peut se faire parfois au détriment d’autres valeurs, comme lorsque, dans le nazisme, la valeur de « pureté » de la race a fait passer au second plan la valeur éthique de compassion ou d’humanité (je renvoie bien sûr, sur ce point, au remarquable travail de Johann Chapoutot sur les valeurs des Nazis). Mais cela n’empêche que dans certains contextes, la hiérarchie des valeurs peut se modifier, comme lorsqu’un officier SS fait preuve d’humanité envers une personne, ou se pâme dans l’émotion esthétique procurée par une musique. Il faut, chaque fois, observer précisément les situations : il n’y a pas, encore une fois, de position univoque et définitive dans l’affectation d’une valeur à un objet.

Il est intéressant aussi d’observer comment le déplacement des valeurs peut aller de pair avec une requalification du statut des êtres. Ainsi, concernant les animaux, on pouvait distinguer traditionnellement trois catégories : l’animal domestique, l’animal de bouche élevé pour être mangé, et l’animal sauvage. Or on voit comment, progressivement, l’animal de bouche en vient à être assimilé à l’animal domestique (qui faisait déjà l’objet d’une forte personnification), en même temps que s’exprime parfois l’exigence que l’animal d’élevage redevienne un animal sauvage. Cette requalification (au double sens d’identification et d’évaluation) est étroitement liée à l’évolution des jugements de valeur.

 

Troisième exemple : l’ensemble des débats liés aux nouvelles formes de parenté que permettent les technologies du vivant semblent principalement tourner autour de valeurs. La famille, le bonheur, l’amour ou l’égalité sont le plus souvent avancés comme des arguments décisifs, aussi bien par les partisans que par les opposants à l’élargissement des formes de parenté (chacun associant des contenus différents à ces valeurs). Parmi elles, le calendrier des réformes et l’usage répété de la formule « pour tous » suggère que la valeur d’égalité ait la fonction particulière de fixer le rythme de la discussion et des réformes. Peut-on, dans ce cas comme dans d’autres, parler d’un usage tactique des valeurs ?  

C’est compliqué. La valeur peut effectivement avoir un statut de motif d’action, d’émotion, d’adhésion, d’indignation, mais il arrive aussi que le vocabulaire des valeurs soit utilisé de manière tactique pour faire passer des revendications qui existaient préalablement à leur association à ces valeurs : élaborées comme des souhaits ou des désirs individuels, elles vont être énoncées dans l’espace public au titre de valeurs afin de gagner en légitimité, en capacité à être investies par d’autres. L’actualité de 2017 nous en a donné un exemple assez exemplaire avec l’affaire Fillon. D’un côté, on a vu un candidat briguer le pouvoir en revendiquant des valeurs morales d’honnêteté, de probité, de sobriété, d’effort collectif ; et de l’autre, on a vu un homme pris la main dans le pot de confiture, accusé de s’enrichir de façon illégale depuis des décennies pour son seul intérêt privé, aux dépens du bien commun. Dans de tels cas, les valeurs peuvent effectivement avoir une fonction « instrumentale » : c’est d’ailleurs ce qui fait dire aux sociologues critiques que les valeurs ne sont que des dissimulations d’intérêts. Mais il serait évidemment excessif de considérer que les valeurs ont toujours une fonction exclusivement tactique, en négligeant la forte adhésion qu’elles peuvent susciter, à l’opposé du cynisme.

C’est parce que les valeurs peuvent faire l’objet de cet usage instrumental qu’il m’a paru important de distinguer entre ce que j’appelle « valeurs privées » et « valeurs publiques ». Les valeurs publiques sont celles que l’on peut exprimer publiquement, tandis que les valeurs privées – celles qui nous animent effectivement – sont parfois plus difficiles à énoncer : par exemple, la valeur de plaisir pour quelqu’un qui s’adonne au harcèlement sexuel est une véritable valeur, mais privée. On ne peut pas imaginer que – sauf à se revendiquer comme totalement cynique – quiconque puisse affirmer publiquement, sur un plateau de télévision : « Oui, je suis un harceleur, et je ne vois pas le problème car cela me procure un grand plaisir ».

Concernant les questions liées au mariage des homosexuels, à la PMA et à la GPA, le débat est essentiellement placé dans le registre éthique, mais avec une pluralité de valeurs qui s’enchevêtrent et s’opposent de manière extrêmement complexe, par rapport à une pluralité d’objets. Ceux qui ont été et sont favorables à une extension du mariage et de la procréation aux homosexuels ou aux personnes célibataires invoquent deux valeurs qui sont devenues tout-à-fait fondamentales aujourd’hui : la liberté et l’égalité, c’est-à-dire la liberté de devenir parents, et l’égalité des droits entre hétérosexuels et homosexuels. Dans une société démocratique, qui fait de ces valeurs les piliers du monde commun, cela les place bien sûr en position de force. Mais par ailleurs, la revendication de ces valeurs n’a pour objet que soi-même : on demande la liberté et l’égalité pour soi. Ce à quoi leurs adversaires répondent que dans cette histoire, il y a aussi d’autres êtres en jeu, notamment les enfants ; ce qui pose autrement la question éthique de la souffrance – ici, la souffrance psychique de ne pas connaître ses origines, ou d’être orphelin d’une moitié de sa généalogie. D’autres peuvent encore invoquer la nature, à travers une parenté et une filiation naturelles : là, on va se retrouver dans le registre « pur » de l’authenticité. D’autres invoqueront le registre technique de la faisabilité des nouvelles formes de procréation, ou le registre juridique de la légalité. D’autres mobiliseront au titre d’anti-valeur le registre économique de la non-marchandisation du corps humain – etc. La complexité de ces débats tient pour beaucoup à la multiplicité des valeurs et des registres de valeurs en jeu, ainsi qu’à leur labilité en fonction de leurs objets d’application. Il faut une compétence axiologique assez développée pour s’engager dans ces débats sans s’y perdre, ni risquer d’y perdre la face…

Mais puisque vous m’interrogez à ce sujet, c’est l’occasion de préciser un enjeu important du travail intellectuel. Pour ma part, j’ai pris parti et je me suis exprimée dans l’espace public sur cette question, comme sur bien d’autres sujets. Or lorsque je fais cela, j’essaye de bien faire la différence entre, d’une part, le travail du chercheur, qui publie dans des revues et dans des collections scientifiques, où il se doit d’être neutre, conformément à l’exigence de « neutralité axiologique » telle que formulée par Max Weber ; et, d’autre part, la position de l’intellectuel qui, grâce à une certaine habitude au maniement des concepts et aussi grâce à sa notoriété, qui lui permet tout simplement d’être publié, s’autorise à énoncer dans l’espace public des préconisations ou des refus, donc des propositions normatives. Une règle simple en la matière consiste à n’exprimer ces propositions normatives que dans la presse – quotidiens, hebdomadaires ou revues d’opinion telles que Le Débat ou Esprit. En revanche, je n’ai jamais fait passer la moindre opinion personnelle sur mes objets de recherche dans mes livres ou mes articles publiés dans des revues scientifiques. J’essaie de me tenir strictement à cette règle.

 

Pour conclure cette série d’exemples, et puisque la FIAC vient de se tenir avec son lot d’œuvres déconcertantes, pourriez-vous définir le « régime des valeurs » de l’art contemporain, par différence avec l’art classique et l’art moderne ?

Ce que j’ai réalisé à travers plusieurs de mes travaux sur l’art, c’est qu’il y a une grande diversité des façons de penser ce que doit être une œuvre d’art, diversité qui se modifie à travers le temps mais selon des règles assez strictes et collectives : les individus ne sont pas vraiment libres d’évoluer seuls. Ce système, c’est ce que j’appelle un « paradigme », en reprenant ce que le philosophe Thomas Kuhn avait dit de la science. Dans chacune des sciences, il y a un cadre qui définit ce qui est admis comme normal, donc les questions qui peuvent être posées à une époque donnée. Or ce cadre se modifie parfois au cours de ce que Kuhn appelle des « révolutions scientifiques », qui rendent certaines questions totalement périmées et d’autres, au contraire, pertinentes. Or, en art comme en science, on peut identifier de tels cadres et de tels changements, qui concernent les façons de « qualifier », au double sens de catégoriser et de juger : à savoir le paradigme classique, le paradigme moderne et le paradigme contemporain.  Or l’un des grands malentendus avec l’art contemporain est que, souvent, on le confond avec l’art moderne, alors même qu’il se définit contre le paradigme moderne. C’est ce que j’ai expliqué dans mon précédent livre, Le paradigme de l’art contemporain (Gallimard, 2014 – prix Monthyon de philosophie de l’Académie française).

Ce que j’ai ajouté ou développé dans Des valeurs, c’est qu’à chacun de ces paradigmes correspond un système de valeurs différent. Certaines valeurs leur sont communes : par exemple, la valeur de beauté est commune au paradigme classique et au paradigme moderne ; en revanche elle est totalement absente du paradigme contemporain : si un critique d’art contemporain parle de beauté, c’est au second degré, pour faire rire ou pour se distinguer. Dans le paradigme moderne, l’authenticité est une valeur fondamentale : elle est certes présente dans tous les paradigmes, en lien notamment avec la question de l’attribution et donc du prix, mais dans le paradigme moderne il s’agit autant de l’authenticité de la personne (sa sincérité) que de l’authenticité de l’œuvre (d’où l’importance de la signature). Dans le paradigme contemporain, la beauté a été remplacée par la valeur de sens, de signification, qui réactive le registre herméneutique, déjà présent dans le paradigme classique, notamment à propos de l’allégorie, mais dont il ne constituait qu’une petite partie. Le registre éthique était très présent dans le paradigme classique – dans une certaine peinture religieuse comme dans les scènes historiques édifiantes – mais il est absent des paradigmes moderne et contemporain. La valeur d’originalité, de singularité, de personnalité est très présente dans le moderne et dans le contemporain, mais dans celui-ci s’y ajoute une exigence de transgression : dans l’art contemporain, on doit transgresser les frontières de ce qui fait art pour le sens commun. A l’inverse, la singularité, ici poussée à son comble, était à peu près absente du paradigme classique.

On peut donc caractériser les différents paradigmes en fonction de la diversité de leurs systèmes de valeurs. Ainsi, selon qu’on regarde les œuvres à travers le prisme du paradigme classique, qui n’existe plus guère que chez les historiens d’art, à travers le paradigme moderne, qui est extrêmement présent dans les esprits de tout un chacun, ou à travers le paradigme contemporain, on n’appréciera pas les mêmes choses et, finalement, on ne verra pas les mêmes choses.

 

Dans Des valeurs, vous soulignez aussi que l’art est volontiers producteur d’« objets-frontières », qui prêtent plus que d’autres – et qui donnent à voir mieux que d’autres – des conflits de valeurs. Qu’est-ce qui rend ces objets spécifiques du point de vue des valeurs ?

Les « objets-frontières » sont des objets qui sont difficiles à qualifier parce qu’ils appartiennent à deux domaines différents, ce qui complique considérablement leur évaluation : selon la manière dont on les définit, on les rattache alors à l’un ou à l’autre de leurs domaines d’appartenance, ce qui leur donne des prises très variables. C’est le cas de la corrida, que j’évoquais tout à l’heure : elle appartient à la fois au spectacle, au sport, à l’art, pour certains c’est une forme d’édification morale, pour d’autres c’est du pur plaisir… Or dans l’art contemporain, on a effectivement une concentration d’objets-frontières, puisque la transgression est en somme la clef de sa définition, de sorte qu’entrent souvent dans son domaine des objets (ou des êtres) qui jusqu’alors n’en faisaient pas partie. 

Dans Des valeurs je prends un exemple récent : celui de l’artiste chinois Huang Yong-Ping, dont une œuvre vient encore une fois d’être interdite d’exposition, après avoir été censurée une première fois il y a vingt ans à l’occasion d’une exposition au centre Pompidou. Cette œuvre présente plusieurs animaux vivants enfermés dans une cage de verre, et qui vont s’entre-dévorer pendant la durée de l’exposition. Dans certains pays, elle a été exposée sans que cela pose le moindre problème ; dans d’autres elle a fait scandale. L’argument pour l’interdiction renvoyait bien sûr à la valeur éthique de cruauté envers les animaux. L’argument en faveur de l’exposition puisait très clairement dans le registre herméneutique, central dans l’art contemporain, en présentant cette œuvre comme l’expression symbolique de la condition humaine, d’un appel à la paix entre les espèces, etc. En revanche il n’est jamais question de beauté ; ni, sur le plan des valeurs privées, du plaisir de voir des bêtes s’entre-tuer, ce qui disqualifierait totalement l’œuvre si cet argument était énoncé dans la sphère publique. Exposée dans un contexte muséal mais exploitant des êtres vivants, cette œuvre est donc, typiquement, un objet-frontière.

 

 

SOCIOLOGIE, SCIENCE ET POLITIQUE

 

Vous présentez votre méthode d’analyse comme compatible aussi bien avec les approches « structuralistes » qu’« interactionnistes » et « constructivistes » : les sciences sociales sont-elles à une heure où elles peuvent et doivent organiser une conciliation de ces approches parfois considérées comme divergentes voire incompatibles ?

Je pense que dans les sciences sociales, les travaux de recherche sont souvent utilisés non pas pour comprendre le monde, mais pour justifier qu’on favorise des écoles de pensées ou des concepts. C’est une inversion de ce qu’est une véritable démarche scientifique, par ce que j’appelle le « fétichisme de la boîte à outils » : les concepts ne sont plus utilisés comme des instruments pour comprendre le monde, mais le travail sur le monde est utilisé pour justifier l’utilisation de tel ou tel concept. Cet usage est lié au fait que le monde des sciences sociales a tendance à fonctionner de manière très clanique : les méthodes et les concepts servent souvent de totems pour construire des clans, et on conçoit les choses de manière exclusive. Soit on est déterministe, soit on est du côté des raisons des acteurs et de l’individualisme méthodologique, etc. Cela conduit à ne voir qu’une partie de la réalité, alors qu’il faut manifestement combiner les différentes approches pour avoir une vision d’ensemble.

Lorsque je disais, tout à l’heure, que les « valeurs » que j’étudie sont présentes avant, pendant et après les situations d’évaluation, cela veut dire concrètement que les trois écoles que vous mentionnez sont pertinentes, mais à des moments différents de l’analyse. Avant, c’est le structuralisme : nous sommes pris dans un système axiologique très structuré, qui nous préexiste et qui s’impose à nous. Lorsque nous émettons des jugements de valeur en situation, donc dans l’interaction, les outils de l’interactionnisme peuvent bien sûr être extrêmement utiles. Et par ailleurs, lorsqu’on élabore des jugements de valeur, lorsqu’on les manifeste, lorsqu’on remodèle notre vision du monde à partir d’eux, nous réélaborons notre système de valeurs dans une optique qui est parfaitement en accord avec le constructivisme. L’expérience sociale se déroule en fonction de ces différents moments, et je ne vois aucune raison de choisir une approche plutôt qu’une autre, si ce n’est le moment de l’expérience auquel nous nous attachons. 

Le but n’est pas de faire de l’œcuménisme par principe : il s’agit d’élargir l’éventail des outils disponibles et de ne pas s’en priver au prétexte que l’on appartient à tel ou tel clan. Or lorsqu’on veut aborder un objet dans toutes ses dimensions – ce qui est mon cas avec les valeurs – il faut pouvoir mobiliser un maximum d’outils. Tout en gardant bien à l’esprit à quel modèle général – structuraliste, interactionniste, constructiviste – appartient chacun des concepts qu’on utilise à tel ou tel moment.

Mais au-delà de la seule sociologie et de ses modèles propres, j’essaye aussi avec ce livre de parler à d’autres disciplines : mon propos est de mettre en forme un modèle général qui soit utilisable par des philosophes, des juristes, des historiens, des anthropologues… Et c’est sans doute ce qui m’intéresse et me satisfait le plus.

 

Partagez-vous les constats formulés dernièrement par Gérald Bronner et Etienne Géhin, selon lesquels une certaine sociologie serait aujourd’hui trop idéologisée pour produire des résultats véritablement pertinents sur le plan scientifique ?

Le problème de ce livre est sans doute qu’il exprime des options qui donnent prise à des interprétations caricaturales – ce qui est toujours le risque auquel expose ce genre de positions. Sur le fond, je pense qu’ils ont parfaitement raison de lutter contre l’emprise d’une sociologie déterministe très bornée, qui a tendance à considérer que tout ne peut s’expliquer que par l’origine sociale, par la domination, etc. Ce n’est pas que ces facteurs ne soient pas réels ; mais il faut aussi prendre en compte la capacité des acteurs à arbitrer, à ne pas être seulement déterminés par des éléments extérieurs. La caricature, c’est qu’on risque toujours de retomber dans le débat Bourdieu-Boudon, déterminisme-individualisme, qui est un débat stérile, parce que ces deux dimensions sont pertinentes : encore une fois, tout dépend du moment de l’expérience sociale qu’on essaye de saisir. En tout cas, je suis favorable à ce qu’on essaye de les articuler, plutôt que de les opposer.

Là où Bronner et Géhin sont plus incisifs, et à juste titre agressifs, c’est lorsqu’ils reprochent à une bonne partie de la sociologie de la domination de se fonder sur une ontologie absurde : à savoir une ontologie qui sous-entend que des concepts abstraits pourraient avoir des intentions et conduire des actions au même titre que des personnes. C’est un travers que j’avais déjà moqué dans mon Bêtisier du sociologue (Klincksieck, 2009) en parlant d’« anthropomorphisme conceptuel » : on prend des concepts, comme « le capitalisme », « la société », « le système », et on les fait agir comme des individus animés d’intentions – souvent cachées, d’ailleurs. C’est un empêcheur de penser, oubliant que les acteurs, leurs motivations, les contextes, les contraintes, bref tous les aspects d’une situation, sont des variables à prendre en compte simultanément. Si on veut pouvoir articuler les apports des différentes approches – structuraliste, interactionniste, constructiviste – pour améliorer notre compréhension du monde social, il faut absolument en finir avec cette ontologie-là, et avec ce réflexe consistant à conjuguer des verbes d’actions avec des concepts abstraits : « la société » ne « veut » pas ceci, elle ne « fait » pas cela, « le capitalisme » non plus. Ces propositions non seulement n’ont pas de sens, mais en plus elles dérivent vers le complotisme. Je reviens sur toutes ces questions dans un dossier coordonné avec Gérald Bronner, publié dans le dernier numéro du Débat, où je m’exprime sur ces « Misères de la sociologie critique ».

Bref, je suis d’accord avec la position de principe de Bronner et Géhin sur cette question, même si je ne dirais peut-être pas les choses de la même manière et si je ne suis pas complètement d’accord avec eux au sujet de l’usage que l’on peut faire des sciences cognitives pour argumenter sur la capacité dans laquelle sont les acteurs – je pense que la sociologie a déjà ses propres modèles qui permettent d’en rendre compte. Mais ce n’est pas fondamental dans leur argumentation. En tout cas, ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus.

 

Il me semble pourtant que parfois, une certaine légèreté méthodologique peut se glisser jusque dans les textes de ceux qui revendiquent la plus haute exigence. Comment la discipline peut-elle faire le ménage en son sein pour garantir un niveau minimal de rigueur ?

Le principal défi qui se pose à la scientificité de la sociologie est la question du militantisme, c’est-à-dire l’utilisation de la sociologie pour justifier des positions militantes. Ce genre de pratiques mobilisent, certes, ce qui a été hérité de Bourdieu, c’est-à-dire le passage obligatoire par le travail empirique, par des enquêtes ; mais les enquêtes utilisées dans ce cadre militant ont une visée non pas heuristique mais de confirmation des positions pré-existantes : on est assuré d’obtenir à l’arrivée ce qu’on avait déjà au départ, après avoir injecté dans l’analyse, voire dans la fabrication des données, les notions fétiches de « dominant », « dominé », « champ » et « habitus ». Ce sont des pseudo-enquêtes qui n’apprennent rien, qui donnent une vision du monde très partielle et déformée, et dont les effets politiques peuvent être ravageurs. Le fait, notamment, que l’on confonde régularités statistiques et régularités personnelles, qu’on laisse entendre qu’une origine populaire bloque toute possibilité d’ascension, peut conduire les sujets à une forme d’auto-interdiction – sans compter la sollicitation de formes de complotisme plus ou moins explicites. Cela conduit aussi à une vision du monde entièrement conflictuelle, où tout est objet de soupçon, d’accusations de cynisme et d’intéressement : finalement, cette sociologie décrit un monde absolument invivable. Or bien sûr que tout cela existe, mais cela ne résume pas le monde, et l’on ne fait que la moitié du travail si l’on ne cherche pas à comprendre aussi ce qui fait que le monde tient, que nous ne sommes pas en guerre permanente, qu’il existe du commun en partage. De mon point de vue, l’objectif principal aujourd’hui est donc de protéger la recherche en sciences sociales du militantisme. C’est-à-dire, en d’autres termes, d’affirmer l’autonomie et la spécificité des valeurs épistémiques, qui ne doivent pas être confondues avec les valeurs civiques.

 

Les institutions – universités, CNRS, éditions… – on-t-elle des moyens pour renforcer l’auto-régulation de la discipline ?

C’est extrêmement difficile. Vous savez peut-être qu’au CNRS, les classements opérés par la commission de sociologie au printemps dernier ont été modifiés par la direction, ce qui a provoqué un tollé ; mais lorsqu’on regarde l’affaire dans les détails, on constate que les trois dossiers retenus relevaient tous de la mouvance bourdieusienne, qu’ils n’étaient clairement pas à la hauteur du point de vue de l’exigence scientifique, et que par ailleurs les candidats étaient tous liés à l’un des membres de la commission. La direction est intervenue pour assurer un minimum de pluralité, ce qui me paraît parfaitement conforme à sa mission. Mais le problème vient en grande partie du règlement interne, puisqu’une moitié de chaque commission du CNRS est élue sur liste syndicale – une situation quelque peu étrange s’agissant d’expertise scientifiques…  Dans ces conditions, les moyens de lutter contre la politisation à outrance de la recherche – et, plus généralement, contre les effets de clientélisme – sont assez limités. On pourrait même dire que dans ce cas, le règlement lui-même trahit une confusion entre le registre épistémique et le registre civique : les procédures démocratiques de représentativité syndicale ont été introduites sans réflexion dans les procédures d’expertise scientifique, qui devraient être les seules légitimes pour recruter et promouvoir des chercheurs.

Quant aux chercheurs, à chacun de faire ce qu’il peut à son niveau. De mon côté, lorsque cela me semble possible et souhaitable, je critique les travaux qui ne me semblent pas corrects sur le plan scientifique. De ce point de vue, nous avons clairement une obligation de critique – une critique proprement épistémique, bien sûr, portant sur les concepts et les méthodes, et non pas sur les objets de la recherche – qu’il faut prendre au sérieux et suivre sans états d’âme.

Le problème, c’est qu’entre les chercheurs attachés à défendre des critères de scientificité et ceux qui sont persuadés de défendre les « dominés » contre les « dominants », il n’y a en réalité aucun dialogue possible. En outre, il y a une sorte d’omerta sur ces questions : dans le cadre des discussions privées, il est assez clair qu’une grande partie des chercheurs est sidérée par la médiocrité de bon nombre de recherches trop évidemment militantes. Mais dans le cadre public, en commission, dans des conférences, dans des articles, vous ne pouvez pas le dire, sauf à risquer pour votre carrière – ou sauf si vous n’avez plus grand-chose à craindre. Parce que ceux qui produisent ces travaux militants occupent aussi des positions de pouvoir au sein de l’université.

 

Le problème n’est-il pas, aussi, celui de l’organisation des rapports entre les médias de référence et le monde de la recherche ?

Peut-être, mais il faut aussi voir dans quelle situation ils se trouvent eux-mêmes. Il y a quelque temps, j’ai été interviewée par une journaliste du Monde sur les débats qui clivent les chercheurs à propos de la laïcité, du voile, de l’islamophobie, etc. Elle a fini par m’avouer qu’au sein de leur rédaction, les journalistes étaient tout aussi divisés, et qu’ils s’opposaient sans cesse autour de ces questions. Dans ces conditions, il est encore plus difficile pour les journaux de se mettre d’accord sur des principes de veille au sujet des intervenants auxquels ils donnent la parole.

 

Pour autant ces prises de paroles ont vraisemblablement des conséquences sur le crédit des sciences sociales.

Bien sûr, le fait que des universitaires signent des tribunes délirantes a sans doute des conséquences, et on se demande pourquoi, face à cela, le milieu universitaire ne réagit pas davantage. Car effectivement, nous sommes en train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis : nous avons la chance d’être payés pour produire et transmettre du savoir, de la connaissance objective, or des gens utilisent ces positions pour produire des discours simplement militants, qui n’ont rien à voir avec du savoir objectif. Je ne vois pas pourquoi les autorités ne diraient pas un jour : « ça suffit, on ne va pas continuer à payer des gens pour qu’ils proclament leurs opinions ». C’est même dangereux pour la survie d’un système académique où les sciences sociales sont censées être basées sur un minimum d’expertise et de critères de scientificité. C’est pour cela que sur le fond, Bronner et Géhin ont raison d’insister sur l’importance de maintenir des critères méthodologiques exigeants et, si possible, consensuels