L'idée de la fragilité humaine est-elle une marque distinctive de la pensée occidentale et latine?

Le dernier livre de Jean-Louis Chrétien que publient ces jours-ci les éditions de Minuit – le trentième, si notre compte est bon – est à l’image de la plupart de ceux qu’il a écrits depuis ces trente dernières années : à la fois d’une grande beauté et d’une remarquable profondeur. Sobrement intitulé Fragilité, l'ouvrage relève, si l’on veut, de l’histoire des idées, en ce sens où il balaie un large spectre de la culture occidentale en l’examinant sous l’angle privilégié de la thématique de la fragilité de la condition humaine, mais d’une histoire des idées non seulement beaucoup plus savante que celles que l’on peut lire ailleurs (pas moins de vingt siècles de culture sont convoqués), mais plus puissante aussi dans la mesure où s’y donne à lire une thèse philosophique audacieuse qui commande de haut toutes les analyses de détail.

Cette thèse peut être présentée, nous semble-t-il, assez simplement. Mais avant de s’y risquer, il convient de s’entendre sur le sens du mot même de « fragilité ». Est fragile, dit l’auteur, ce qui se peut briser. La brisure peut survenir tout à coup et de façon inattendue, s’opposant de ce fait à un lent processus d’usure, d’érosion, de fatigue. Surtout : la brisure, consécutive à la fragilité, est immanente en ce sens où l’on peut se briser de soi-même et non par un choc ou une agression venant d’ailleurs. C’est par ce biais qu’une différence notable au regard de la notion de vulnérabilité peut être mise en lumière. Est vulnérable ce qui peut être blessé, ce qui suppose une atteinte venant de l’extérieur. En ce sens, seul le vivant est susceptible d’être blessé, tandis que la fragilité peut qualifier des êtres inanimés (tel le verre – exemple paradigmatique). Le point commun entre les deux termes tient à ce qu’ils désignent l’un et l’autre une possibilité inscrite dans la constitution de l’être en question, et qui ne cesse de lui appartenir quand bien même elle ne serait pas passée à l’acte ou mettrait très longtemps à le faire.

Mais revenons à la fragilité. Le propre de ce qui se révèle « fragile » consiste en ce qu’il n’est pas nécessaire que le coup vienne de l’extérieur pour qu’il se révèle tel. Un être ne se brise que selon lui-même et selon sa propre structure. C’est ce que l’on appelle, en géologie – avant que cette idée ne soit transposée en psychologie et en sociologie –, les plans de clivage pour désigner la façon dont un minéral se fracture et se divise, laquelle varie notablement d’un type à l’autre. L’homme, sur le plan spirituel, a lui aussi ses lignes de faille, toutes aussi variables historiquement et socialement, et plus encore individuellement : chacun, par le cours de sa vie et de sa personnalité, a sa ligne de faille, selon laquelle il peut se briser. Les effondrements brutaux autant qu’imprévus tiennent justement à cette singularité.

Dans les pages importantes de l’introduction, l’auteur s’efforce de montrer qu’il importe de ne pas confondre la faiblesse avec la fragilité. Il peut y avoir des faiblesses sans fragilité et des fragilités sans faiblesse. La thèse que défend Jean-Louis Chrétien s’énonce en ce point : « la fragilité, comme mot et concept décisifs pour penser la condition humaine, forme une marque distinctive et comme une signature de l’Europe occidentale, c’est-à-dire latine ». Il ne s’agit certes pas de dire que les Grecs aient tout ignoré de la thématique de la fragilité de l’existence, mais que les versions innombrables qu’ils en ont proposé évoquent non pas la fragilité, mais – et c’est très différent – la faiblesse de la condition humaine, en tant que cette dernière est liée aux revers imprévisibles de la fortune. Pour les Grecs, la faiblesse humaine tient à son exposition  à une puissance aveugle sur laquelle nous ne pouvons avoir la moindre maîtrise, et dont rien, même et surtout la plus haute position sociale, ne peut nous garantir. Comme l’écrit magnifiquement l’auteur, « ce n’est pas moi, ici, qui me brise ou m’effondre (même si cela peut en être la conséquence), mais le sol sur lequel je me tenais, les conditions d’existence que j’avais considérées comme acquises, et qui définissaient mon rapport habituel au monde et ma place en lui ».

Si, en revanche, l’on entend par « fragilité » notre chute dans le mal et notre propension à y verser ou glisser aisément, alors il faut reconnaître, selon l’auteur, que la thématisation d’une telle idée constitue une nouveauté dans la culture occidentale – nouveauté qui se lit en toutes lettres dans le Nouveau Testament, notamment les Epîtres de saint Paul aux Corinthiens.

Est-ce à dire que le christianisme doive se voir reconnaître seul le mérite de l’introduction d’une telle vision de l’humanité ? Ce n’est pas cette thèse que soutient l’auteur : « Si le concept de fragilité a reçu de son usage et de son approfondissement par la pensée chrétienne une inflexion et une empreinte qu’il ne pourra plus perdre, ce n’est pas elle, pour autant, qui l’a introduit. (…) C’est par l’office de Sénèque où il est fréquent, de Pline l’Ancien, (…) que le mot acquerra son poids propre, avant d’être repris et enrichi, tout comme infléchi, par les Pères latins de l’Eglise. Il deviendra le titre d’une dimension de la condition humaine (…), dimension en droit ineffaçable de la vie temporelle, mais où notre existence peut se déployer selon des modes divers, voire opposés ».

C’est cette thèse que l’ouvrage entreprend de défendre en procédant thématiquement (afin d’éviter, dit l’auteur, l’aspect fastidieux d’un catalogue d’auteurs abordés de façon monographique), sans distinctions de période, par des lieux ou des symboles récurrents de l’humaine fragilité, de la naissance au verre ou aux ruines, comme de ses modes d’apparition et de perception, avec l’étude des liens entre beauté et fragilité.

On lira ainsi avec beaucoup d’intérêt les pages, dans les chapitres 1 à 5, que Jean-Louis Chrétien consacre aux bulles de savon de Chardin, aux fêlures d’Emile Zola, de Henry James, de Scott Fitzgerald, à la poétique des ruines de Diderot, etc. Les pages philosophiquement les plus fortes se situent dans les chapitres 6 à 8, dédiés à une analyse du concept même de fragilité, où il est question de Sénèque et de Pierre Nicole, de saint Ambroise de Milan, de Jean Cassien et de saint Augustin, et enfin, en une sorte de point d’orgue, du dernier Kant.

L’ensemble, répétons-le, est à tous égards remarquable. Sur tous les sujets abordés, Jean-Louis Chrétien fait preuve d’une connaissance parfaite de ce dont il parle, attestant une longue fréquentation des œuvres commentées. L’ampleur de la culture mobilisée, la finesse des analyses développées, le soin particulier apporté à l’écriture, font de ce livre une lecture passionnante.

Nous nous permettrons toutefois d’avancer, pour finir, quelques réserves, lesquelles ne valent pas objections et encore moins remarques critiques. Comme il arrive bien souvent dans les travaux d’histoire des idées ou dans les essais qui prétendent embrasser du regard des siècles entiers de culture, la thèse d’une rupture épocale, de l’émergence d’une nouveauté radicale (même si elle a été longuement préparée), du passage d’un monde à l’autre, etc., peine à convaincre pleinement le lecteur. De L’histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault aux récents essais de Michaël Foessel, ce biais d’analyse – inlassablement répété ces dernières décennies, sous l’influence lointaine de Heidegger –, s’il est sans doute bien utile pour donner du piquant à l’histoire que l’on raconte, se révèle à l’examen n’être qu’un parti pris et un tour rhétorique.

Aussi avouons-nous ne pas trouver convaincante la thèse centrale selon laquelle la fragilité, « comme mot et concept décisifs pour penser la condition humaine », constituerait « la marque distinctive et comme une signature de l’Europe occidentale, c’est-à-dire latine », laquelle, en tant que telle, serait absente de l’horizon de pensée de la Grèce ancienne. Si la fragilité désigne la propension au mal, le glissement immanent qui est aussi bien une chute vers l’abîme, alors il ne nous semble pas que les Grecs aient ignoré la puissance de cette ligne de faille, et il nous paraît au contraire évident qu’ils ont cherché à la thématiser sous le nom d’akarasia ou faiblesse de la volonté – laquelle est bien une faiblesse interne de la volonté, et non pas une faiblesse provoquée extérieurement par la Fortune ou les coups du sort. On ne s’explique pas que pas un seul mot ne soit dit sur ce sujet dans les quelques 270 pages de l’ouvrage.

De manière corollaire, on s’étonne de voir avec quelle rapidité les morales anciennes, avec primauté de celle d’Aristote, sont considérées comme n’ayant pas su faire droit à la « dimension » de fragilité de l’existence humaine, alors même que cette thématique peut légitimement y être tenue pour fondamentale, comme l’a magistralement montré Martha Nussbaum dans une étude récemment traduite en français sous le titre de La fragilité du bien, auquel l’auteur ne fait curieusement jamais référence.

En outre, il nous paraît regrettable que l’enquête de Jean-Louis Chrétien porte presque exclusivement sur des auteurs appartenant à la tradition de pensée chrétienne au sens large, qu’il s’agisse de ceux qui ont directement contribué à sa formation (saint Ambroise, Cassien, saint Augustin) ou de ceux qui  y ont puisé une bonne partie de leur inspiration (Kant). La ligne de fuite qui conduirait d’une réflexion sur la propension au mal à la perversité n’est jamais suivie, alors que tout y inviterait pourtant. Mieux encore, la sécularisation du thème de la propension au mal sous la plume de celle dont l’on peut considérer qu’elle a livré la réflexion la plus approfondie sur le thème du mal depuis Kant, à savoir Hannah Arendt, n’est jamais étudiée : le thème de la banalité du mal n’est jamais évoqué et Eichmann à Jérusalem n’est jamais cité. Faut-il voir dans de tels partis pris un nouveau témoignage de la fragilité humaine, trop humaine ?