Les California Rolls viennent d'un syncrétisme culinaire fruit de la mondialisation. Mais de tels transferts avaient déjà cours au Moyen Âge !

Il paraitrait que la France est la première consommatrice de sushi derrière le Japon… Si vous faites partie des adeptes du poisson cru, il vous est surement déjà arrivé de manger des California Rolls (ou des Alaska Rolls), ces makis avec une feuille d’algue à l’intérieur et qui contiennent généralement du poisson cru et de l’avocat. Mais saviez-vous que cette création est en fait le résultat de décennies de mélanges culinaires ? Les makis viennent du Japon, très bien, mais l’avocat a été introduit seulement il y a une centaine d’années dans l’archipel. Le saumon est une manie japonaise assez récente également. Et quant au fait de glisser l’algue à l’intérieur du maki au lieu de l’extérieur, c’est parce que les premiers mangeurs de makis non-japonais, les habitants d’Amérique du Nord, trouvaient l’apparence et la consistance des algues étranges, alors les chefs japonais les ont cachées à l’intérieur.

Des décennies de brassage culturel, et le résultat est plutôt bon non ?

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Mais je m’égare…

Maintenant que vous êtes bien au point sur l’histoire des California Rolls, si je vous disais qu’on trouve ces mêmes phénomènes d’échanges culinaires au Moyen Âge ?

 

Au Nord, la bière, au Sud, les pizzas…

 

Bien sûr, le poisson cru sur riz vinaigré n’est pas franchement une spécialité de l’Europe médiévale… Mais cela ne veut pas dire que la cuisine était moins inventive au Moyen Âge qu’aujourd’hui, ni moins sensible aux influences diverses.

À côté des cardinaux et de leur suite, on trouve aussi à Rome une multitude de communautés étrangères qui vivent dans la Ville Éternelle, attirés par la présence d’une cour si nombreuse. Se côtoient Allemands, Toscans, Français, Grecs…. dans des proportions plus moins importantes. Et chacun a des habitudes alimentaires bien différentes et les stéréotypes vont d’ailleurs bon train. Les Anglais aimeraient le doux et le sucré, quand les Bretons aimeraient le beurre, les Flamands boiraient de la bière et les Italiens quant à eux, seraient déjà en train de cuire des pizzas et des pâtes… Est-on vraiment très surpris ?

Toutes ces différentes communautés sont bien présentes dans les métiers de l’alimentation à Rome, comme ailleurs en Italie. Les Allemands en particulier sont très souvent boulangers en ville, mais sont aussi nombreux chez les panetiers – ceux qui s’occupent du pain – ou les bouteillers pontificaux. Le syncrétisme alimentaire se retrouve à toutes les échelles, de la boutique de quartier jusqu’à la table bien garnie d’un cardinal.

 

La Babel gastronomique romaine

 

 

Ce mélange international dans le creuset romain allié avec la présence de l’élite de l’Église fait de Rome une « Babel gastronomique » selon Bruno Laurioux. Ces prélats venus de toute l’Europe sont censés ne pas succomber au péché de gourmandise – un des sept péchés capitaux ! – mais n’en ont pas moins dans leurs bagages des cuisiniers de haut vol, parfois originaire de leur région. Ils se font également une lutte acharnée pour débaucher les meilleurs parmi les cuisiniers de leurs collègues. Selon un observateur contemporain, Angelo da Recanate :

« Ils ne se préoccupent que d’avoir les vins les plus rares et les plus exquis, les plats les plus fins, et même les mieux formés, non pas issus d’une même nation mais de toutes celles qu’ils jugent l’emporter sur les autres dans cet art. »

 

Du maki à la tarte à la ricotta

 

Ce mélange de communautés et ces cuisiniers qui circulent de tables en tables donnent des réalisations bien concrètes. Les cultures alimentaires présentes à Rome se mélangent et puisent dans les possibilités offertes par les produits locaux et du Sud de l’Italie. L’un des symboles de la pâtisserie italienne en est d’ailleurs issu. Si vous franchissez les portes d’un restaurant romain ou du sud de l’Italie, on vous proposera une belle tranche d’un gâteau à la pâte sablée fourrée de ricotta parfumée… Quoi de plus typiquement italien ?

Et pourtant ! La tourte fourrée au fromage est un des marqueurs les plus flagrants de l’empreinte allemande sur la cuisine romaine. Les cuisiniers allemands ont ensuite adopté le fromage frais qu’ils trouvaient à Rome, la ricotta, et se sont adaptés au goût italien en l’agrémentant de zestes d’oranges, de pignons ou de raisins secs.

Aujourd’hui encore, les connaisseurs savent que la meilleure tarte à la ricotta peut se trouver dans une petite échoppe romaine, au cœur du ghetto, qui a abrité une large communauté juive issue d’Europe du Nord depuis le Moyen Âge. La Pasticceria Boccione – courrez-y, je vous assure que c’est l’une des meilleures choses que vous mangerez de votre vie... – est la digne héritière de ces générations d’étrangers à Rome qui ont apporté leurs habitudes culinaires, les ont adaptées aux circonstances et créé ainsi une identité gastronomique romaine.

La tarte à la ricotta est un bel exemple de transfert culturel entre des immigrés allemands et Rome. Mais c’est aussi tout un symbole : ce qu’on prend parfois pour un des signes les plus évidents d’une identité culturelle nationale est en réalité le fruit d’échanges, de rencontres et de partages. Alors que le california rolls semble être le pur produit de la mondialisation du XXe siècle, la même chose avait déjà cours au Moyen Âge. Les frontières sont toujours plus poreuses, les identités toujours plus fluctuantes qu’on ne le croit, et si l’on remonte un peu, on retrouve même l’héritage des boulangers allemands chez les mamma italiennes.

 

 

Pour aller plus loin :

- Bruno Laurioux, Manger au Moyen Âge. Pratiques et discours alimentaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris, Hachette, 2002.

- Bruno Laurioux, « Rome, Babel gastronomique au XVe siècle », dans Beatriz Arìzaga Bolumburu , Jesús Á. Solòrzano Telechea, Alimentar la ciudad en la Edad Media, Logroño Instituto de Estudios Riojanos, 2009, p. 491-510.

 

À lire aussi sur Nonfiction :

- Christian Ruby, "La culture européenne, culture de l'échange", compte-rendu d'Emmanuel Loyer, Une brève histoire culturelle de l'Europe, 2017.

- Ainhoa Jean, "Slow is the new green".

- Flornet Parmentier, "Un bourgogne qui passe bien", compte-rendu de Jean-François Bazin, Le vin de Bougogne, 2014.

 

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