Marx avant le marxisme, à l'émergence du mouvement ouvrier.

Avec Le Jeune Marx, Raoul Peck relève le double défi de rendre compte de l’élaboration d’une illustre pensée philosophico-politique et de reconstituer à l’écran le contexte historique qui lui a servi de cadre. Pour ce faire, le réalisateur choisit, comme avant lui Margarethe von Trotta pour son film sur Hannah Arendt, de se limiter à une période précisément circonscrite de la vie de son personnage : il s’agit ici des années d’exil de Marx à Paris, puis à Londres en passant par Bruxelles, de 1843 jusqu’à la publication en 1848 du Manifeste du Parti Communiste.

Comme souvent dans le cinéma de Peck, les questions de l’engagement de l’individu et de l’émergence des idées progressistes sont placées au centre du viseur. Un des principaux sujets d’I Am Not Your Negro, sorti au printemps de cette année et consacré à l’écrivain afro-américain James Baldwin, était ainsi la place de l’intellectuel dans la dynamique d’émancipation d’une minorité opprimée.

Avec ce nouveau film, c’est une autre série de questions qui illustre cette problématique. Quel rôle peuvent jouer trois jeunes gens d’une vingtaine d’années – Karl Marx, sa femme Jenny et Friedrich Engels – à un moment crucial de l’histoire de la classe ouvrière, lorsque la notion même de mouvement ouvrier peine encore à émerger ? Le milieu parisien de petits artisans dans lequel vivent Karl et Jenny est en effet aux antipodes de celui dans lequel vivent les ouvrières de l’usine de textile du père de Friedrich à Manchester. Bien qu’ils soient tous deux issus du monde bourgeois, l’amitié et la complémentarité entre Marx et Engels sera décisive dans ce processus, leur approche matérialiste témoignant de l’importance des modes de production comme déterminants de la société et des rapports entre les classes. Certains sujets demeurant aujourd’hui d’une grande actualité sont aussi traités avec finesse, notamment celui du rapport avec les idées et structures existantes. Les échanges entre Karl Marx et Pierre-Joseph Proudhon (magistralement incarné par Olivier Gourmet, ici dans un second rôle) sont à ce titre passionnants, tout comme la question de l’entrisme au sein de la Ligue des justes, fondée en 1836 et dont le deuxième congrès, en 1847, offrira à Marx et Engels l’occasion de rédiger leur manifeste.

Pour autant, au-delà de toutes les réflexions d’ordre socio-économique que le film pourra susciter, Le Jeune Marx est loin de se limiter à un traité de vulgarisation, et son ambition dramaturgique est importante. On note à cet égard que le rôle de Jenny n’est pas négligé puisqu’elle est la première à critiquer de façon constructive les productions de son mari (la scène de la « critique » de la Critique de la philosophie du droit de Hegel est à ce titre très amusante). C’est elle aussi qui permet à Marx de s’installer à Bruxelles puis Londres et, en définitive, c’est sur elle que repose le duo de noceurs constitué par les deux hommes, que le film montre friands de longues soirées alcoolisées entrecoupées de non moins longues parties d’échecs.

Les deux comédiens principaux sont allemands mais plurilingues : August Diehl qui joue le rôle principal était à l’écran dans En mai fais ce qu'il te plaît tandis que Stefan Konarske – Engels – apparaissait déjà dans la série Un Village français. Le film respecte les différentes langues et la version originale sous-titrée s’impose plus que jamais pour en profiter pleinement.

Dans l’année où l’on célèbre les 150 ans de la parution du premier tome du Capital, le film se révèle bien plus qu’un hommage aux penseurs du pays où le réalisateur a vécu ses premiers engagements ; il constitue également un hymne à l’engagement, pour une époque (la nôtre) où les injustices structurelles ne sont pas moins criantes qu’à celle de Marx