Un ouvrage qui porte sur la présence d'un imaginaire de la Shoah dans des films traitant d'autres sujets.

La première fois que j’ai vu Django Unchained de Quentin Tarantino (2012), j’en suis ressorti avec l’impression tenace que si l’intrigue du film portait explicitement sur l’esclavagisme dans le Sud des États-Unis, l’enjeu se situait quelque part du côté de l’historiographie du génocide des Juifs. Point par point, je construisais alors dans mon esprit une sorte de parallèle entre le scénario et le sujet qui me semblait être au centre du film. Par exemple, Stephen (interprété par Samuel L. Jackson), le majordome noir du domaine de Candyland, m’apparaissait être un personnage renvoyant à la figure historique du chef de Conseil juif (Judenalteste). Je faisais alors des liens avec la façon dont, trois ans auparavant, Inglourious Basterds m’avait semblé avoir pour thème la réappropriation de la violence par les Juifs après le génocide. Quand j’ai revu Django en 2015, ces impressions me sont apparues être un peu moins évidentes.

Il faut dire qu’en 2012, je travaillais moi-même sur l’inscription du film de Claude Lanzmann Shoah dans l’historiographie contemporaine de sa réalisation (1973-85). Ce travail reposait sur l’analyse croisée des entretiens tournés par l’équipe entre 1975 et 1979 et des principaux écrits des conseillers historiques du film (Raul Hilberg et Yehuda Bauer). Cette recherche intensive pouvait « contaminer » ma perception de films portant sur d’autres sujets. Cela signifie que mon regard et le point de vue que je pouvais exprimer étaient culturellement informés et influencés par mes intérêts du moment (cette idée est celle du « gaze » largement développée dans les études culturelles anglo-saxonnes).

 

Les images clandestines de la Shoah : un débat préexistant

 

C’est tout l’objet de l’ouvrage d’Ophir Levy, Images clandestines : métamorphoses d’une mémoire visuelle des « camps » que de placer ce type de phénomènes associatifs au cœur de l’analyse. J’attendais ainsi la publication de cet ouvrage issu d’une thèse soutenue à la Sorbonne dans un mélange d’enthousiasme et d’appréhension. Enthousiasme, car la qualité des travaux d’Ophir Levy est connue de ceux qui s’intéressent à la culture visuelle du génocide. Il est notamment l’auteur de remarquables articles parus dans la Revue d’histoire de la Shoah et dans Critiques. Appréhension, car les défis posés par un tel sujet sont grands. Comme le rappelle Sylvie Lindeperg dans la préface du livre, l’auteur « s’aventure sur une voie périlleuse » en s’efforçant « de suivre la trace des images clandestines du système concentrationnaire et du génocide des Juifs, ces fragments d’un imaginaire qui travaillerait souterrainement les motifs et les formes de films n’affichant pas de lien explicite avec la Seconde Guerre mondiale » (p. 5).

Un tel chemin avait déjà été arpenté en 2007 dans un ouvrage dirigé par Jean-Michel Frodon, Le cinéma et la Shoah (éditions des Cahiers du cinéma), qui avait notamment provoqué à l’époque l’ire de Michel Ciment (Positif de mars 2008). Sur un ton un peu moins pamphlétaire, mais à peine moins critique, l’historien du cinéma Vincent Lowy écrivait alors : « À nouveau, le débat fait rage : et si Alfred Hitchcock était le grand cinéaste de la Shoah ? Et si Psychose et la scène du meurtre sous la douche constituaient une allégorie évidente de la disparition des Juifs dans les chambres à gaz ? Et si les rayures du générique du film renvoyaient au pyjama des déportés ? Et si, et si, et si… Autant de propositions discutables »   . On le voit, ce type d’entreprises théoriques rencontre donc de fortes résistances.

Il est important de noter, comme le titre de l’ouvrage l’indique, que c’est moins l’intrigue des films étudiés, que les thèmes visuels – images clandestines – présents dans ceux-ci qui intéressent l’auteur. Ainsi, l’anecdote que j’ai rapportée en introduction ne correspond pas exactement à ce que l’auteur place au centre de cet ouvrage. Ophir Levy propose en fait une analyse d’une érudition impressionnante – « ignorant le clivage imbécile qui oppose cinéma d’auteur et culture populaire » (p. 74) – portant sur des imageries qui sont plus ou moins évidemment reliées au génocide. Le sujet pourrait donc être rapproché de l’identification de « formes visuelles de l’histoire » (Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008), voire de « figurations de l’histoire » propres à certains réalisateurs (Christian Delage et Vincent Guigueno, L’historien et le film, Paris, Gallimard, 2004). Rappelons qu’Antoine de Baecque faisait du regard caméra une manifestation de la présence par effraction du génocide dans des films de fiction portant sur des sujets bien éloignés de la Shoah   . Cependant, cette voie n’est pas non plus celle choisie par l’auteur. La décision de ne pas revenir sur les débats historiographiques portant sur le sujet du livre et sur l’historiographie des rapports entre le génocide et le cinéma est à noter, au même titre que le choix d’un appareillage critique centré sur la philosophie continentale et sur la psychanalyse, qui conduit à reléguer à une place plus marginale les outils développés par les études visuelles anglo-saxonnes et l’histoire culturelle du visuel (notamment allemande). Il ne fait aucun doute qu’Ophir Levy connaît les différents domaines d’études et questions historiographiques susmentionnés. À chaque page, des décisions en lien avec ceux-ci sont effectuées, et on aurait parfois aimé en savoir davantage sur les raisons des choix épistémologiques effectués.

 

Quel point de vue l'auteur adopte-t-il ?

 

Ophir Levy établit une typologie des modes d’apparition du génocide dans des films ayant d’autres sujets apparents. Celle-ci comporte cinq points, qui vont du lien le plus évident au plus difficilement objectivable. Ainsi, tout au long du livre, le lecteur est invité à se positionner vis-à-vis de cette typologie, c’est-à-dire à déterminer s’il accepte de suivre l’auteur jusqu’au bout de sa démonstration.

Les premiers cas relèvent de l’ordre de l’évidence. Il arrive qu’une image renvoyant directement au génocide soit montrée (ou montée) sans qu’elle se trouve être en lien avec l’intrigue principale du film. Deuxièmement, il arrive que, sans qu’il s’agisse d’une image du génocide, un thème visuel explicitement relié à la Shoah soit convoqué par l’équipe du film. Il est ici question « des fours crématoires, des expériences scientifiques, [de] la réification des corps et des bulldozers » (p. 23). Ophir Levy évoque également les tatouages dans Alphaville de Jean-Luc Godard ou les charniers dans La Reine Margot, le thème visuel des chemins de fer ou encore celui des abattoirs qui sont mobilisés dans de nombreux films après 1945. Troisièmement, l’auteur analyse des cas, tels que des films de Marguerite Duras, dans lesquels c’est l’absence de représentation et la représentation de l’absence qui renvoient au génocide. Le sujet n’est alors plus l’identification de formes visuelles, mais celle de la présence d’une absence. On retrouve ici l’idée notamment développée par Gérard Wacjman (L’objet du siècle, Paris, Verdier, 1998), selon laquelle la Shoah constitue une rupture ontologique à la fois dans l’histoire de l’humanité et aussi dans sa représentation, qui débouche sur la mise en évidence de la figure de l’absence. Quatrièmement, au-delà de ce seul thème, le « réordonnancement du visible et de l’audible eux-mêmes » dans des films tels que Je t’aime, Je t’aime (Alain Resnais, 1968), Jeanne Dielman (Chantal Akerman, 1976) ou encore Un Homme qui dort (Georges Perec, 1967) sont considérés comme relevant d’une présence diffuse de la rupture ontologique qu’a constitué la Shoah (p. 255). Il n’est alors plus question du corps des acteurs/actrices, mais du « corps des films, c’est-à-dire [de la manière dont la rémanence des camps s’exerce] à même le tissu des images et des sons » (p. 218). Enfin, Ophir Levy aborde la question des images mentales qui se produisent dans l’esprit du spectateur sans qu’aucun lien direct ne puisse être effectué avec le film en question.  

Si certains de ces points peuvent être discutés (ce qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage), il est à noter que des scènes issues de films de fictions n’entretenant pas de lien explicite avec le génocide telles que celle de la douche dans Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), ne sont pas abordées. Ce sont d’abord des cas de résurgence explicite, puis de « présence plus ou moins affirmée d’un imaginaire concentrationnaires et génocidaires » qui sont analysés (p. 104). Si on peut alors penser que l’imaginaire des autres massacres et génocides du vingtième siècle ainsi que des guerres coloniales est également présent dans ces films, il n’y a que rarement un doute quant à la présence du génocide des Juifs comme matrice visuelle   . En effet, depuis les années 1980 la mémoire de la Shoah infuse de larges pans de l’imaginaire collectif et le fait que certains réalisateurs, photographes et artistes contemporains puisent explicitement ou implicitement dans celle-ci ne fait guère de doute. Cela ne se limite, en aucun cas, aux films qui portent explicitement sur ce sujet. La figure du nazi est bien souvent convoquée implicitement comme un symbole du méchant-absolu et le Juif assassiné dans les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau comme un symbole de la victime-absolue. « Le risque encouru par l’imagerie des « camps » est d’apparaître dans les films les plus paresseux comme un stock d’effets visuels dans lequel puiser afin d’exciter l’indignation du spectateur, le gagnant ainsi à peu de frais à la cause du cinéaste » (p. 72).

Plus loin dans le livre, les cas choisis pour étudier la présence de l’absence et le « réordonnancement du visible et de l’audible » sont liés à des réalisateurs/trices qui entretiennent des liens biographiques avec la Shoah et/ou dont d’autres œuvres portent explicitement sur le sujet. Les cas d’images mentales, enfin, sont disjoints de toute prise de position quant au contenu visuel du film lui-même. Cette remarque signifie qu’Ophir Levy a été très prudent dans le choix de son corpus de films et ce, certainement afin de ne pas donner de prises aux critiques qui avaient été formulées à l’encontre de l’ouvrage dirigé par Jean-Michel Frodon. L’auteur cherche à tout prix à éviter de tomber dans « une forme de pathologie de la mémoire (lorsque tout devient Shoah) » (p. 140, un phénomène auquel renvoie l’anecdote personnelle donnée au début de ce texte). Il essaye au contraire, autant que faire se peut, de convoquer des déclarations des réalisateurs dont les films sont analysés. Il conduit également des enquêtes dans les archives des films. Cela rend manifeste la présence de la Shoah, dans des versions intermédiaires des films appréhendés (recherches documentaires menées sur le sujet, versions de scripts, etc.). Enfin, il convoque régulièrement les écrits d’autres chercheurs ayant déjà fait de tels liens entre le film analysé et la Shoah. Ainsi, sans jamais pouvoir compléter jusqu’au bout l’exercice de la preuve (ce qui est le propre de la démarche indiciaire dont l’auteur se revendique), Ophir Levy tisse un ensemble de liens qui donnent à son propos toute sa force. Cela revient à dire que la démarche adoptée aurait quelque chose d’un peu vain si elle était appliquée à un ou deux thèmes visuels isolés, mais que le sérieux du travail mené au cours de nombreuses années de recherche lui donne une densité rare. Cela conduit l’auteur à poser que « davantage que La Liste de Schindler, La Guerre des mondes [un film de science-fiction post-apocalyptique] est certainement le grand film de Steven Spielberg sur la destruction des Juifs d’Europe » (p. 86) sans que le livre ne nous tombe des mains.

Les pages sur le cinéma de science-fiction sont d’ailleurs certainement les plus convaincantes de l’ouvrage, car il s’agit de celles durant lesquelles l’interprétation est la plus audacieuse. Le surgissement d’images clandestines de la Shoah est alors relié avec le fait que leur diégèse fonctionne comme si la Seconde Guerre mondiale n’avait jamais eu lieu (p. 92 et p. 150). Ophir Levy formule, par la suite, l’hypothèse d’un lien entre société post-génocidaire et brutalisation du cinéma, ainsi que l’idée que « la répétition compulsive de l’imagerie des « camps » dans nombre de productions cinématographiques et télévisuelles aurait occupé une fonction de décharge de l’excitation excessive provoquée par l’effraction des images concentrationnaires » (p. 94). L’émergence de ces dernières réflexions témoigne du succès du pari risqué que constituait l’écriture d’un tel ouvrage.