Sur un texte de Sorj Chalandon, Julien Bleitrach livre une performance émouvante qui met en abyme le rôle du théâtre

 

« Tu m'entends ? » : sur une petite scène dépouillée, une simple chaise en formica. Un comédien vient s'y asseoir. Ses premiers mots, doucement articulés et adressés à un personnage dans le coma, jouent avec ce quatrième mur, qui fait le cœur de la pièce.

Suit une représentation d'1h30 qui est un véritable petit bijou. Le texte, élégant et poétique, est admirablement servi par la diction précise et la voix douce de Julien Bleitrach, unique comédien et metteur en scène. La scénographie est sobre, presque minimaliste, mais efficace, réservant au passage de belles trouvailles – le miroir de poche-rétroviseur qui campe en un seul geste l'intérieur d'une voiture – ou de beaux effets – ainsi des tableaux fantomatiques utilisés pour faire voir une nuit d'horreur. Le comédien joue sur le huis-clos imposé par le cadre même du spectacle – la salle du théâtre des Trois Soleils est toute petite – en situant l'action dans une chambre d'hôpital, une voiture, un vieux cinéma.

Une pièce très réussie, donc, et d'autant plus qu'elle ne cesse de se multiplier. Il y a en effet trois textes dans le texte, comme encastrés les uns dans les autres.

 

Le roman dans la pièce

Le premier, évidemment, c'est le roman éponyme de Sorj Chalandon que la Compagnie L'Autre Monde adapte au théâtre. Très remarqué lors de sa sortie, couronné du Prix Goncourt des Lycéens, le texte avait déjà inspiré une autre adaptation théâtrale l'an dernier, par la compagnie des Asphodèles. Par rapport à cette création, Julien Bleitrach fait le choix de porter seul la voix de tous les personnages. Le pari semble tout à fait réussi : d'une voix rocailleuse ou d'une paire de lunettes de soleil, les mains sur les hanches ou les épaules rentrés, le comédien campe tous les rôles avec une admirable efficacité. Là aussi, comme pour la scénographie, il choisit la sobriété, la discrétion, l'économie de moyens, pour mieux frapper au cœur au détour d'une réplique – l'envolée de Nabil invitant à choisir les masques du théâtre plus que les brassards de la guerre aurait pu servir d'édito à ce festival off, tant elle sonne juste et fort.

 

La pièce dans le roman

Le deuxième texte, c'est celui qui est également au cœur du roman de Chalandon : le personnage principal, George, est en effet chargé par son mentor et ami mourant d'aller au Liban, alors en pleine guerre civile, pour y monter l'Antigone d'Anouilh, en faisant jouer chaque personnage par une personne venue d'une communauté confessionnelle différente. Une Antigone sunnite, des gardes chiites, un Créon maronite, pour « voler deux heures à la guerre » - une belle utopie, dénoncée comme telle dès le départ par un George revenu lacéré de son expérience du Liban. Antigone hante la pièce : non seulement on en entend des répliques sur le magnétophone de George, mais surtout on en devine des échos dans son expérience personnelle.

 

Julien Bleitrach

 

George, qui se veut le metteur en scène d'Antigone, devient aveugle comme Œdipe, le père d'Antigone ; à la fin, il retourne au Liban pour donner au frère de la comédienne censée interpréter Antigone la terre dont il a recouvert son corps, dans un geste inversant celui de la jeune thébaine allant enterrer, au péril de sa vie, son frère Polynice. Le quatrième mur, cette frontière invisible qui sépare les comédiens des spectateurs, s'efface lorsque le théâtre semble ainsi déborder sur la vie.

 

La pièce derrière la pièce

Quant au troisième texte, il est d'autant plus poignant qu'il est plus caché. L'an dernier, Julien Bleitrach jouait en effet, dans cette même salle, Un obus dans le cœur de Wajdi Mouawad. La pièce se déroulait elle aussi dans une chambre d'hôpital, et cette coïncidence des lieux joue là aussi avec ce quatrième mur : à un an d'intervalle, la même salle accueille le même comédien dans le même lieu fictif. Surtout, il y a du Mouawad dans la pièce elle-même : que ce soit dans le verbe finement ciselé, dans cette inspiration fournie par les mythes antiques, dans l'horreur qui s'invite au cœur du théâtre, à moins que ce ne soit l'inverse… Comment, également, ne pas se rappeler que la guerre qui habite tout le théâtre de Wajdi Mouawad est cette même guerre du Liban au cœur de laquelle plonge George ? En choisissant ainsi d'enchaîner ces deux pièces, Julien Bleitrach crée de fait, dans un beau geste créateur, un rapport intertextuel qui vient enrichir le texte de Sorj Chalandon et ouvre à toutes les interprétations.

Ces trois textes dialoguent, s'unissent, s'articulent les uns aux autres pour rappeler l'imbrication – presque originelle – du théâtre, de la guerre et de la mort. Que Julien Bleitrach se rassure : on l'a entendu, et on espère continuer encore longtemps à l'entendre, à Avignon ou ailleurs


La pièce sur  le site du festival d'Avignon