L'étoffe de l'illusion comique : le trot, les stations inconfortables, la vie.

 

Un oursin de la taille d'un stade olympique : le parc des expositions d'Avignon. On y entre par de petites portes, et il faut marcher une centaine de mètres pour arriver à la tribune. Sur le chemin, on est émerveillé par le gigantisme d'un espace légèrement enfumé, sombre, de tonalité brune, coiffé d'une charpente élégante, avec tout au fond, très loin, une ligne de lumières qui délimite l'horizon.

Devant la tribune, un espace scénique dont le fond est bordé par une toile peinte, qui représente un paysage campagnard du XVIIème siècle. Sur cette scène, du foin et une charette-roulotte-diligence-tréteau-de-théâtre, d'une échelle démesurée. Au commencement du spectacle, cette toile se lève, comme un rideau, et dévoile, derrière, vraiment loin, deux autres de ces praticables de géants. Un salon, disons, versaillais, sous une tente bleue, monumentale, qui fait penser au camp du drap d'or sous François Ier. Un lit à baldaquin, aux rideaux de couleur fushia, réplique de ceux qu'on expose dans les appartements royaux, avec sa fameuse « ruelle »   , cet espace entre le lit et le mur (ici une petite colonnade), qui fut jadis, pour l'absolutisme, un espace analogue à celui de l'agora pour la démocratie.

 

 

Quatrième larron parmi ces vaisseaux qui flottent sur ce lac : un écran vidéo, plat comme une carte à jouer d'Alice, hissé sur quatre fins poteaux d'acier, et ajouré d'une trame à motifs réguliers. Cette trame donne une rugosité particulière à l'image, et participe au charme général de cette scénographie. L'itinérance de l'Illustre Théâtre, les lieux du pouvoir, la machinerie traditionnelle, qui reste aux mains des charpentiers de marine et des menuisiers, la machinerie contemporaine, qui appartient aux numéritiens, ces martiens qui dominent l'usage de l'ordinateur, et par là celui de l'éclairage, de la projection vidéographique, et de la sonorisation. Et puis, comme trois antennes surgissant du crâne au mille crânes qu'est la tribune remplie de public, trois écrans de surtitrages, l'un à gauche, l'autre droite, et le troisième très très haut devant.

 

 

Un espace comique

Contrairement à la disposition scénographique des Frères Karamazov, que Castorf a donné cet automne à Bobigny dans la friche Babcock, ces quatre vaisseaux majestueux ne masquent rien de la profondeur presque infinie de cette hyper-scène. À Bobigny, nous laissions les comédiens disparaître dans un dédale de boîtes fermées, poursuivis par les vidéastes. L'écran, central, dévorait beaucoup l'attention, même si on pouvait très bien comprendre où se trouvait l'action, et apercevoir un morceau de bras ou de tête, ou entendre un coup dans une cloison. On pouvait toutefois se demander de temps en temps s'ils ne nous avaient pas oubliés, à force de jouer en studio.

 

Louis (Georg Friedrich)

 

Cette fois, les comédiens, dans leur course parfois folle, toujours avec une caméra aux trousses, et un pauvre porteur de perche pour le son, qui trottent courageusement derrière eux, cette fois les comédiens demeurent visibles, en petit tout là-bas, comme en grand et gros plans sur l'écran. Autant l'espace dostoïevskien était fermé, les comédiens se cognant dans les murs ou dans les autres comédiens, ouvrant les portes, courant le long d'un couloir, dans un jeu dialectique de révélations, de regards angoissés et de demi-secrets, autant l'espace moliéresque, espace comique, se trouve servi par cette disposition ouverte.

Les comédiens courent et transpirent comme de vrais acteurs de comédie, et ils ont du champ. Ils ont même le champ libre, ce qui est le propre du délire dyonisiaque qui fait le fond de ce comique-là : tout est permis. Rien n'est plus difficile que de pratiquer ce sport. Il y faut un maître accompli, qui réordonne le jeu autour de lui, en permanence, et relance les chiens de ses lazzis, comme un Actéon qui, s'il ne veut pas être dévoré par ses propres chiens, doit toujours les renvoyer vers la déesse, laquelle, à peine surprise nue, les renvoie vers lui.

Or ce maître accompli, ce Molière sans lequel la troupe végète lamentablement, Franck Castorf a la chance de l'avoir sous la main, c'est Alexander Scheer.

 

Alexander Scheer et Lars Rudolph

 

Courir devant le totalitarisme

Jacques Lacan se sert d'Actéon changé en cerf, un épisode des Métamorphoses d'Ovide, pour caractériser le style des recherches de Freud. Freud se serait soumis à une espèce de course poursuite nécessaire au renouvellement perpétuel des concepts, face à l'expérience mouvante de la névrose et des névrosés. Pour ainsi dire il vole d'hypothèses en hypothèses dans les reconstructions incessantes de ses problématiques, avant qu'elles ne se soient refermées sur lui. D'où la difficulté de faire école et enseignement d'un savoir qui meurt de se fixer. La recherche scientifique, si elle n'est pas spectacle, est bel et bien, elle aussi, du côté du vivant.

Or, que Jacques Lacan ait souligné la criante nécessité pour le créateur d'échapper à  la servitude stalinienne au cœur même de sa propre personnalité, puisqu'il s'agit, du côté de la politique et de la révolution comme du côté de la psychanalyse et de l'art, de ne pas être dévoré par les chiens de ses propres pensées, est un trait saillant de l'époque, qui va même devenir, par la suite, un poncif dans les cercles intellectuels des années 60.

 

Jeanne Balibar et Jean-Damien Barbin

 

C'est dans l'entre-deux guerres, en 1929, que Bougakov écrit sa pièce, dans l'actualité même du stalinisme en formation. Lacan avait dix ans de moins que lui. Ces hommes se sont construits sous la menace épouvantable et écrasante du nazisme et du stalinisme. Ils couraient hors de la fourmilière et se savaient perdus. Ils ne leur restaient que quelques minutes pour sauver la vie, non pas la leur, mais celle de l'esprit.

Molière n'a sans doute pas été menacé ainsi. Cependant, dans un âge pré-industriel, il a réellement affaire à un système dévorateur puissant, à savoir l'Eglise de la Contre-Réforme, et à un autocrate jupiterien, dont il faut attirer la protection problématique, le Roi Soleil. Molière met les Jésuites à nu, ce qui s'appelle « faire rire les honnêtes gens », et dispute à Lully, son rival (qui n'apparaît pas chez Boulgakov ni Castorf), la protection de Louis. L'auteur russe mobilise donc les thème de la biographie de Molière.

Quant à Castorf, il a cette intuition géniale d'artiste de plateau, à savoir l'espace et le trot, et les courtes stations inconfortables, qui à la fois font l'étoffe de l'illusion comique et le fond de l'artiste créateur.

 

 

Courir devant le public

C'est ainsi que le spectacle bondit de déplacements en stations. Cela démarre et ne s'arrête plus, et lorsqu'on fait entrer le public retardataire, après dix minutes de spectacles, Scheer est fondé à dire, en les regardant avec une bouille inénarrable, et en tapant du doigt sur son poignet : « Eh, nous sommes allemands ! ». Mais il est déjà reparti ailleurs. Et le public tâche de suivre les événements, avec un certain effarement, un certain bouillonnement cérébral, une sensibilisation intense de ses perceptions.  En passant on peut remarquer aussi que le passage d'une langue dans une autre, de l'allemand au français et à l'anglais, fait partie de la course.

 

 

Alors le maniérisme de l'art tragique de l'époque, le sac et les coups de bâton, la triangulation érotique qui relie Armande (Hanna Hilsdorf), Madeleine (Jeanne Balibar) et Jean-Baptiste, le pouvoir absolu, absolument désabusé, de Louis XIV (Georg Friedrich), les menées de l'archevêque (Lars Rudolf), l'aristocratie dévoyée (Jean-Damien Barbin), Moyron (Rocco Mylord) jeune homme découvert dans un piano, et adopté dans la troupe   , la maladie de Molière et sa mort, tout galope magnifiquement sous nos yeux, entre les praticables, dans les praticables, dans l'espace nu qui les enveloppe, et... sur l'écran vidéo qui les saisit incessamment et sans pitié, dans leurs grimaces, dans leurs regards, dans leur comique beauté, dans leur laideur poignante.

 

 

La mort de Molière

Quand Alexander Scheer disparaît du spectacle, c'est-à-dire quand il disparaît de la seconde partie tout entière, Molière est vraiment mort, et la scène désertée. Les autres comédiens sont à la peine. L'entrée de Daniel Zillmann, jouant Zacharie Moyron devenu vieux, n'y fait rien. Et pour cause : ce n'est plus le temps de la création, mais le temps de l'institution. C'est pourquoi Moyron prend des gifles, se trouve même humilié, et comme poursuivi par une sorte de fou braillard et fort désagréable (Franck Büttner). Les chiens ont dévoré Actéon. Il n'y aura plus que des mausolées. Il ne manquerait plus que de fonder la Comédie Française. On n'en est pas encore là. Pour l'instant Moyron devra s'intégrer à (ou se faire dévorer par) la troupe de l'Hôtel de Bourgogne.

 

 

Étonnante osmose du fond et de la forme : alors que Molière est mort et que s'installe non pas la tristesse, pas même l'angoisse, mais l'ennui et le silence stérile, le néant tranquille, la mort sans résurrection, la vraie, il se trouve que sur la scène s'installe exactement la même chose avec la disparition d'Alexander Scheer. Tout ce beau système de délire de la première partie, qui insufflait la vie, qui irradiait le public de toute sa lumière poétique, a disparu de la seconde. Le public prend cela comme une souffrance, et généralement il sort en songeant qu'il y avait une partie de trop, ou que cette seconde partie est incompréhensible, et bien terne. Mais en fait, Franck Castorf semble l'avoir voulue foncièrement déceptive.

Fidèle au déploiement de sa dramaturgie, ce metteur en scène courageux et libre, dont le sujet est la biographie d'un génie courageux et libre, respecte le public. Il lui prête une perception infaillible. On sort du Parc des Expositions traversé de millions de points d'interrogation. Mais pourquoi cette fin ? On y songe. Cela poursuit. N'est-ce pas le signe du chef-d'œuvre, cette capacité à s'inscrire profondément dans le cœur et dans l'esprit comme une énigme ?

Puis on comprend peu à peu qu'il fallait ce diptyque de la vie et de la mort, de la fécondité et de la stérilité, de la créativité et de la routine, du comique et de l'insignifiant, de la chasse et de la curée. Une épreuve nécessaire à la représentation d'une sorte d'équation qui détermine la vie de Molière. D'où l'erreur de penser que la seconde partie devrait être coupée. Et cependant, nul n'aimerait la revoir. C'est qu'elle fait froid dans le dos. Pour une fois nous aurons senti ce que c'est que la mort de Molière : c'est la victoire de la mort.
 

 

A lire sur le web :

Christiane Rouquet, sur la Cabale des dévôts de M. Boulgakov, dans Slavica occitania (1995)