Pudeur et intelligence dramaturgiques irrésistibles de ce Saïgon qui fait pleurer comme il faut. Un spectacle de Caroline Guiela Nguyen.

Un restaurant vietnamien occupe toute la largeur du plateau, en laissant vide une assez large avant-scène, qui éloigne les personnages des spectateurs. Les comédiens ne déclament pas, ils ne paraissent pas sonorisés, et s'ils se disputent parfois, cela ne donne jamais des éclats de théâtre. On doit même souvent tendre l'oreille, notamment lorsqu'ils adoptent en français un fort accent vietnamien, qui rend leur discours obscur. On ne doit pas s'en plaindre, car cette inintelligibilité problématique, c'est tout le sujet de la pièce.

C'est même le quotidien du fils métis, Antoine (Pierric Plathier), né à Paris, qui ne comprend pas ce que raconte sa mère à ses amis, exilés comme elle. Le spectacle ne repose pas sur un lourd processus de flash-back, ni sur aucune grosse ficelle mélodramatique. Il repose sur le désir de savoir. Et sur le désir de savoir de ceux qui sont nés avec la génération suivante, quand tout a été joué, et qu'on se tait.

 

 

 

Une dramaturgie 

Chacun d'entre nous sait bien ce que c'est que d'attraper au vol certains souvenirs échappés des lèvres de nos parents ou grands-parents. Il arrive qu'on dispose ainsi d'un magasin de demi-récits avec mille points d'interrogation. La légende familiale se compose comme elle peut, avec plein de trous, comme un drapeau revenu du pont d'Arcole. La dramaturgie de Caroline Guiela Nguyen est d'une adresse satanique pour aller déceler en chacun d'entre nous ce point sensible.

Elle le fait, semble-t-il, selon au moins deux principes. D'abord en exposant simplement des scènes projetées dans le temps et dans l'espace (ce qu'elle appelle « l'histoire et la géographie »). Elle place la chronologie en réseau, et éclaire progressivement les éléments de ce qui a dû se passer. Ensuite, second principe, machiavelien à souhait, et peut-être même, sinon racinien, du moins cornélien, elle s'arrange pour que l'action dans chaque scène marque un point, ou plante un couteau, dans le cœur des spectateurs. Ceci dans la finesse, la simplicité. Une pudeur dramaturgique irrésistible. 

 

 

Certains peuvent mordre la poussière dès les premiers moments, qu'on hésite d'ailleurs à raconter, de crainte de révéler les causes et les effets. Qu'il suffise de dire que les relations de ce fils métis avec sa mère (Linh : My Chau Nguyen Thi), celui-là courant après son amour, celle-ci ouvrant son courrier, relations énigmatiques dès leurs premiers échanges, et inscrites dans un réseau second de profonde amitié avec la propriétaire du restaurant (Marie-Antoinette : Anh Tran Nghia), comme avec son client fétiche (Hao : Hiep Tran Nghia), dont les histoires et les géographies, muettes, importent aussi, qu'il suffise donc de dire que lorsque soudain la vieille dame indochinoise ne répond plus (parce qu'elle fait un léger AVC) et que le jeune homme parle tout seul, il y a peut-être la moitié des fils dans la salle, et peut-être aussi la moitié des filles, qui sont pris d'un très grand frisson.

Une fois cette partie du public prise dans le filet de l'empathie, Carole Guiela Nguyen tisse patiemment la toile où se prennent les cœurs des autres spectateurs. Au terme de la première partie de ce spectacle, personne n'a vu le temps passer et déjà les applaudissements débordent comme le lait sur le feu. À la fin, c'est-à-dire au bout de 3h45, toujours aucune lassitude, et un triomphe mérité, car on a lu un roman, on a suivi la grande saga des petites gens écrasés par les géantitudes de l'histoire, il n'y a eu aucune lourdeur, et on a oublié qu'on était assis sur un siège de théâtre.

 

Narrer le sensible

D'ordinaire, une scénographie d'un naturalisme achevé comme celui-là, qui nous représente un restaurant vietnamien où l'on pourrait aller vraiment déjeûner, puisque tout y est comme dans la réalité, c'est un tue-l'imagination. Ici, sans doute, le public n'a pas à se figurer un univers. Mais précisément : tout déchargé qu'il est de cet effort, le voilà disponible à la perception de ces effets dramaturgiques.

De Paris en 1996 à Saïgon en 1956 et multiples allées et venues, des contingences et des compromissions qui vont pousser les personnages à l'exil ou au retour, jusqu'à leur installation en France et à la découverte d'une situation qu'ils n'avaient pas imaginée, et jusqu'à s'apercevoir, quarante ans plus tard, qu'ils sont devenus des nationaux étrangers (Viet Kieu), des gens qui n'auront pas la chance d'Ulysse, d'être reconnus par leur nourrice, et qui pourtant ne manquent pas de cicatrices pour être identifiés, tout se passe dans le même décor. L'imaginaire est tenu la bride sur le cou. La perception sensible des situations déchirantes, en revanche, n'en est que mieux ménagée, et elle s'aiguise au fur et à mesure qu'on comprend de quoi il retourne.

Il y a ce jeune soldat, Edouard (Dan Artus), le futur père d'Antoine, un orphelin qui a trouvé là, en Indochine, une famille qui ne sait pas qu'il est orphelin, ni qu'il est un pauvre type affabulateur, tant le faux prestige des maîtres colons rejaillit sur lui et biaise leur perception du monde. Un pauvre type mais tellement brave aussi, à sa manière tellement conscient de ses faiblesses, et tellement désireux de rêver le bonheur. La jeune Linh (Phu Hau Nguyen), la future mère d'Antoine, qui parle à peine le français, en est tombé amoureuse aveuglément.

Inversement, il y a le jeune Hao (Hoang Son Lê), qui aime chanter, et chanter pour les Français, ce qui, vu la situation, fait de lui un traître. Sa fiancée, Mai, (Thi Truc Ly Huynh) devra accepter, la rage au cœur, de le voir partir. L'exil lui dévorera son amant. Elle symbolise à elle toute seule un Vietnam qui veut être lui-même et libre, et qui doit pour cela sacrifier une partie de sa chair.

 

 

Ces relations structurantes disent le vrai de l'histoire. Elles se renversent deux à deux selon qu'on inverse les temps et les lieux. En revanche, Marie-Antoinette pleure tous les soirs. Son cas traverse ces temps et ces lieux comme une constante, parce que pour elle, dès 56, tout est déjà fini.

 

« Que s'est-il passé en Indochine ? »

Mais ce qui perfore la construction si élégante de tout ce scénario, c'est la question de Cécile (Adeline Guillot), une parisienne, une amie d'Edouard, l'ex ou bien l'amie d'enfance, peut-être l'amie d'orphelinat de cet ancien de la coloniale, revenu d'Indochine encore plus paumé que lorsqu'il y est parti, et qui, par dessus le marché, s'est accroché à des Vietnamiens qui croyaient s'accrocher à lui (comme deux personnes en chute libre se tiennent l'une l'autre pour tenter on ne sait quoi). Sa question surgit, tout à coup, lorsqu'elle retrouve Edouard à Paris empégué dans ses Vietnamiens et ses délires : « Mais que s'est-il passé en Indochine ? »

Autant Mai symbolise le peuple indochinois, autant Cécile symbolise le peuple français. Entre ces deux peuples, une autre sorte de gens : les maîtres qui les font marcher (l'armée française, les protecteurs du Tonkin et de l'Annam, et leurs canonnières, le PC vietnamien, le Vietminh).

Cécile c'est les Français qui ont accepté benoîtement la propagande, qui croient qu'on met la main sur un pays en lui apportant des fleurs, qu'on tombe là-bas sur des enfants qui éprouvent de la gratitude à recevoir la civilisation. Ils n'ont pas vu, ces Français, que la République s'est dévoyée en acceptant de poursuivre la politique impérialiste, puisqu'elle contredit ses principes fondamentaux. Ils ne vont pas chercher si loin. Ils allaient à l'expo coloniale, avant guerre. Ils n'ont même pas compris que la violence mondialisée leur est revenue en pleine figure au cœur de l'Europe, à peine quinze ans auparavant. Cécile est esthéticienne. Elle est le peuple.

 

 

Elle n'est pas pour autant sans conscience ni intelligence. Marianne comprend soudain.  « Mais que s'est-il passé en Indochine ? » Qu'avons-nous fait ? Alors Cécile veut s'occuper du jeune Hao. Elle veut le loger, lui trouver un cours de français, l'aider à trouver du travail, mais Hao déteste ça, évidemment. Alors elle perd la vue. C'est ainsi que ce sont passées ces quarante années en France, après que celle-ci a recueilli les haillons des peuples de son empire déchu, après qu'elle a mis ces enfants-là sous ses ailes, et a tenté de les oublier, de les « intégrer » aveuglément.

Et c'est ainsi qu'on raconte les histoires au Vietnam, nous dit-on, avec des larmes.