Katie Mitchell se fait muséographe pour peindre la magie du théâtre, par les yeux de Stanislavski, Grotowski, Brecht, Brook, et Artaud.

 

La chaîne Youtube du National Theatre de Londres diffuse les cinq vidéos qui ont servi à cette installation produite par le Victoria et Albert Museum. Mais rien ne sert de les visionner, bien que chacune soit déjà magnifique. Il faut avoir la chance d'aller sur place, dans la Maison Jean Vilar. 

D'ordinaire, dans une expo, vous lisez courageusement les grandes explications placardées sur le premier mur, puis vous trouvez les tableaux accrochés de salles en salles, et enfin, dans un espace tampon, généralement, entre les œuvres et la sortie, assis dans le noir, vous vous reposez en regardant une projection vidéo. Un diaporama sonore (qui vous raconte, par exemple, la vie de Monet). Ici, à la Maison Jean Vilar, les mêmes éléments se retrouvent, mais tout est bouleversé, tout se rejoint et s'anime, tout s'unit et s'articule, et l'effet obtenu est semblable, sans mentir, à celui qu'ont dû éprouver ceux qui virent la photo du train en gare de La Ciotat s'animer soudainement, et la locomotive se lancer sur eux.

Voir la représentation théâtrale s'animer, surgir d'éléments disjoints, comme un génie sort de sa lampe, ou le cinéma de ses vingt-quatre images, voilà une émotion singulière, une simple émotion de musée, peut-être, mais une émotion réelle, précieuse, instructive.

 

Selon Stanislavski

 

On n'éprouvera pas une émotion identique à celle qui nous affecterait si chaque version nous était présentée, l'une après l'autre, sur une scène de théâtre. Pas plus que celle qui nous assaille en visionnant les vidéos une par une. Dans la salle d'exposition, l'émotion se trouve diffractée par les cinq versions qui se font vis à vis. De sorte que notre attention est conduite à une appréhension du détail comme du tout. Il faut embrasser ces cinq univers, et comme pour certains troncs d'arbre, la longueur de nos bras n'y est pas. Il y a toujours deux ou trois écrans derrière nous et la bande sonore nous déboussole.

Peu importe, car cet empêchement est nécessaire : la représentation de la représentation en résulte. Et c'était bien l'objet de cette installation : exposer la représentation théâtrale du personnage d'Ophélie, dans Hamlet, selon cinq sources poétiques du théâtre : Stanislavski, Grotowski, Brook, Brecht, Artaud. De plus, l'installation tourne en boucle, ce qui donne à chacun tout le temps de s'y plonger.

Une fois que notre esprit se libère du visionnage et de la représentation, il lui est donné de pouvoir fuser vers d'autres cieux pluriels. Voyez plutôt : les écrans vidéos sont accrochés comme les tableaux d'une exposition. Leur format, les espaces qui les séparent, tout rappelle le Louvre. Alors surgissent les sources puissantes, subliminales, de l'inspiration scénographique. Des plus évidentes, comme l'Ophélie préraphaélite et les vanités flamandes du XVIIème siècle, jusqu'aux plus secrètes à peine décelées du critique, mais nécessairement éprouvées du public.

 

John Everett Millais, Ophelia, 1851-52, huile sur toile, 762 x 1118 mm (Tate Britain, Londres)

 

Mais alors, une fois que ces références picturales vous traversent comme des fusées, par un mouvement dialectique des plus naturels, c'est la théâtralité qui revient à toute force. Ophélie allume une cigarette. La flamme fait sortir son beau visage de l'obscurité. Ses cheveux bouclés se défont légèrement tandis qu'elle sort d'une enveloppe plastique les objets personnels de son père.

 

Un jeu de références évidentes et de références subliminales :

Selon Brook 

Selon Artaud

Selon Artaud

Selon Grotowski...

 

Chez Stanislavski, tout est porté et se développe de ce ton et de ce visage avec lesquels la comédienne Michelle Terry dit : « There's a daisy. ». Chez Grotowski, l'éclairage froid et bleu nous lance dans un monde d'une solitude extrême, chez Brook... mais c'est impossible à résumer en quelques mots, ni même à rapporter, pour chaque metteur en scène, à un principe. Après que Wittgenstein ait fait l'effort de fluidifier les catégories de l'entendement, il serait stupide d'analyser dans le sens de catégories esthétiques cette merveilleuse exposition de Katie Mitchell. Il suffit de se laisser aller à éprouver avec sensibilité les lignes de structure, selon ce que ce philosophe dénommait : un air de famille.

 

Pour aller plus loin : 

N.B. Le spectacle de Katie Mitchell, Les Bonnes (De Meiden)de Jean Genet, est programmé au festival IN.

Portrait de Katie Mitchell sur le site du festival d'Avignon

Lien vers les cinq vidéos de l'installation

La Maison Jean Vilar

Le Victoria and Albert Museum

Le National Theatre