La République regarde ailleurs. Le théâtre (c'est plutôt lui qui est en marche) poursuit son histoire sans elle. Et pourtant, c'est son art premier.

Pourquoi tel spectacle plutôt que tel autre se trouve-t-il au programme du festival d'Avignon ? Nous ne remercierons jamais assez les communicants de nous le dire. Car sans eux, il faut l'avouer, nous n'en saurions peut-être rien.

Toutefois, la communication, c'est, un peu comme le symptôme en psychanalyse, un objet qui invite à pratiquer l'attention flottante, pour laisser la vérité se faire entendre, là où elle parle. Les communicants livrent des histoires cousues de fil blanc. Explorer l'inconscient du programme d'Avignon serait donc une perspective amusante. Cela dit, ce ne serait pas une mince affaire non plus, et l'on n'y prétend pas ici. Du reste, qui serait capable de faire une programmation sans obscurité ? Mais venons-en aux faits.

 

Intégration des mœurs commerciales

Au départ, c'est tout à fait simple et bon comme le pain. Cette année, Olivier Py a choisi pour « focus » l'Afrique sub-saharienne. Ce qui signifie qu'un certain nombre de spectacles et d'artistes de cette région du monde seront mis à l'honneur. Et comme l'an dernier, Olivier Py nous dit qu'un autre focus s'est formé, sans que le programmeur y prenne garde : plusieurs spectacles recroisent la tragédie grecque. L'inconscient du programme 2017, le voici, nous dit-il ingénument – mais il y a aussi cette sorte de boulette difficile à faire passer (une bévue) : tout le théâtre s'est accumulé de ce côté grec, et quant au côté de l'Afrique, eh bien, il n'y avait plus que des chorégraphes   . Voilà qui achève la couture du symptôme.

Cependant, si l'on cède à la curiosité de feuilleter le programme, on s'aperçoit que d'autres foyers secondaires ne cessent de se manifester. Europe du nord contre Europe du sud, mais aussi Europe de l'est contre Europe transatlantique ; circuit des vedettes internationales contre productions décentralisées ; productions pour initiés contre productions destinées à un « public de la diversité »...

On aperçoit aussi des astres errants dont aucun système ne peut justifier la présence : ils sont programmés, oui, parce que voilà.

 

Ronan Barrot est à l'origine de l'affiche du festival. Il expose à l'Eglise des Célestins du 6 au 24 juillet. Dans cette église désacralisée, au sein d'une cité toute saisie de fièvre festive et théâtrale, la toile et la scène se verront ainsi rapprochées, Greuze et Diderot discrètement reconvoqués.

 

La plupart des festivaliers ne vont pas chercher plus loin, semble-t-il. Peu importe la cohérence du programme, on traversera un nuage d'atomes sans loi, sans l'attraction universelle qui les feraient graviter. Et l'on ne retiendra peut-être qu'un ou deux spectacles montés en épingle, non sans raisons, du reste, par la critique, ou piétinés. En 2015, c'était le Richard III de Thomas Ostermeier, encensé, et le Roi Lear de Py, piétiné. L'an dernier, Les Damnés de Ivo Van Hove partaient dans un sens, 2666 de Julien Gosselin dans un autre, et Place des Héros de Krystian Lupa se plaçait en surplomb. Et toutes les autres productions s'élevaient tout autour. C'est ce qu'on appelle non pas un programme, mais une offre.

La structure d'un marché : un étalage foisonnant, qui ne se soutient que de fidéliser le chaland. Et des effets de mode : il faudrait voir le dernier Ostermeier comme il faut aller faire l'ouverture des magasins Apple. Des effets de mode inféodés à des hausses délirantes de valeur ajoutée pour les actionnaires. S'il en est réellement ainsi, c'est donc que le festival intègre les mœurs sociales et économiques de son temps. Tout se mélange, pourvu que tout s'entasse, et que chacun y puisse chiner. C'est la logique du salon, et s'il fallait quitter Avignon (menace du Front National aidant), nous savons où le festival trouverait refuge : au Parc des expositions, porte de Versailles.

Ainsi l'Etat devient-il tout doucement un mécène, un mécène et c'est tout. Le financeur public s'écarte poliment des artistes, comme s'il trouvait de bon ton d'être d'une discrétion absolue. Respectant la liberté créatrice, il n'intervient que pour savoir comment cela s'est vendu. Il craindrait, s'il s'en mêlait, de développer les tendances horrifiques d'un totalitarisme stalinien. Il ne voudrait pas mettre en danger la liberté de créer. En quoi il se trompe. Le théâtre est l'art de la cité. Il faudrait peut-être l'assumer. Mais qu'est-ce que c'est exactement, une fonction publique bien réglée, dans ce domaine ?

 

Candide obstination du dévoreur de programme

Pour qui donc voudrait trouver un sens au programme du festival, il y a de quoi se décourager. Or il faut chercher le sens. Y compris pour en désespérer. Pourquoi ? Parce que le théâtre public est en danger, tout simplement. Il ne reprendra force et puissance qu'avec une meilleure conscience de lui-même.

L'enjeu actuel, c'est de réunir à nouveau les conditions qui rendront nécessaires la volonté politique. Dans le domaine théâtral en effet, ce qui est en danger aujourd'hui, c'est plutôt la République que le théâtre (qui est en voie d'accomplir sa mue), et l'on est presque tenté de crier aux armes citoyens.

La République est en danger, car elle a cessé de penser que le théâtre est son art premier. Cela depuis dix ans pour le moins, qu'elle laisse, pour ainsi dire, la décentralisation livrée à elle-même. Depuis dix ans, c'est-à-dire depuis deux de ces olympiades républicaines qu'on appelle des quinquennatsEt cependant, c'est bien en partie sur le théâtre qu'elle s'était refondée, la République, en 1945, tout comme en 81 (Daniel Cling le rappelle, dans un documentaire qui sera projeté en avant-première, pendant le festival   ).

Nous ne savons pas encore ce que la nouvelle olympio-quinquennade recèle de volonté politique. Mais ce que nous pouvons faire, encore une fois, c'est nous obstiner à chercher le sens du programme. Comme si le sens civique n'avait pas déserté le milieu. La candeur, ici, consiste à poser que le sens civique n'a pas déserté le milieu.

 

Proposition d'un système cosmologique

Deux planètes se croisent dans l'univers théâtral, décrivant chacune leur propre ellipse. Elles s'influencent l'une l'autre, mais se règlent chacune sur des foyers un peu différents. Le programme du festival d'Avignon n'échappe pas, semble-t-il, à ce système qui le dépasse.

Il y a la planète « Art », où vivent les purs artistes, les fondus de la création. Ils ne croient pas à la culture, et ils ne font pas de l'action culturelle. Ils croient avant tout à la valeur en soi de l'œuvre d'art. L'art est nécessaire à l'humanité, et il est (presque) suffisant. 

Suivons donc la courbe elliptique que décrivent ces artistes sur leur planète. Nous verrons qu'ils tournent autour des deux foyers suivants : premièrement, l'art tragique, ou la fascination constante pour le désir et pour la mort. Ces artistes portent les Atrides en eux-mêmes. Ils sont traversés, aussi, par l'obsession de l'énigme, notamment l'énigme des origines.

 

Planète « Art », focus « Art tragique » : Antigone, créée au festival de Shizuoka (Japon) par Satoshi Miyagi, inaugurera le festival dans la Cour d'honneur du Palais des Papes. Sept spectacles du programme gravitent apparemment autour de l'art tragique : Antigone, Sopro, La Princesse Maleine, Ibsen Huis, De Meiden, Santa Estasi - Atridi, Beste di Scena.

 

Second foyer pour la courbe de l' « Art » et des purs artistes : l'épopée. Se souvenir et chanter les crises de l'Histoire récente. S'approprier et absorber la violence et les traumatismes du monde au moyen de la représentation, du poème et du récit.  Pouvoir en pleurer et en rire. Faire médecine de l'âme.

 

Planète « Art », focus « Épopée » (se souvenir et chanter les crises de l'Histoire contemporaine).

 

Pas moins de douze spectacles du programme tournent autour de ce foyer. Seront évoqués : le corps de la femme comme terrain de guerre (viols collectifs au Rwanda et leurs conséquences vingt ans après),  la décolonisation et l'exil, le délire d'un Waffen SS belge mort tranquillement à Madrid sous Franco, le siège de Sarajevo, la crise grecque, la Russie soviétique, un populisme contemporain projeté sur l'Afrique du sud, les migrants et réfugiés de la Méditerranée, le souvenir du chanteur politique afrobeat Fela Kuti, et, peut-être comme un modèle du genre, l'épopée de Soundiata Keïta, empereur africain du XIIIème siècle, racontée par Rokia Traoré.

 

La planète « Culture »

C'est la seconde planète de l'univers théâtral. Y logent les héros de la culture. Un peu moins artistes (mais souvent guère moins, à peine moins, parfois même plus créatifs), mais plus investis dans le social. Ils croient à la politique culturelle, au développement de la civilité et à un théâtre populaire, ils se sentent investis d'une mission.

On peut apercevoir deux foyers distincts. Premièrement, le focus « Émancipation ». Il s'agit de pouvoir dire « Vive la liberté ! », parce que la liberté ne va pas sans dire, sans affirmer la nécessité de s'y éduquer, d'y penser, d'y veiller, de ne pas la laisser dégénérer.

Planète « Culture», focus « Émancipation » : Christiane Taubira et Anne-Laure Liégeois donneront dans le jardin Ceccano, tous les jours à midi, le seul spectacle gratuit du IN, On aura tout. De la poésie à la rhétorique, elles confieront à des amateurs et à des professionnels le soin de manifester la force non-violente de la parole publique.

 

Six spectacles du programme épousent cet intérêt pour l'émancipation, parmi lesquels on peut ranger les quatre spectacles donnés par des élèves du Conservatoire : le festival, en effet, protège sa pouponnière, la lance et la co-opte, mais aussi cultive la liberté créatrice, autorise les jeunes gens doués. En ce sens il est exemplaire. Tous les milieux professionnels n'ont pas ainsi le soin d'autoriser la jeunesse. 

Olivier Py cherche aussi à autoriser les plus perdus d'entre nous, lorsqu'il dirige, pour un Hamlet donné à la Maison Jean Vilar, des détenus du Centre Pénitenciaire.

 

Second foyer de la planète « Culture» : le focus « Valeurs ». Les rappeler, assumer l'idéal, au besoin seul contre tous, comme un enfant, là encore, plein de candeur.


Planète « Culture», focus « Valeurs » : Robin Renucci donnera son spectacle dans seize lieux différents de la région avignonnaise, y compris le Centre Pénitenciaire. Dans L'Enfance à l'œuvre, il sonde et donne à connaître les sources de la vocation, en traversant les récits d'enfance de quatre auteurs significatifs : Michaux, Proust, Rimbaud, Gary.

 

Huit spectacles du programme tournent autour de la question des valeurs ou de l'édification morale, et du cas de conscience. Il y aura notamment le thème du parcours initiatique selon Py, puis les démêlés de Molière et Boulgakov avec leurs tyrans respectifs selon Castorf.

 

La comète « Underground », ou la contre-culture

À mi-chemin des héros de la culture et des fondus de la création, il y a les metteurs en scène et les œuvres qui ont cette particularité de pousser sur le vieux terreau pourri de l'Est totalitaire, son souvenir, ou son actualité sous la forme des résurgences d'Etats violents qui bafouent le droit et la liberté. Chez eux, il n'est guère envisageable de croire à la culture, car celle de leur pays même est leur ennemie.

La culture n'est pas nécessairement solaire. La violence et la fascination des masses pour la servitude, c'est aussi une culture. Comment comprendre autrement l'actuelle assignation à résidence de Kirill Serebrennikov à Moscou ? Imaginons qu'on mette seulement Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre National de la Colline, au trou, sous prétexte qu'on n'aime pas le miroir que nous renvoient les artistes. C'est pourtant cela qui s'est produit à Moscou, sur la foi de magistrats tellement dénaturés qu'il précèdent les ordres. Isabelle Huppert, lors de la cérémonie des Molières (qui tombait le jour même de la visite de Wladimir Poutine à Versailles), a tenté d'attirer l'attention sur cet artiste russe, directeur du Gogol Center, qui faisait partie de la programmation du festival en 2015 et en 2016   .

Ces artistes-comètes viennent et repartent du dehors de nos galaxies. Ils font généralement la preuve d'une créativité et d'une esthétique très libres, et très puissantes, parfois extrêmement émouvantes, comme chez Castorf, ou consciemment déceptives et criantes comme chez Warlikowski. Dieudonné Niangouna, indésirable dans son propre pays, est traversé lui aussi par cette tendance.

 

Une féodalisation à redouter ?

Comme on le voit, qu'ils soient plutôt du côté des purs créatifs aux limites de l'art pour l'art, ou qu'ils s'estiment porteurs d'une mission culturelle, les artistes sont toujours là, et s'il y a des gens qui témoignent d'engagement c'est bien eux.

Encore une fois, c'est la République qui se défile. La raison sourde et voilée de cette désertion du politique, c'est le désintérêt des médias de masse pour le théâtre, au-delà d'un verni d'usage (encensement-piétinement du spectacle de la cour d'honneur). Le théâtre est traité comme la corrida. Avec la distance presque hygiénique qu'on observe à l'égard d'un art particulier, saisonnier, qui rassemble des connaisseurs-passionnés, et n'existe que par des controverses récurrentes un peu creuses.

La critique théâtrale, qui tentait d'identifier la vraie consistance des œuvres, et qui instruisait aussi, qui donnait une voix aux spectateurs, et contribuait à les dynamiser, cette critique a disparu ou presque. Devenant progressivement invisible du grand public, le théâtre sort du champ de conscience de la République. Les Présidents des deux derniers quinquennats, ignorants notoires sur ces sujets, n'avaient déjà plus la perception de la question. Le mouvement socio-historique, ou socio-tellurique, les justifiait suffisamment. (Chacun sait toutefois que la volonté politique, c'est quand on va, s'il le faut, à contre-courant...)

Aussi, dans ces temps de désertion du politique, de repli gestionnaire des institutions, et d'indifférence progressive des médias, il est à craindre que les directeurs de CDN   et de Scènes Nationales ressemblent vraiment à des gens qui font leur marché. Des gens qui se demandent ce qu'ils vont bien pouvoir manger à midi, comment décorer leur appartement, et comment nourrir la programmation annuelle de leur établissement. Entre une autonomie conférée par la décentralisation et un potentat concédé par l'atomisation, il n'y a pas loin. Et c'est peut-être la tendance, renforcée par le goût des structures en réseau, des relations toilées et étoilées, des circulations et synergies horizontales.

En soi, rien de grave au fond. Chaque personnalité investie d'une responsabilité à la direction d'un CDN, par exemple, imprime sa marque, avec son équipe, élabore sa politique et forme son propre public, sur un territoire qui d'ailleurs lui impose certaines contraintes spécifiques. Mais s'ils n'ont personne à qui parler, ni personne qui vienne les écouter, afin de comprendre et de décider d'actions nationales, déterminées comme les éléments de ce qui devient alors une politique culturelle, que se passe-t-il ? Il se passe qu'on doit craindre la privatisation de fait, et cette fois complète, de ce domaine pourtant public. Et craindre en conséquence la disparition d'agents de l'Etat qui soient éclairés. 

Or il y a nécessité de disposer d'agents de l'Etat républicains avisés.

 

Émile Biasini (1922-2011), directeur, en 1961, du Théâtre, de la Musique et de l'Action culturelle sous Malraux.

 

On rêve, par exemple, d'un esprit lucide du ministère qui soit intervenu à temps pour dire à Olivier Py : « Votre programme de 2017 souffre d'une défaillance étrange, regardez, il n'y a pas du tout de théâtre proprement dit du côté de votre focus Afrique. » On rêve même de la réponse suivante, à l'adresse du fonctionnaire éclairé : « Écoutez, pour être franc, nous sommes allés un peu là-bas, au festival des Récréâtrales   , par exemple, et on n'a pas franchement été emballé. En revanche, le circuit international nous offre des gens déjà reconnus, surclassés, danseurs ou musiciens, certes, mais qui nous assurent un succès confortable. » Réponse du fonctionnaire : « Et qu'est-ce qui vous empêchait, en trois ans (j'avais cru, lorsque vous évoquiez ces trois ans de préparation, que vous aviez entrepris, précisément, un repérage approfondi), d'identifier des talents et de produire leur spectacle, comme vous le faites d'ailleurs avec d'autres artistes ? » Olivier Py : « Nous avons essayé, mais ça n'a rien donné. » Le fonctionnaire : « Que n'êtes-vous venu me trouver ? Je vous aurai présenté aussitôt les gens du festival de Limoges, le festival des francophonies. Ils ont bâti une expérience. D'ailleurs je m'étonne que de vous-même... Ils produisent un spectacle théâtral, cette année, qui vient de RDC, Tram 83. Ça existe donc bien, et si cela passe à Limoges, qui va recevoir aussi Kalakuta Republik, que vous avez programmé, vous, ainsi que Rumeur et petits jours, que vous aviez programmé l'an dernier, pourquoi pas Tram 83, ou encore autre chose ? Il y a aussi RFI, vous savez Radio France International, qui pouvait vous aider... »  

 

Doit-on juger que personne ne se représente plus aujourd'hui ce qu'est la « fonction publique », concrètement ? Est-ce que nous n'en sommes pas venus à confondre l'action culturelle et le civisme ? Ce sont des questions graves et troublantes. Sont-elles désormais dépassées, inintelligibles, historiques ? Et plus que tout : la nouvelle équipe au pouvoir y pourra-t-elle, y voudra-t-elle changer quelque chose ? Comme il serait triste qu'elle ne retienne, du théâtre, que le côté cour !

 

Pour aller plus loin :

http://www.festival-avignon.com/fr/

http://www.lesfrancophonies.fr/Programmation-Calendrier

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