Une histoire critique de l’élaboration et de la réception de la théorie de Pierre Bourdieu.

L’histoire tourmentée, peu cumulative, des sciences sociales semble condamner les chercheurs à se positionner relativement à de grands « pères fondateurs », « héros » scientifiques auxquels on voue ou non allégeance. Randall Collins, qui développa cette théorie dans un article traduit par Jean-Louis Fabiani   en 1995, prédisait l’effacement progressif des héros et des traditions « loyalistes » qu’ils fondent au bénéfice d’autres types de traditions. À l’heure où la réception internationale de l’œuvre de Bourdieu voit son rythme s’emballer, la tradition « bourdieusienne » fait office de contre-exemple incontournable. C’est pourquoi lorsque Fabiani demande, en commençant son livre : « Peut-on aujourd'hui parler sereinement de Pierre Bourdieu ? »   , la réponse la plus évidente est non : comment en effet dénier le pouvoir clivant, entre prêtres et hérétiques, d’une tradition loyaliste ? Dans un geste de conquête scientifique rappelant celui de Maximilien Rubel se faisant « marxien » et non plus « marxiste », Fabiani propose au lecteur d’opérer cette difficile conversion du regard sur la tradition bourdieusienne, ou plutôt, corrige-il « en souriant », « bourdelienne »   .

 

Un portrait, non une introduction

Le portrait de Bourdieu en héros qui en résulte et qui s’étale sur plus de trois cent pages suit un objectif « double : sortir de la confrontation stérile entre amis et ennemis de Bourdieu ; inscrire le commentaire dans une perspective de sociologie de la vie intellectuelle »   . L’exposition suit une structure classique : trois parties, trois sous-parties : 1) « concepts de base », exposant et critiquant successivement sa théorie des champs, de l’habitus et du capital ; 2) « innovations méthodologiques et narratives », avec comme clés les articulations problématiques entre événement et structure dans sa sociologie historique d’une part, et entre les réceptions savantes et profanes de son œuvre d’autre part ; 3) « figure du sociologue, au travers de la politique, de la souffrance et de l’amour », qui revient notamment sur son rapport à l’État et à la réflexivité   .

Cette démarche, qui s’emploie à restituer une histoire critique de l’élaboration et de la réception de la théorie de Bourdieu, se démarque du récent ouvrage du philosophe Claude Gautier   . Notons tout de même que des travaux antérieurs publiés en langue française, d’ambition analogue, ne sont pas cités : celui de Louis Pinto, d’une génération postérieure à Fabiani et qui étudie comme lui les rapports entre sociologie et philosophie   ou, centré sur le rapport de Bourdieu à l’Algérie, le travail d’Enrique Martin-Criado   . Sans doute Fabiani les classerait-il parmi les travaux « bourdieusiens », loyalistes, qui n’ont pas su, à son instar, prendre suffisamment de distance avec leur héros. Le livre de Fabiani, quant à lui, est peut-être plus difficile d’accès que ces prédécesseurs : malgré l’effort de formalisation qu’il opère, les nombreux rapprochements théoriques et thématiques entre les différents chapitres, leur absence de structuration interne, ainsi que le style très dense et parfois elliptique dérouteront sans doute certains lecteurs. Qu’ils ne cherchent pas dans ce livre une introduction à l’œuvre de Bourdieu.

 

Une synthèse très personnelle des « bourdieusian studies »

Cependant, Fabiani comble un manque dans la bibliographie française des « Bourdieusian studies ». Le lecteur ressentira peut-être cette sorte de soulagement dont nous avons nous-même fait l’expérience à maintes reprises en cours de lecture : enfin une analyse de l’ensemble de l’œuvre de Bourdieu qui ne fait pas un usage hagiographique de l’érudition, mais qui la met au service de l’analyse de ses présupposés théoriques ; enfin une formulation de critiques prenant le risque, quinze ans après la mort du sociologue, du bilan. Car le travail de Fabiani est peut-être avant tout celui de le la synthèse. Des sources intellectuelles, reconnues ou parfois occultées par Bourdieu, y sont détaillées au milieu de l’héritage des classiques Marx, Weber et Durkheim, que Fabiani, discute parfois en détails   , d’autres auteurs classiques sont passés en revue : Pascal et Montaigne sur les demi-habiles   , Leibniz sur ses horloges   , Cournot sur le hasard   , Tocqueville sur la frustration relative   , Comte sur les crises   ou Freud et Parsons sur la socialisation   . Mais, de manière plus inattendue, il insiste aussi sur certaines inspirations méconnues, comme celles des concepts d’« oversocialization » et de « status crystallization » des américains de Dennis Wrong   et Gerhard Lenski   sur la théorie de l’habitus. On aurait pu ajouter des sources psychanalytiques, comme sa lecture de Freud ou de Didier Anzieu : Bourdieu s'en inspirait, même s’il n’en faisait pas facilement étalage   .

À ce sujet, une analyse plus approfondie de la citation, très contrôlée chez Bourdieu, aurait été bienvenue. On trouvera, pour s’en consoler, une belle analyse du rapport de Bourdieu à ses maîtres Aron et Canguilhem dans ce « monde d’hommes » qu’est l’Esquisse pour une autoanalyse   , où Fabiani, se risque à « voir dans les quelques lignes consacrées à Aron l’esquisse d’un autoportrait auquel Bourdieu se refusait catégoriquement : il ne partageait pas seulement avec lui un intérêt pour Max Weber, mais aussi une sentimentalité et une tendresse qu’une grande pudeur leur interdisait de manifester en public »   . Rappelons qu’en effet Bourdieu avait le sentiment d’avoir « déçu » Aron   . Il aurait été cependant plus intéressant de ne pas en rester à ces considérations psychologiques et de prendre au sérieux la théorie du renouvellement savant par le déclassement social que Bourdieu, en introduction du numéro inaugural de sa revue Actes de la recherche en sciences sociales, reprenait à son compte, en citant Joseph Ben David et... Randall Collins   .

À ce bilan des sources théoriques de Bourdieu s’ajoute la synthèse des travaux que d’éminents sociologues, historiens ou philosophes ont mené sur Bourdieu et qui sont résumés, discutés et articulés pour la première fois ici   . D’autres travaux critiques, là encore, brillent par leur absence : ainsi, celui de Luc Boltanski est seulement cité de manière allusive à deux reprises ; la somme sur La Distinction, dirigée par Philippe Coulangeon et Julien Duval   , est reléguée en note ; Luc Boltanski est quasi-absent ; le travail actuel de Pierre-Michel Menger sur la sociologie du travail créateur au Collège de France ou d’Éric Brian sur l’incertitude   , qui prétendent, chacun différemment, renouveler la théorie de l’action de Bourdieu, n’y sont pas cités.

Notons que deux travaux cités par Fabiani sortent du lot : celui, en langue anglaise, dirigé par Philip S. Gorski   , sur le rapport de Bourdieu à l’histoire, cité à de très nombreuses reprises ; et celui de Jean-Claude Passeron   . Chacun témoigne à sa manière de la spécificité de la position de Fabiani et de son ancrage « wébérien ». En effet, comme Passeron avant lui, dont les positions sont reprises par Fabiani   , qui n’hésite pas à l’appeler publiquement « Maître »   , c’est sur le rapport à l’Histoire que Fabiani concentre sa lecture : une sociologie historique, inaugurée par Max Weber, promue en France par Durkheim et Simiand, et à laquelle Bourdieu a travaillé dans ses ouvrages des années 1980 et 1990, est-elle vraiment possible ?

Cette perspective, à laquelle Fabiani consacre son chapitre central « L’événement, la structure et l’histoire », mais qui s’égrène également dans la plupart des autres chapitres, représente sans doute l’apport le plus original de son travail   , qui devient l’occasion de pointer, à de multiples reprises, l’incomplétude du projet historique de Bourdieu. Prenons l’exemple de la théorie du champ : d’un côté, en effet, elle s’appuie sur des processus de genèses de longue durée mais, de l’autre, elle privilégie dans l’analyse les « coups de forces symboliques » où c’est « la temporalité courte qui prévaut » : « ce choix donne à penser que Bourdieu est moins intéressé qu’il ne prétend, ou qu’il ne le croit, à la mise au jour des processus de genèse ». Fabiani en déduit, un peu durement sans doute, un « refus de penser l’articulation possible de ces deux temporalités »   . On ne peut, ici comme ailleurs   , que tomber d’accord face à la finesse et la précision argumentative mise en œuvre par Fabiani.

 

Les contradictions de la politique scientifique de Bourdieu

Nous ne nous prononcerons pas ici sur l’exactitude du portrait politique, intentionnellement à rebrousse-poil des portraits usuels, que Fabiani dresse de Bourdieu en « réformiste », voire en « social-démocrate ». Cette polémique, semble-t-il, n’a pu avoir d’intérêt que parce que la vocation critique de la sociologie pouvait en dépendre. Il serait d’ailleurs dommage que le livre de Fabiani ne soit reçu qu’à travers ce prisme – il est vrai qu’il en aura pris le risque.

Cependant, la description de l’attachement de Bourdieu pour le service public et l’absence corrélative de la classe ouvrière dans son discours militant, que Fabiani met en lien, trop rapidement peut-être, avec sa lignée paternelle, reste particulièrement convaincante. Partant d’elle, Fabiani démonte une à une des contradictions, qu’on peut effectivement qualifier d’ordre politique, chez Bourdieu : contradiction à laquelle Bourdieu se heurte au Collège de France entre « deux audiences », irréconciliables, savantes et profanes, le conduisant à diriger La Misère du monde ; contradiction dans son rapport à l’État, duquel il propose une critique magistrale tout en en épousant, comme Durkheim avant lui, la perspective ; contradiction dans son usage de la psychanalyse qui laisse irrésolu le rapport de la souffrance avec l’amour ; contradiction enfin dans son rapport à la réflexivité, qui met la sociologie de plain-pied dans un réseau de pratiques scientifiques générales, mais qui témoigne également du « fantasme de maîtrise parfaite d’un champ de connaissance, promesse d’un savoir absolu »   , distinguant radicalement le « vrai » scientifique des profanes ou pire, des demi-habiles. Bourdieu aurait alors été pris de la tentation de pouvoir, seul, en héros, résoudre ses contradictions, et de faire de cette prouesse une « expérience toute personnelle ». Bourdieu, malgré ses Méditations pascaliennes, serait finalement resté le philosophe scolastique qu’il y dénonce.

Renchérissons ici sur Fabiani : l’idée même de science n’implique-t-elle pas l’impossibilité de prévoir toute critique ? C’est une évidence dont la tentation auto-analytique, ou même l’écriture verrouillée de Bourdieu, touché d’« hybris » épistémologique, ne semble pas avoir pris acte. « Le personnage de Bourdieu, conclut Fabiani, est l’incarnation, toujours grave et souvent pathétique, de la contradiction qui habite les sciences sociales : parler de ce que les gens croient connaître en des termes que les gens ne connaissent pas, et en arriver, dans un mouvement contradictoire au sein duquel on ne reconnaît plus les forces opposés, à suspendre l’adhésion préréflexive au monde tout en finissant par leur faire dire : le monde était bien comme je pensais qu’il était, ma propre souffrance le prouve. »  

Ces éléments apportent ensemble un tableau riche et cohérent de la politique de la sociologie de Bourdieu. On peut cependant regretter que Fabiani ne revienne pas davantage sur les implications méthodologiques de ces contradictions   . Il y aurait pourtant beaucoup à dire. À deux reprises par exemple, Fabiani souligne que Bourdieu « a privilégié les dimensions purement reproductives » des pratiques   , tendance qui apparaît notamment lorsqu’il s’agit de faire une place à l’expérience amoureuse   . Comment expliquer une telle primauté des stratégies de reproduction dans une théorie de l’action ? Rappelons que Bourdieu alla jusqu’à en faire un « conatus », soit le moteur de l’action humaine et qu’elle engage toute sa théorie du rapport triadique entre « sujet collectif » de la reproduction (la famille) et son objet (la reproduction du capital), liés par un « instrument de reproduction » auquel on attribue une fonction (certaines institutions comme l’École).

Or de ce « privilège » et de cette théorie instrumentale de l’action, qui totalise son sens et rend par principe déviant le déclassement social, rien ne sera dit ici : elle suppose pourtant un point de vue panoptique qui reproduit la norme de l'ascension sociale, qu'affectionnait tant la société française des Trente Glorieuses   .

 

Portrait ou autoportrait du sociologue en héros ?

Revenons enfin, puisque Fabiani, en conclusion, y invite le lecteur, sur les objectifs qu’il s’était donnés en introduction. Avons-nous réellement affaire ici à une sociologie historique des concepts de Bourdieu, autrement dit, à une sociologie de leur production et de leur réception ? Si la genèse intellectuelle des concepts proposée est très éclairante, nous sommes encore loin d’avoir fait le tour de leur production et de leur réception. Fabiani pourrait ici (ce qu’il ne fait pas) plaider les difficultés d’accès aux archives personnelles de Bourdieu, qui commencent à s’ouvrir mais restent encore aujourd’hui largement inexploitées   . En réalité, il se contente de s’appuyer sur des travaux empiriques antérieurs, qui ne reposent eux-mêmes, la plupart du temps, que sur une analyse strictement interne à l’œuvre de Bourdieu. Il est vrai que l’histoire des sociologues français du second XXe siècle est encore quasi-intégralement à faire. Citons tout de même Johan Heilbron qui se risque à un excursus jusqu’aux années 1960 dans son récent ouvrage   . Aucun ouvrage historique sur la période étudiée n’est en fait mobilisé. Plus profondément peut-être, c’est le rapport de Fabiani à l’enquête empirique qui nous semble problématique   .

En effet, Fabiani se contente souvent du témoignage allusif   sans clairement expliciter sa position au sein de « bourdieusiens » qui restent presque toujours anonymes. Fabiani est-il un de ces normaliens déçus, voire « humiliés », dont il parle   mais qui n’auraient pas su, comme lui, dépasser leur souffrance et la transformer en travail scientifique ? De même, alors qu’il critique l’usage de l’analogie religieuse chez Bourdieu   , nous le lisons ironiser sur la « piété des disciples »   .

Le portrait de Bourdieu en héros en appelle donc, pourrions-nous dire « en riant » comme lui, un autre : celui de Fabiani, héros échappant à l’histoire des structures, réalisant, nostalgique, un dialogue posthume avec son héros intellectuel. Le résultat, pourrions-nous dire en forçant le trait, est en adéquation avec sa propre vision de Bourdieu, puisqu’il échappe lui-même largement aux structures et à l’histoire. En l’abstrayant ainsi, Fabiani tombe dans le piège d’entretenir l’image d’un Bourdieu comme horizon indépassable. Il en fait lui-même l’aveu lorsque, loin de poser en problème les conditions de son travail dans le champ intellectuel, Fabiani écrit : « J’ai eu l’occasion, peut-être avant d’autre, d’analyser les limites ou les contradictions de l’œuvre de Bourdieu. Je n’ai jamais pour autant considéré qu’elle était frappée d’obsolescence ? Le cap est difficile à tenir, dans un monde de ‘‘marques’’ intellectuelles où un positionnement franc est plus payant que la reconnaissance de la complexité d’une pensée. »   Comment ne pas reconnaître également dans cette déclaration la mise en scène que Bourdieu faisait de lui-même et que Fabiani critique précisément à la fin de son livre   ?

À l’heure où Bourdieu fonctionne à la fois comme totem et tabou dans l’enseignement et la recherche, le travail de clarification de Fabiani, qu’il soit ou non lu comme héroïque, apporte sans nul doute une contribution importante à la discussion de la théorie sociologique... à condition de la lire muni du même sourire ironique que Fabiani appose à son héros « bourdelien »

 

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