Dans ce roman plein de suspense, Rebecca Lighieri plonge son lecteur dans le monde du surf et défait une à une toutes les illusions sur la famille.

Tout commence dans l'éclat solaire d'une session de surf, dans un sentiment de plénitude que rien ne pourrait attaquer, puisqu'il s'ancre dans un extrait hyper-célèbre des Illuminations de Rimbaud, le début du poème "Aube": "J'ai embrassé l'aube d'été. Mieux, je l'ai épousée, je n'ai fait qu'un avec elle, je n'ai fait qu'un avec le ciel virant du rose au bleu, avec la lumière encore fragile mais qui promettait un temps caniculaire, je n'ai fait qu'un avec la houle, avec l'écume, avec l'eau qui clapotait autour de ma planche. […] J'ai cru que cette sensation-là, cette communion entre moi et les éléments, cette harmonie entre mon corps et mon esprit, ce serait ma vie. […] L'été se terminait, mais j'ai cru qu'il serait san fin."   . Ce lyrisme de l'harmonie est développé dans le monologue de Thadée, le premier fils de Mylène et Jérôme, qui a 21 ans et est l'aîné de Zachée, 20 ans, lui aussi grand surfeur et garçon splendide à qui la vie sourit. Ils ont aussi une petite sœur, assez bizarre dans sa grande intelligence, Ysé, mais ce sont eux surtout qui font la fierté de leur mère, qui se moque de Maud, le premier amour de son mari, rencontré lorsqu'ils faisaient tous les trois leurs études de pharmacie: "Quant à Léo, son fils, il redouble sa terminale, alors que Thadée s'apprête à intégrer Centrale ou Polytechnique, et que Zach vient de terminer sa première année de médecine. Peu m'importe d'être terne et ordinaire: j'ai enfanté des titans quand tant d'autres se contentent de pondre leurs gniards."  

 

Les dents de la mer

Pour cette famille qui habite une villa de Biarritz et déroule sa vie parfaite, il ne devrait pas y avoir de place dans un roman, puisque les gens heureux n'ont pas d'histoire. Mais tout cet orgueil, ou simplement cette bêtise, périssent sous les dents d'un requin-bouledogue qui s'attaque à Thadée à la Réunion et lui arrache la jambe. Il devra être amputé à l'hôpital de Saint-Denis. C'est alors que commence une longue descente aux enfers qui met en avant les pulsions de chacun dans un cercle familial, et la façon dont chacun fait avec, jusqu'au meurtre, jusqu'à la folie. Ce tableau de la décomposition familiale fait froid dans le dos, autant qu'il est revigorant par sa dénonciation des mensonges et des compromis sur lesquels reposait ce bonheur familial que personne ne pensait à remettre en question. L'intérêt de faire alterner les voix des différents personnages est de composer un roman choral, où les faits sont racontés plusieurs fois, sous un éclairage différent: la buanderie de la villa familiale constitue ainsi un lieu pluriel, qui abrite aussi bien l'adultère du père, qu'il croit secret, que les rituels sanglants de sa petite fille, bien au courant de ce que sa mère continue d'ignorer.

 

Une cruauté perverse

Renouant avec l'éternelle histoire d'Abel et Caïn, l'auteur en donne une version extrêmement moderne et incarnée dans une langue qui excelle à rendre celle des jeunes gens, dans sa syntaxe et ses figures complexes, dans son vocabulaire cru et cruel, dans son phrasé coulant et âpre aussi. L'idée de génie est de faire raconter toute la fin par Ysé, petite fille brillante abandonnée dans cette maison hantée et que sa mère, habitée par sa folie, ne peut plus défendre. Confrontée elle aussi à ses pulsions et à sa propres perversité, elle fait le choix de la vie, avec un humour salvateur qui éclate dans la dernière phrase de ce livre qu'on n'a pas eu envie de lâcher, contaminé soi-même par sa cruauté, son art du dévoilement et sa perversité