Sur l’art ordonné par la commande publique, au nom des citoyens, de l’Etat et du « nous ».

« Art officiel », entendons-nous souvent affirmer, presque sous forme d’accusation. Mais de quoi parlons-nous et en quels termes ? La question est d’autant plus centrale que nous voyons sans cesse la commande publique renouvelée, et que l’exercice de ce type de commande s’accomplit au nom des citoyennes et des citoyens, sous le mode de la référence à l’État, et de l’idée d’une incarnation par l’État du « nous ». À quoi s’ajoute que les œuvres choisies, vues avec une certaine profondeur historiques, ne sont pas tout uniment épouvantables (!), contrairement à ce que peut induire chez certains l’idée d’« art officiel ».

C’est le collectionneur Daniel-Henry Kahnweiler qui, pour l’époque considérée dans cette exposition, ironisait : « L’État ne peut pas avoir de goût ». La raison ? Parce que les personnels d’État n’en ont pas. L’ironie est percutante ! Toutefois, le propos pouvait avoir une autre signification : il n’en a pas, parce qu’il n’a pas à en avoir, étant au service des citoyennes et des citoyens et par conséquent de la diversité de leurs goûts. Dès lors, il devrait admettre tous les goûts (comme toutes les religions soumises aux lois de la laïcité). Mais ce serait nier la spécificité de l’État auquel sont tout de même confiées des missions éducatives, à l’endroit du « commun », de « la nation », etc. Le goût ne relèverait pas de l’éducation ? Certes, il n’est pas certain qu’il faille confondre éducation et homogénéisation. Bref, toutes ces questions et approches traversent l’exposition de référence de ce livre qui est aussi le catalogue de l’exposition qui se tient ces jours-ci aux Archives nationales. L’occasion est ainsi donnée de réfléchir aux termes par lesquels, et dans lesquels, nous pensons et englobons les œuvres dont il est question – ces termes qui traversent un pan de notre histoire plein de « bruits et de fureurs ».

 

Une structure administrative

À la commande publique – qu’on la maltraite sous la dénomination « art officiel » ou qu’on l’approche de manière plus artistique –, il ne faut pas uniquement des destinations de référence et des vœux à satisfaire. Ceux-ci ne manquent pas : marbres des collections à remplacer, commandes et achats d’œuvres à muer en cadeaux d’État, distributions et entretiens des œuvres en place, conceptions des médailles, des missions artistiques, des expositions des œuvres d’artistes vivants et des récompenses données aux Salons annuels, décorations des édifices publics, érections de statues et subventions pour des monuments publics, commandes et achats d’œuvres d’art, répartitions, acquisitions et distributions de marbres statuaires, moulages, voyages et missions, prix du Salon, bourses de voyages pour les artistes, expositions, musées, inspection des musées, etc. Il y a faut d’abord une structure administrative de référence, susceptible d’opérer des choix, des suivis et de donner des directives au nom de l’État ou des citoyens.

Certes, la Révolution française, ainsi le démontrait Gérard Monnier en son temps (L’art et ses institutions en France, de la Révolution à nos jours, Gallimard, 1995), a posé un certain nombre de règles et défini quelques axes d’instauration des rapports de l’État et de l’art public, celui qui est pris en charge par le budget de l’État. Pour autant, le statut d’une institution propre aux arts n’est pas fixé avant longtemps. Clothilde Roullier raconte les variations d’attribution des services de l’art entre les ministères. Du bureau des Travaux du ministère de l’Éducation nationale au ministère des Affaires culturelles, de celui-ci au service de la Création artistique, de ce dernier en Conseil Supérieur des Beaux-Arts, ce sont autant de circulations qui ne sont pas indifférentes politiquement. Il faut les examiner avec soin parce qu’elles témoignent de divers modes d’attention à ces questions, le plus souvent liés aux difficultés sociales et politiques du moment. Les notes et procès-verbaux associés à la réflexion de l’auteure donnent un aperçu de ces dispositions.

Mais plus généralement, on ne peut pas s’arrêter à une analyse des missions de l’État, accomplies grâce aux inspecteurs chargés des achats – attention, on a l’impression qu’existe une cohorte d’inspecteurs, or ils ne sont que deux ! –, des structures à elles dévolues, et des choix d’œuvres (avec objections et suggestions). Il aurait été nécessaire de se poser au moins deux questions, qui auraient dépassé la problématique d’une tradition d’un État français garant des systèmes académiques, d’ailleurs déjà mise en question pour une période antérieure par l’historien Maurice Agulhon. La première aurait du porter sur les rapports de l’esthétique et de l’État, d’autant qu’on croit souvent que ces deux éléments viennent l’un à l’autre de l’extérieur, alors que l’État déploie d’emblée une esthétique. La seconde aurait du porter sur la nécessité des collections publiques, sanctionnée depuis la Révolution, tant politiquement que philosophiquement.

 

Le décoratif et le goût d’État

Et pas uniquement des collections publiques ou, disons, des œuvres achetées par l’État et destinées à l’éducation des citoyennes et des citoyens, en l’occurrence à travers le 1% de décoration ! Marie-Laure Viale remarque que si beaucoup qualifient les œuvres issues du dispositif du 1% de « médiocres », ces dernières ne le sont pas systématiquement, et même parfois se sauvent de la médiocrité malgré les aléas de ce type de commande et malgré le poids des procédures contrariant souvent les projets. Le dispositif en question, souligne-t-elle, s’inscrit dans un héritage de la IIIe République ; or pour beaucoup, parmi lesquels le sociologue Yves Aguilar, il équivaut à un rôle croissant de l’État dans le domaine culturel et l’imposition, croit-on souvent, d’une esthétique homogène.

L’auteure détaille les éléments du dispositif. Mais aussi les querelles auquel il donne lieu, lesquelles tiennent à la fois à des imbroglios institutionnels et administratifs, et se réfèrent à la question de l’éducation démocratique et à la volonté de définir des programmes d’État (c’est le cas pour la cité scolaire de Saint-Nazaire). L’intérêt de ce dispositif est d’ailleurs de proposer une nouvelle synthèse de l’architecture et des arts (y compris dans la mise en phase avec les chantiers).

Après avoir étudié brièvement quelques cas (par exemple, 128 œuvres dans les lycées des Pays de la Loire), l’auteure remarque cependant que, de nos jours, les œuvres issues du 1% sont à peine perçues. Faut-il croire que pour beaucoup, une œuvre liée à des conditions institutionnelles n’a pas de valeur artistique, voire historique ?

Pour autant, une telle position ne permet pas de distinguer les achats d’État d’une période à une autre. Laurence Bertrand-Dorléac a raison de préciser que les commandes d’État n’ont pas entièrement ou radicalement changé entre la République et Vichy, puis entrte Vichy (sous l’angle de l’antisémitisme et de la décimation du peuple des statues pour récupérer les matériaux) et la République suivante, employant à nouveau et sans état d’âme les artistes des années noires : Belmondo, Vlaminck, Landowski, Segonzac, Beltrand… A ce constat, elle ajoute que l’expérience de la guerre ne semble pas avoir compté dans la manière de créer de nombre d’artistes – exception faite de quelques-uns liés à la Résistance, à la déportation, ou d’artistes « réintégrés » après la politique antisémite visant les artistes sous Vichy –, pas plus que n’a compté l’idée d’abandonner le monumental longtemps instrumentalisé par les régimes totalitaires. Les œuvres abstraites commencent cependant à poindre leur nez dans les lieux publics, mais seulement à partir de 1950, ainsi que certaines commandes à des artistes d’origine étrangère, dénouant un peu le regard franco-français.

On aurait cependant aimé que ces articles conceptualisent ces données et mettent en avant les raisons de ces choix, notamment relativement aux goûts, tout autant que la répartition des commandes entre les arts, qui fait néanmoins l’objet d’un repérage rapide dans l’article de Philippe Bettinelli.

 

Les lieux publics et la reconstruction de l’image nationale

Parmi les missions que l’État s’assigne, il y a bien sûr la construction et la reconstruction de l’image nationale, en fonction des événements, depuis que l’État et la nation ont fusionné. La question n’est plus uniquement celle des thèmes embrassés (vues de telle région, allégories du paysage local...), ni celle de thèmes généraux (la paix, la prospérité, la jeunesse), mais cette fois la nation et l’unité dans un idyllisme patent. Sur ce plan, du point de vue iconographique, la diversité ne brille certes pas. Les formes choisies sont globalement peu aventureuses (et d’ailleurs le vocabulaire des avant-gardes peine à y trouver sa place). Enfin, en dehors de ces problématiques, il faut attendre André Malraux pour voir la modernité consacrée par des commandes pour les lieux publics (Masson, Chagall, Étienne Martín, Calder, Adam...).

Aussi ne peut-on, dans cette optique, mettre de côté la question de la décolonisation et de ses effets sur la commande et sur les styles, voués ci-dessus à la nation et son unité ! L’État ne pouvait faire l’impasse sur la Tunisie, le Maroc, etc. qui font l’objet d’une iconographie traditionnelle, mais s’insèrent dans les commandes des salles d’Afrique du musée national de Versailles. C’est à cette occasion que Marcel Gromaire propose une Abolition de l’esclavage (1950), alliant cubisme et chromatisme (œuvre désormais retournée à Roubaix). Il faut préciser que les artiste ne se coulent dans les thèmes des commandes qu’en détournant parfois les assignations.

L’étude des lieux de destination des œuvres est non moins intéressante. Ambassades, bien sûr, mais aussi lieux publics, nous venons d’en parler, à quoi s’ajoutent les églises pour l’art sacré (de Manessier jusqu’à nos jours : Alberola, etc.), les universités, les plafonds de certains lieux de culture (Odéon, Opéra, musée du Louvre... tout cela très parisien toutefois !). L’étude des territoires est non moins intéressante. Comme les deux articles qui terminent cet ouvrage de synthèse accompagnant l’exposition et portent sur la ville de Barentin (ville-musée de la IV° République) et de Pantin (très investie dans la commande).

Signalons toutefois un regret pour ce genre d’exposition. On y parle des œuvres mises en place, fût-ce au prix de difficultés (signalées, mais peu commentées). Mais on n’y parle pas du tout des « ratages », des œuvres commandées et refusées (un cas est signalé une fois tout de même), des querelles induites dans la presse et les revues d’art, des modes de diffusion des dossiers, des choix avec précision, etc. Bref, il manque tout de même à cet ouvrage, nécessaire, tout ce qui fait vivre ces commandes pour le meilleur et pour le pire, pour la dynamique surtout des citoyennes et des citoyens, des milieux artistiques et des milieux politiques.