Alain Mabanckou propose un tour du monde atypique des auteurs qui ont construit et son identité d’écrivain et ce qu’il nomme la « littérature d’expression française ».

Dans Le monde est mon langage, Alain Mabanckou propose à son lecteur un tour du monde atypique à travers ce qu’il nomme la « littérature d’expression française ». Un chapitre vaut pour un lieu et chaque lieu est choisi pour sa relation étroite avec la littérature : ou parce qu’il a fait naître une vocation d’écrivain, ou parce qu’il a permis une rencontre littéraire décisive, ou encore parce qu’il détient, pour Alain Mabanckou et pour lui seul, un pouvoir d’évocation intellectuel particulier.

Cependant, l’enjeu de ces vingt et une anecdotes, tout à la fois familières et érudites, n’est pas uniquement le plaisir de la narration brève, tant et si bien qu’il faut d’emblée nuancer l’étiquette d’« autobiographie capricieuse » proposée par l’auteur dans l’introduction de son ouvrage. D’abord, la présence autobiographique est en tous points maîtrisée : Alain Mabanckou livre avant tout une autobiographie intellectuelle, un portrait de l’auteur en citoyen du monde, en globe-trotter de la littérature, en ambassadeur officiel de la créolisation du langage. Autrement dit, si autobiographie il y a, au sens personnel du terme, elle se trouve la plupart du temps entre les lignes : chaque lieu évoqué, chaque étape franchie, chaque humain croisé, chaque ouvrage cité étant, naturellement, le résultat d’un cheminement propre. Ce n’est qu’en de rares moments que Mabanckou semble se livrer directement, évoquant sa première tragédie familiale, la naissance de sa vocation d’écrivain (« Buenos Aires »), le retour au pays natal (« Pointe-Noire ») et son quotidien estival (« Chateau-Rouge »). Enfin, si caprice il y a, il se donne à lire principalement dans l’errance assumée de la trajectoire, aussi bien géographique que chronologique, choisie pour ce voyage à travers la « littérature d’expression française ».

La majorité des anecdotes sont construites de façon identique : elles se déroulent dans un lieu précis (qui donne son titre au chapitre), souvent une capitale ; elles ont toujours pour personnage principal un autre auteur, vivant ou mort, dont Alain Mabanckou se sent proche ; elles retranscrivent, enfin, une rencontre, un dialogue autour de la littérature et ses composantes (création, influences littéraires, sources biographiques, lectorat, publication). Le langage, centre thématique et névralgique de la réflexion, est présenté, dans ces moments, à la fois comme un problème et comme une solution : il est l’hésitation d’origine de l’écrivain, l’objet du doute initial, quand il prend « inéluctablement une tournure idéologique ou politique » en même temps qu’il fonde son identité stylistique et retranscrit sa vision du monde.

Cette récurrence structurelle, si elle lasse parfois la lecture, cherche surtout à servir la démonstration : car Le monde est mon langage est sans conteste un essai qui ne dit pas son nom. Il ne faudrait pas oublier, en effet, qu’Alain Mabanckou embrasse aussi le métier de pédagogue : cela vient justifier la présence essentielle de la carte du monde, offerte à l’orée du texte, qui ouvre le lecteur sur l’espace personnel et littéraire de Mabanckou ; cela explique, également, que les portraits des auteurs évoqués soient systématiquement ponctués de passages ouvertement didactiques, récapitulant les moments-clés de leur carrière, leurs œuvres majeures et leurs rôles dans l’histoire de la littérature de leur pays, voire de la littérature mondiale. Dans ces moments, où le professeur prend le pas – et le ton – sur l’écrivain, aucun reproche n’est véritablement possible tant l’érudition cherche la synthèse et la clarté. Mabanckou sait que nous avons besoin de ce savoir pour le comprendre.

Et ces auteurs, qui sont-ils ? Les citer tous dénaturerait le texte, si bien que nous retiendrons, de manière tout à fait subjective, les portraits les plus intimes, c’est-à-dire les plus travaillés, les dialogues les plus intellectuellement nourrissants, et enfin les anecdotes les plus percutantes ou originales, en somme nous retiendrons les portraits de Le Clézio, de Laferrière, de Sony Labou Tansi, d’Eduardo Manet, de Camara Laye, de Gary Victor et de Bessora. Car Le monde est mon langage, outre un exercice libre de synthèse sur la « littérature d’expression française », est également un miroir de bibliothèque vertigineux : si, d’un côté, Alain Mabanckou travaille sa posture d’écrivain reconnu unanimement par ses pairs (on l’invite à des salons, on le convie à des résidences, il correspond avec Le Clézio, il est proche de ses idoles d’antan comme Henri Lopes), d’un autre côté, c’est sa parfaite connaissance de son sujet, son lien intime avec lui, qui frappe – et qui impressionne, surtout lorsque l’on fait partie de ces lecteurs orgueilleux qui détestent qu’on leur cite un livre qu’ils n’ont pas lu et qui s’empressent de se le procurer.

La force persuasive de Mabanckou se trouve dans la simplicité désarmante de son ton et de son style. Cela est dû au fait, pensons-nous, que les portraits esquissés dans ces brèves anecdotes sont tissés par une vision du monde aussi claire que précise : au cliché désormais éculé de l’« écrivain voyageur » qui foule le monde du pied pour nourrir son prochain livre, Mabanckou répond par une interculturalité essentielle qui fonde toute identité, forcément subjective, forcément mobile, par une porosité intellectuelle favorisant une attention au monde et à l’autre rénovée, assagie. L’identité doit être souple comme un langage doit être vivant : l’interpénétration des cultures, lorsque « chaque langue picore sans cesse quelque chose dans une autre », matérialisée si parfaitement, sur la carte du monde, par le triangle géographique fondateur du sujet Mabanckou (Afrique-Europe-Amérique), n’est-elle pas ce qui définit aujourd’hui et la condition littéraire aussi bien que la condition humaine ? Si le chapitre sur Édouard Glissant (« Sainte-Marie [Martinique] ») permet à Mabanckou de fonder sa thèse sur les idées du penseur de la « créolisation du monde » et de la « culture du métissage », tous les auteurs évoqués sont autant d’exemples permettant de nourrir parfaitement ce questionnement de l’origine pour l’écrivain colonisé, puis décolonisé, en exil, apatride, nomade, cosmopolite, « celui qui refuse une carte d’identité ou celui qui les accumule dans la mesure où elles nourrissent son univers ». Un écrivain à l’« idendité-rhizome », pour reprendre le concept de Glissant, capable d’honorer ses origines en même temps que de s’en défaire.

C’est dans ces moments, lorsque le propos théorique côtoie de trop près peut-être l’autobiographique que le ton de l’écrivain change : la critique de la négritude se fait, par exemple, acerbe, présentée comme un « bêlement collectif », Mabanckou reprochant aux écrivains de s’être enfermés dans un mouvement culturel autant que dans une couleur de peau, dans un militantisme aux thèmes forcément réducteurs, dans « une création africaine trop encline au chant collectif » oubliant la force de l’« indépendance d’esprit » comme l’incarne Bessora aujourd’hui ; la condamnation de l’opposition « parfois de bonne foi » entre littérature française et littérature francophone dans le monde universitaire et éditorial, Mabanckou préférant à cette suspecte dichotomie la notion de « littérature d’expression française ». On imagine assez bien la complexité – pour ne pas dire l’inconfort – de la posture de Mabanckou : la « littérature d’expression française » est autant une source personnelle à laquelle il s’abreuve depuis l’enfance qu’une filiation revendiquée, autant une passion intellectuelle qui le pousse naturellement, et à juste titre, à l’hommage et à la réhabilitation de ces écrivains, hommes ou femmes, engagé(e)s dans leur histoire et leur œuvre, qu’un objet d’étude nécessitant objectivité et, parfois, recul critique.

Dans Le monde est mon langage, d’autres sujets se présentent comme cruciaux : la place de la poésie (ses premières amours) dans le monde et le marasme du roman contemporain (dans les chapitres « Le Caire » et « Mpili [Congo] » en particulier) ; le rôle du journaliste dans le champ littéraire (dans les chapitres sur « Douala » ou « Dakar » précisément) ; la place de la France qui se trouve être, encore, toujours et malgré tout, « l’unité de mesure de la littérature » pour tout écrivain quel qu’il soit ; et les tensions internes au sujet de l’intellectuel qui ont miné, minent encore l’image de l’écrivain d’expression française (ce que les chapitres « Pointe-à-Pitre » ou « Conakry » décrivent parfaitement). De même, certains chapitres interrogent moins des vies d’écrivain que des livres incontournables : à Londres, Mabanckou évoque Au cœur des ténèbres de Conrad, à Buenos Aires Le Tunnel de Sábato.

L’« urgence d’agir » commence par celle de se souvenir et les leçons d’histoire, qui sont bien promptes parfois à être oubliées, ponctuent pertinemment Le monde est mon langage. La question du « qui suis-je », du « qui sommes-nous », doit devenir un impératif d’utilité publique, une nécessité éthique, une étape-clé dans cette « longue épreuve qui nous conduit vers l’humanisme ». Voilà, sans doute, la morale de cette belle histoire subjective de la « littérature d’expression française » que nous offre Alain Mabanckou, en toute simplicité et humilité