De la matrone à la sage-femme, la professionnalisation et la fonctionnarisation d'un corps de santé publique.

Comment passe-t-on de la figure de la matrone, accoucheuse traditionnelle sans formation particulière ni autre autorité que celle conférée par l'habitude, à celle de la sage-femme dûment diplômée, véritable agent de santé publique d'une puissance publique elle-même en pleine recomposition ? Nathalie Sage-Pranchère, archiviste paléographe et docteur en histoire, a fait de cette transition son champ d'études de prédilection. Elle en propose, avec son ouvrage L'Ecole des sages-femmes. Naissance d'un corps professionnel (1786-1917), tiré de sa thèse de doctorat soutenue en 2011, une synthèse passionnante et admirablement documentée.

 

Une politique de santé publique

« La formation des sages-femmes est d'abord conçue pour répondre à une inquiétude démographique transformée en besoin social » : en replongeant le lecteur dans le contexte politique et militaire de la toute fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, où la nécessité de pourvoir des bras solides et armés à la Nation place en première ligne la question des qualités professionnelles des sages-femmes, premières pourvoyeuses de ces bras, Nathalie Sage-Pranchère situe d'emblée l'enjeu de leur formation dans le contexte d'une politique de santé publique perçue comme un gage de survie de l’État.

Si certaines pionnières, comme Louise Bourgeois à la cour de Marie de Médicis ou Angélique du Coudray à partir de 1759, constatent l'impérieuse nécessité de former à l'art des accouchements et se lancent dans l'enseignement obstétrical, il ne s'agit jusqu'à la Révolution que de tentatives isolées. La période de la Révolution et du Consulat voit en revanche éclore une succession de réglementations déjà en germe à la veille de 1789. L'une des pièces essentielles de cette règlementation, la loi du 19 ventôse an XI, qui confirme l'appartenance des sages-femmes au personnel médical, sanctionne définitivement la pratique informelle de l'art des accouchements par les matrones pour réserver celui-ci aux « sages-femmes » désormais formées et diplômées. L'auteure nous démontre comment les sages-femmes, définies comme « corporation féminine » sous l'Ancien Régime, mais qui finalement n'ont « jamais fait l'expérience du fonctionnement en métier pleinement constitué », se sont emparées du sujet crucial de leur formation, y voyant l'occasion d'asseoir leur légitimité professionnelle sur des bases théoriques et pratiques reconnues, sur le modèle de la médecine : en ce sens, comme elle le rappelle, cette « dynamique de formation (…) est à replacer dans le cadre plus vaste de la multiplication des personnels de santé qui fait du XIXe siècle le temps de l'irruption du soignant dans la société. » On serait presque tenté de lire dans cette histoire de la formation d'un corps professionnel médical une métaphore de la République naissante, qui cherche son modèle et tente plusieurs expériences.

La caractéristique de la formation des sages-femmes réside dans sa prise en charge par la puissance publique. Celle-ci, consciente de l'enjeu de santé publique que représente la qualité de cette formation, n'hésite pas à dédommager les élèves durant leurs études, au fur et à mesure que celles-ci s'allongent, dans un mouvement de quasi-fonctionnarisation. Tout au long de la période étudiée, Nathalie Sage-Pranchère met en lumière un balancement entre deux modèles, d'une part la formation locale à l'échelle d'un département, « déconcentration plutôt réussie » mise en place par une administration attachée pour toutes sortes de raisons pratiques, économiques, psychologiques parfois, à ce que « ses » sages-femmes restent liées au territoire et à la population locale dont elles sont issues, et le modèle de la formation prise en charge par le pouvoir central, à l'hospice de la Maternité de Paris. Une hiérarchie se dessine alors : ces deux modèles de formation concommittants, parfois concurrents, aboutissent à la délivrance de deux diplômes non équivalents, ceux de sage-femme première et seconde classe – seule le premier pouvant autoriser sa titulaire à exercer sur tout le territoire national, alors que le second restreint d'emblée son champ d'activité au département qui l'a délivré. Cette hiérarchie n'est guère remise en cause et souligne, a fortiori, la prééminence de l'image de la formation parisienne dans le modèle français en général, à une période où l'enseignement supérieur se constitue autour du mouvement de création de « grandes écoles » alors forcément parisiennes.

 

Partages et régulations

Pour autant, la mise en place de ce modèle de formation des sages-femmes ne se passe pas sans heurts. Tout au long de la période étudiée par Nathalie Sage-Pranchère, ces dernières s'affirment comme profession médicale à part entière, singulière, à la fois en réaction aux pratiques coutumières et empiriques de la matrone, et en complémentarité avec le corps professionnel des chirurgiens. Cette complémentarité est illustrée par le partage final des responsabilités : l'utilisation des instruments aidant à l'accouchement, par exemple, est définitivement confiée à la seule autorité du chirurgien, la sage-femme devant dès lors obligatoirement faire appel à lui en cas de besoin – partage des responsabilités qui reste d'actualité aujourd'hui – tandis que la sage-femme élargit peu à peu son champ de compétences vers un service de santé de proximité à destination de la femme et du nouveau-né, y incluant notamment la vaccination, dans un contexte marqué par les découvertes hygiénistes pasteuriennes.

 

« L'odyssée des archives »

L'ouvrage de Nathalie Sage-Pranchère est une illustration parfaite du recours au réseau des archives publiques. Ayant fait le choix de « recourir aux sources locales et plus précisément départementales pour l'élucidation du processus d'établissement de la formation obstétricale ainsi que pour la pesée des choix politiques en la matière », l'auteur a dépouillé avec une constance qui force l'admiration les sources de soixante-cinq dépôts d'archives disséminés sur tout le territoire. Armée de sa double formation d'archiviste paléographe et d'historienne, Nathalie Sage-Pranchère met en lumière la cohérence de ce réseau des archives publiques, dont le maillage territorial constitue un héritage de la Révolution française, et dont les cadres de classement « sont au chercheur autant de bornes familières et immanquablement retrouvées dans la progression de ses dépouillements ». En ce sens, son témoignage est rare : sa méthode, consistant à dépouiller les sources similaires conservées dans plusieurs services différents, n'a certes rien de révolutionnaire ; cependant, elle est exposée avec une rare pédagogie, qu'on aimerait mettre sous les yeux de tout étudiant en histoire. Ce travail rigoureux constitue une réponse parfaite aux archivistes, qui, parfois, sont pris de la tentation de cesser de collecter et conserver sur tout le territoire des sources similaires, par exemple les sources de l'administration préfectorale utilisées ici, pour s'orienter vers une sélection thématico-géographique selon les dépôts, dans une vision davantage documentaliste. On ne saurait trop leur conseiller cette lecture pour se rassurer sur le bien-fondé de leur méthode : la preuve est faite, s'il en était besoin, que le travail accumulé par ces « générations successives d'archivistes » sert à l'historien.

 

Par son ouvrage extrêmement documenté, aux sources sans cesse sollicitées, comparées entre elles, et critiquées (« les sources (…) sont des sources publiques (…) [qui] portent un discours et une politique »), Nathalie Sage-Pranchère se livre à une démonstration en bonne et due forme de ce qu'est, au fond, la démarche de l'historien.