Récit d’une rencontre atypique, Joie est un journal de l’absence et un dialogue entre deux amants, entre Rome et Bruxelles.

 

    

 

Gigi, un homme de soixante-dix ans, meurt d’un arrêt cardiaque sur sa terrasse romaine, un matin de septembre. C’est en effet par la mort d’un de ses protagonistes que débute le roman Joie (S. Wespieser, 2017) de Clara Magnani. Il ne s’agit pas pourtant d’un sombre commencement. Dans le contexte d’une matinée ensoleillée, dans un magnifique appartement central, Gigi, le réalisateur, termine ses jours, le sourire aux lèvres.

Appelée d’urgence par la femme de ménage, sa fille Elvira découvre son corps et nous livre sa voix dans la première partie de cet ouvrage, qui est comme une introduction, un préambule au dialogue qui s’ensuit. Parmi les affaires du père défunt, elle découvre en effet ce qui semble être un scénario inachevé, où un homme raconte sa relation extra-conjugale avec une femme. Très rapidement, Elvira comprend que ces pages-là ne sont pas le fruit d’une fiction : c’est un journal, ou une longue lettre, où Gigi s’adresse à son amante, Clara. Lorsqu'Elvira parvient à la rencontrer, elle apprend qu’il s’agissait d’un projet commun, d’écrire leur histoire à partir de deux points de vue.

 

Maturation

Le temps présent cède ainsi la place à la voix de Gigi, suivie par celle de Clara : la première se concentre sur leur rencontre initiale, tandis que la deuxième, rédigée après la mort de Gigi, fait de celle-ci le pivot de son écriture, et le deuil présent se mélange aux souvenirs des deux amants.

Cette relation est une aventure, non pas dans le sens d’un rapport sans suite : elle est un voyage dans des sentiments inconnus, et dans une forme d’union atypique, étrangement sincère, silencieusement consciente ; elle est un voyage dans ce que Gigi et Clara appellent le mature love. Les deux sont déjà mariés avec des enfants, Gigi a soixante-dix ans, Clara presque cinquante, l’un vit en Italie, l’autre est critique littéraire en Belgique : rien n’est fait pour que leurs trajectoires se croisent, mais c’est pourtant lors d’une interview que Clara mène pour le dernier film de Gigi que se fraye une nouvelle voie, à la fois simple et inattendue ; un amour franc, non pas susceptible de détruire leurs vie, mais de les sublimer. Dans Joie, l’amour mature revient à accepter la réalité telle qu’elle est, à ne pas cesser d’aimer sa famille, tout en s’épanouissant avec une autre personne. Le mature love n’est pas une passion débordante et dangereuse, mais elle sait rajeunir et apporter un nouveau calme dans notre existence.

 

Au-delà des jugements, le bonheur

Gigi et Clara n’appartiennent pas au même monde, et la relation en dehors du couple canonique n’a pas la même signification pour eux : Gigi ne vit plus avec sa femme depuis longtemps, il a déjà aimé d’autres femmes par le passé, le lien de confiance a déjà été brisé, et ils mènent deux vies presque séparées ; Clara est heureuse dans son couple, et c’est d’ailleurs elle qui semble le plus récalcitrante au début de leur rencontre, lorsque Gigi se montre d’emblée intéressé. Son lien avec Gigi ne semble pas vraiment entacher son mariage, il le complète sans interférer, le silence aidant. C’est une autre leçon du mature love : la possibilité de plonger dans plusieurs passions à la fois, tout en sachant que la souffrance peut être évitée, pour tout le monde.

L’amour de Gigi et Clara se déploie ainsi dans des chambres d’hôtel bruxelloises, dans la maison familiale du réalisateur en Sardaigne, mais les lieux ne sont pas les seules variables qui caractérisent cette relation. Leur passion traverse également les films qu’ils visionnent ensemble ou que Gigi étudie (jaillissent dans leurs péripéties Antonioni, Visconti, De Sica, Rossellini, Fellini…), la musique classique en arrière fond de leurs rencontres (les sonates de Beethoven), la culture (notamment Antonio Gramsci et la Résistance).

De ce point de vue, Joie est aussi un florilège culturel, dont les éléments constituent une toile de fond visuelle, auditive et mentale, qui semble presque définir les personnages, surtout Gigi. Leur passion est aussi un choc des cultures : deux pays différents, mais aussi des époques différentes. L’âme révolutionnaire de Gigi se heurte au pragmatisme résigné et moqueur de la génération de Clara, pour laquelle le mot Révolution a perdu toute signification. Cette confrontation est sans doute l’un des aspects le plus sensible et le plus intéressant de ce roman, où l’on perçoit clairement la fin d’une ère et un changement de mentalités. Même, cette réflexion se poursuit avec le personnage d’Elvira, vingt-cinq ans, qui devient, au fur et à mesure, la destinataire du texte de Clara. Cette dernière tente de lui expliquer sa liaison avec Gigi, le sens qu’elle a eu pour elle, la beauté d’un lien qui est souvent vite jugé de manière négative.

Comme le dit Gigi, dans amore maturo, il y a maturo, c’est-à-dire mûr. Le lien avec la mort n’est pas une image lointaine, mais une évidence de plus en plus tangible, qui peut arrêter à tout moment la passion. C’est cette prise de conscience lucide qui permet aux deux amants de vivre, littéralement, comme s’il n’y avait pas de lendemain, et de profiter du plaisir que la vie leur livre. Écrire leur histoire revient ainsi à donner une substance et à rendre tangible cette rencontre tardive, qui a modifié leurs vie radicalement…tout en ne rien touchant (sans pour autant les ébranler).

 

Deux écritures, plusieurs langues

Le récit d’une passion qu’est Joie s’articule donc autour des deux voix, deux versions de l’histoire, qui nous semblent réussies. L’écriture des deux personnages diffère, et c’est ce qui rend leurs témoignages poignants ; la première partie, celle de Gigi, est sans doute plus vivante (dans tous les sens du terme), plus imagées, sans être dépourvue d’une fine ironie ; le récit de Clara, centré sur le deuil, est plus un débat de fond avec Elvira sur la liaison qu’elle a entretenue, et peut parfois avoir tendance à la répétition. Il est vrai que la personnalité de Gigi nous semble de loin plus complexe et riche, peut-être à cause de son histoire familiale, de la mort emblématique de son père et du silence de sa mère, qui font écho à l’histoire italienne et à ses zones d’ombre.

Un autre aspect réussi est sûrement le mélange de langues qui jaillissent tout au long du récit. Joie, bliss, gioia…les pays se succèdent, le lecteur est sans cesse catapulté d’un coin de l’Europe à l’autre, du centre ville à la maison de campagne, du sable chaud au froid de Noël : l’amour est mobile, muable, il se déplace mais ne perd pas sa génuinité et sa légèreté.

En définitive, Joie est l’histoire d’une rencontre et d’un amour atypique, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un sujet courant dans la littérature, où sont plutôt représentées les amours de jeunesse. On ressort d’une lecture lumineuse et paisible, un véritable hymne à la vie autour de l’Europe, qui nous invite, tout en douceur, à envisager la relation amoureuse de manière pure, en la détachant des jugements moraux. C’est un parti pris qui n’est pas brutalement imposé au lecteur, qui peut, d’après nous, se trouver en désaccord tout en appréciant la beauté de ce récit et le travail qui est effectué sur son écriture, plutôt remarquable. En terminant Joie, il nous reste des bribes de bonheur partagé, des images quelque peu floues, une sensation diffuse de beauté. Quant à l’histoire en tant que telle, elle est renforcée par l’identité cachée de l’auteur(e), Clara Magnani, qui reprend le nom du personnage de Clara, en nous laissant un sens de mystère