Face à leurs nombreux critiques, la pensée de Hannah Arendt permet-elle de repenser la légitimité des droits fondamentaux ?

Dans un ouvrage aux analyses denses et érudites, les deux auteurs Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère nous proposent un panorama des principaux courants critiques à l’égard des droits de l’homme. Le livre aurait d’ailleurs tout aussi bien pu s’intituler, au pluriel, Les procès des droits de l’homme, tant ils s’attachent à restituer soigneusement ce qui a pu constituer la spécificité de chacune des attaques envers les Déclarations, de la période révolutionnaire jusqu’à nos jours. Signalons d’emblée la conviction générale qui anime les auteurs : seule une compréhension suffisamment fine et différenciée des diverses critiques des droits de l’homme, ainsi que de leurs éventuels recoupements, peut nous permettre de repenser leur légitimité sur des bases suffisamment renouvelées. Le projet annoncé est ainsi de « tenter une cartographie intellectuelle des critiques adressées aux droits de l’homme depuis 1789, afin d’éclairer le sens de nos perplexités présentes ». 

L’introduction part du constat (que d’aucuns trouveront probablement exagéré) selon lequel nous vivons paradoxalement la fin de la consécration des droits de l’homme. Nous serions désormais entrés dans l’ère du « scepticisme démocratique », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage. Certes, les années 80 et 90 avaient pu laisser croire que la référence aux droits de l’homme finirait par terrasser toutes les critiques passées. La chute des dictatures d’Europe de l’Est n’avait-elle pas eu lieu au nom d’une certaine idée de la liberté et des droits fondamentaux de l’homme ? C’est notamment l’action des dissidents de l’Est qui rappela à certains de nos intellectuels de l’Ouest qu’il n’était peut-être pas très raisonnable de congédier purement et simplement les droits de l’homme, Deleuze allant même jusqu’à les juger « philosophiquement nuls ». Mais sous l’effet du néo-libéralisme, de la pensée communautarienne et même d’une certaine forme de néo-républicanisme, nous assistons, selon Lacroix et Pranchère, à une nouvelle prise de distance vis-à-vis du vocabulaire des droits de l’homme. En témoigne l’opprobre jetée sur le « droit-de-l’hommisme » dans les discours politiques, mais aussi chez nombre d’intellectuels. Force est de constater, en effet, qu’il est devenu de bon ton de fustiger la soi-disant naïveté intellectuelle et politique de tous ceux qui osent encore s’y référer comme à un ensemble de normes non négociables. De nombreux conservateurs ne voient dans les droits de l’homme qu’un discours au service d’un hyper-individualisme narcissique, par lequel les hommes ne feraient valoir que leurs intérêts et leurs désirs égoïstes. De telle sorte que la logique inflationniste des droits accompagnerait désormais une demande indéfinie de nouvelles exigences, finissant par mettre en danger le « vivre ensemble », lequel implique au contraire un sens du devoir et des limites à imposer à notre liberté.

Lacroix et Pranchère consacrent six chapitres à présenter chacun des courants critiques, à savoir : les critiques contemporaines (dans leurs versions conservatrice, communautarienne et néo-républicaine), le point de vue conservateur (Burke), les objections formulées au nom de l’utilité sociale (Bentham et Comte), la perspective théologico-politique (Bonald et Maistre), la critique de gauche au nom de l’émancipation humaine (Marx) et enfin la critique nationaliste (Schmitt).  La force du livre nous paraît surtout résider dans sa capacité à rendre à chaque « procès » sa spécificité, mais aussi à souligner certains recoupements entre des théories aux finalités politiques radicalement opposées. En revanche, le septième et dernier chapitre, qui entend repenser la légitimité des droits de l’homme à partir de l’œuvre de Hannah Arendt, nous semble pour le moins problématique. 


Un procès ou des procès ?

On peut faire l’hypothèse que cet ouvrage est né en partie d’un constat, celui d’une tendance trop répandue à considérer que tous les discours de rejet des droits de l’homme se situeraient dans une mouvance conservatrice, voire réactionnaire. Or cela est faux puisque des penseurs « progressistes » (Bentham) ou révolutionnaires (Marx) ont au contraire considéré les Déclarations des droits de l’homme comme des obstacles à l’édification d’une société visant l’utilisé sociale ou l’émancipation complète des individus. Quant à l’argument mobilisé, il serait en somme toujours le même : « l’homme » en général, l’homme abstrait, n’est qu’une fiction, le produit d’une métaphysique aussi fausse que dangereuse. Chacun connaît les mots de Joseph de Maistre, trop souvent cités comme s’ils suffisaient, à eux seuls, à résumer toutes les critiques possibles des droits de l’homme : « J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie,  ; s’il existe, c’est bien à mon insu. » Or il est effectivement nécessaire de sortir des simplifications et de ne pas rabattre toute critique des droits de l’homme sur la matrice réactionnaire des contre-révolutionnaire (d’autant plus que le camp de la contre-révolution ne constitue pas non plus un bloc monolithique). Un des grands mérites du livre est donc de prendre au sérieux la pluralité des critiques des droits de l’homme. Soulignons quelques mises au point tout à fait salutaires.

On lira avec un intérêt particulier les chapitres 2 et 4 qui mettent en relief les différences théoriques entre Edmund Burke d’une part, Louis de Bonald et Joseph de Maistre d’autre part. Reconnaissons que la figure de Burke reste assez méconnue en France où l’on continue trop souvent à le réduire à un esprit purement réactionnaire. En réalité, Burke était un libéral conservateur et une célébrité en tant que parlementaire « whig ». Il défendit passionnément l’extension de la tolérance pour les catholiques, les droits des Indiens opprimés par l’administration coloniale anglaise et il apporta son soutien aux insurgés américains, condamnant ainsi la guerre menée par les Anglais. Son hostilité à l’égard des droits de l’homme fut donc une réelle surprise pour tous ses amis favorables à la Révolution française. Or ce que Burke juge inacceptable dans la Déclaration de 1789, c’est le fait de ne reconnaître aucun autre principe de légitimité que les droits innés des individus et, ce faisant, de ne ménager aucune place aux droits transmis par héritage. Dans ces conditions, si l’on prend au sérieux la Déclaration des droits de l’homme, il n’existe pas d’autre régime légitime que la démocratie conçue comme régime de l’égale liberté des individus. Parce que les droits de l’homme heurtent de front l’idée même de droits obtenus par héritage, Burke y voit une menace pour la monarchie constitutionnelle anglaise et l’Église anglicane. Ces droits soit disant universels sont perçus comme la revendication d’une indifférence totale au contexte et comme la négation de toute particularité. À la différence de Bonald et Maistre, le souci de Burke n’est donc absolument pas la défense de la monarchie absolue et catholique telle qu’elle existe en France. C’est l’idée d’un droit pouvant être revendiqué en toutes circonstances qui lui semble aberrant. Cela ne l’empêche nullement d’approuver l’insurrection de 1688 en Angleterre ou la guerre d’indépendance américaine. Ce qui en revanche éloigne définitivement notre époque démocratique de Burke, c’est l’idée clairement assumée par ce dernier selon laquelle tous les hommes ne peuvent pas se voir accorder les mêmes droits.
    

Recoupements et filiations 

Un autre aspect remarquable de ce travail est la façon très convaincante dont les auteurs mettent en évidence certaines convergences inattendues entre les diverses critiques des droits de l’homme. À cet égard, le chapitre 3 rappelle que les doctrines de Bentham et Comte, par-delà leurs divergences, sont toutes deux menées au nom de l’utilité sociale. D’où leur refus commun de penser le projet politique à partir des droits de l’individu. Pour l’utilitarisme, c’est au calcul rationnel de déterminer quelles sont les mesures susceptibles de favoriser le plus grand bonheur possible du plus grand nombre. Quant au positivisme, il « identifie l’utilité sociale à celle de l’organisme social comme tel, dont les individus sont les bénéficiaires mais dont ils ne fournissent pas la règle de construction ». C’est donc à la connaissance scientifique d’indiquer comment maximiser l’utilité sociale dont résulte en retour le bonheur individuel. Tous deux voient donc dans la sacralisation de droits soi-disant inaliénables un obstacle à la poursuite de l’utilité collective. Mais c’est sans aucun doute chez Bentham que la critique des droits de l’homme prend la forme la plus polémique, et même la plus virulente. Il est d’ailleurs permis de se demander avec Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère si la lecture benthamienne des droits de l’homme (réduisant ces derniers à de pures « absurdités ») n’est pas emprunte d’une certaine « mauvaise foi ». Reprenant à leur compte une critique formulée par Amartya Sen, les auteurs estiment à leur tour que « Bentham fait comme si l’usage rhétorique de l’indicatif de la Déclaration des droits de l’homme relevait d’une confusion entre le « pouvoir » et le « devoir », ou entre le fait et le droit. » Or il est clair que le présent de l’indicatif dont usent les Déclarations a un sens prescriptif, et non pas descriptif. De même, serions-nous tentés d’ajouter contre le réquisitoire extrêmement sévère de Bentham, le caractère inaliénable de ces droits n’a jamais signifié qu’ils étaient illimités - ce qui, si tel était le cas, les rendrait effectivement incompatibles entre eux. 

Ceci dit, une fois mise en évidence la profonde parenté entre les perspectives de Bentham et Comte, il convient de bien repérer leurs désaccords théoriques. Tandis que Bentham n’entend mobiliser que l’intérêt bien compris des individus, la société doit selon Comte développer « l’altruisme », un terme dont il est d’ailleurs l’inventeur. Non seulement la société n’est pas composée d’individus (chacun est essentiellement un être de relations), mais l’ordre social exige qu’une éducation sociale affaiblisse les impulsions égoïstes afin de les subordonner aux « instincts sympathiques ». Bref, le langage des « droits » se voit disqualifié chez Comte, au profit des seuls devoirs envers l’humanité. La conclusion est donc radicale : « la notion de droit doit disparaître du domaine politique, comme la notion de cause du domaine philosophique ». Par ailleurs, tandis que Bentham fait confiance au processus démocratique pour optimiser l’utilité sociale, Comte attend  de la sociologie scientifique qu’elle mette un terme à la diversité des opinions morales et politiques. Le suffrage universel et la démocratie parlementaire sont donc discrédités au profit de deux pouvoirs, l’un temporel et l’autre spirituel, assumés respectivement par la sociologie et la religion positive (vouant un culte à « l’humanité »). 

Mais il nous faut encore souligner un autre point fort de l’ouvrage. Lacroix et Pranchère révèlent à plusieurs reprises comment certains éléments de doctrine ont pu passer d’un auteur à l’autre, alors même que leurs finalités politiques étaient antinomiques. À titre d’exemple, on peut penser à la façon dont la pensée « progressiste » de Bentham puise en partie ses arguments chez Burke. C’est ainsi que le premier attribue aux droits de l’homme les mêmes conséquences désastreuses que son prédécesseur. Bentham estime lui aussi que la Déclaration des droits, si elle est prise au sérieux, ne peut que favoriser l’anarchie, le despotisme et la violence. Naturellement, la critique de Burke était menée au nom du respect dû à la tradition et aux générations passées, tandis que pour Bentham, les droits « inaliénables » empêchent les générations présentes et futures de déterminer librement ce qui promeut l’utilité. En revanche, tous deux refusent l’idée que les individus seraient dépositaires de droits absolus susceptibles de limiter la puissance souveraine.

 

Un déni des droits de l’homme ?

Nous laisserons le soin aux lecteurs de découvrir par eux-mêmes les autres transferts théoriques qui jalonnent l’histoire de ces procès successifs des droits de l’homme. Parmi les plus surprenants, on mentionnera tout de même la façon dont Joseph de Maistre opère un retournement de Rousseau contre lui-même, retenant l’idée de « volonté générale », tout en estimant que celle-ci est incompatible avec celle d’un contrat social et qu’elle ne peut se former à partir des individus. Seules des institutions (la monarchie et l’Eglise catholique) sont en mesure, à leurs yeux, de faire émerger la véritable volonté générale. Puis, à leur tour, Bonald et Maistre n’ont pas manqué d’influencer la sociologie de Comte et Durkheim, qui partageaient avec eux l’idée selon laquelle « l’individu » n’est rien indépendamment de ses relations sociales. Enfin, plus proche de nous, le juriste nazi Carl Schmitt n’a-t-il pas su réaménager certaines thèses contre-révolutionnaires ? Bien plus, s’il est bien une preuve que « certains arguments connaissent (…) de véritables renversements de sens », c’est très certainement la manière dont Schmitt a su exploiter la pensée de Rousseau. En effet, en défendant une version identitaire de la souveraineté populaire, le juriste allemand a pu donner une allure démocratique à sa critique des droits de l’homme. En réalité, il ne défendait rien d’autre qu’une domination des élites, interprétant « l’égalité » démocratique non pas comme l’égalité des libertés individuelles, mais comme l’égale appartenance à une communauté d’hommes partageant la même hostilité à l’égard de « l’ennemi ». 

Signalons un autre aspect stimulant du livre, d’autant plus qu’il n’est mentionné à chaque fois qu’en passant. À propos de Bentham, Comte et Marx, les auteurs suggèrent que ces trois penseurs n’ont peut-être pas mesuré à quel point leur propre théorie philosophique et politique ne pouvait pas s’accommoder d’une critique si radicale des droits de l’homme. Autrement dit, leur propre logique n’aurait-elle pas dû les conduire à ménager une certaine place à un droit inaliénable de l’homme ? Nous ne mentionnerons ici que le cas de Marx. On sait qu’il ne voyait dans les Déclarations que la sacralisation des droits de « l’homme égoïste » et de l’individu bourgeois se concevant avant tout comme un propriétaire, une « monade » repliée sur ses intérêts privés. Dans ces conditions, l’égalité purement juridique est dénoncée comme une égalité illusoire, purement formelle, n’empêchant nullement la grande majorité des hommes d’être dominés socialement et économiquement. Bref, la liberté politique ne suffit pas à abolir l’aliénation sociale. Pourtant, dans les rares textes où Marx ébauche une description de ce que serait la société communiste, n’évoque-t-il pas alors la possibilité offerte à chacun d’un « développement intégral » de son individualité ? Comme le font remarquer à juste titre Lacroix et Pranchère, « il est difficile de comprendre pourquoi il serait impossible d’y voir la mise en œuvre d’un « droit de l’homme » qui serait le droit de l’individu au libre développement personnel. » 
    De même, pourrait-on considérer que le droit de chacun à compter pour un dans le calcul de l’utilité sociale (Bentham) ou le droit de chacun au libre développement de ses facultés (Comte) ne se justifient qu’en référence à une égalité de droit fondamentale dont ni l’utilitarisme, ni la positivisme ne peuvent suffire à rendre compte. 


Refonder les droits de l’homme avec Arendt ?

En vue de repenser à nouveaux frais la légitimité des droits fondamentaux, Lacroix et Pranchère entendent s’appuyer, comme d’autres avant eux, sur l’œuvre de Hannah Arendt (chapitre 7 et 8). Or c’est essentiellement là que le bât blesse selon nous. Certes, le lecteur se voit prié de prendre ses distances avec la « captation conservatrice dont a pu faire l’objet la pensée d’Arendt dans certains pans de la pensée française ». Mais toute la question est précisément de savoir s’il ne s’agit que d’une « captation » illégitime ou si ce n’est pas au contraire le projet de penser les droits humains à partir des thèses d’Arendt qui s’avère téméraire. Dans la lignée de commentateurs tels que Etienne Tassin, Etienne Balibar et James Ingram, les deux auteurs entendent montrer qu’Arendt nous aurait libéré d’une conception illusoire des droits de l’homme (celle du XVIIIème siècle, s’appuyant sur une philosophie du droit naturel soi-disant surannée) pour mieux défendre une conception « politique » (entendre non philosophique, non métaphysique) de ces mêmes droits. Ce qui se joue ici, c’est au fond la question de savoir comment Hannah Arendt s’est positionnée vis-à-vis de Burke. A-t-elle purement et simplement reconduit sa critique des droits de l’homme au point de les récuser totalement ? Ou bien a-t-elle tenté de penser leur légitimité en adoptant un point de vue original ? Enfin, peut-on réellement penser des droits de l’homme en rejetant radicalement la pensée jusnaturaliste ?

Pour Lacroix et Pranchère, on commet un grave contresens sur Arendt en la considérant comme hostile par principe aux droits de l’homme : « Arendt entend, non pas neutraliser les droits de l’homme, mais leur donner leur véritable signification politique, celle des droits, non d’un « être naturel », mais d’un citoyen libre » (p. 291). Autrement dit, la lecture strictement « politique » des droits fondamentaux considère qu’il est temps de ne plus dissocier les droits de l’homme des droits du citoyen. Ce serait le grand mérite d’Arendt d’avoir montré les conséquences désastreuses d’une telle dissociation. On connait en effet le célèbre diagnostic de la philosophe sur le sort réservé aux apatrides et aux minorités durant l’entre-deux-guerres : n’étant pas citoyens d’une communauté politique, ils furent en réalité dans l’impossibilité de se voir garantir le moindre droit. Mais dans un geste à nos yeux fort regrettable, Arendt ne se contentait pas de rappeler qu’il ne suffit pas de « déclarer » des droits pour qu’ils soient de fait respectés. C’est l’idée même d’un individu porteur de droits inaliénables, indépendamment de son appartenance à une communauté politique donnée, qu’elle entendait récuser. Comme l’explique d’ailleurs fort justement Etienne Balibar, pour Arendt « les droits ne sont pas des « propriétés » ou des « qualités » que les individus possèdent chacun pour son propre compte, mais ce sont des qualités que les individus se confèrent les uns aux autres »(La Proposition de l’égaliberté, PUF, 2010, p. 209). Sa critique ne portait donc pas sur un simple écart entre la norme (les droits de l’homme) et les faits (le désintérêt des Etats-nations pour ces « sans droits »). Arendt est allée jusqu’à justifier le sentiment des apatrides et des minorités selon lequel « la perte des droits nationaux était identique à la perte des droits humains ». De telle sorte que nous n’aurions pas d’autre choix que de reconnaître la perspicacité de Burke lorsque celui-ci critiquait le caractère « abstrait » (et donc absurde) des droits de l’homme. Affirmer, comme le fait Arendt de manière insistante dans le dernier chapitre de L’impérialisme, que tous les « sans droits » avaient perdu leurs droits de l’homme dès lors qu’ils se retrouvaient dépourvus de droits nationaux, revient à penser hors du cadre de l’humanisme juridique. Car la thèse d’une « fin des droits de l’homme », ou d’une « perte » possible de ces droits, n’a tout simplement aucun sens tant qu’on les pense comme la propriété inaliénable des sujets, abstraction faite de leur appartenance à telle ou telle communauté politique. Mais telle est précisément la perspective avec laquelle on nous invite à rompre. 

Reprenant une interprétation préparée par Etienne Tassin, les auteurs estiment que « les hommes ne sont des hommes que s’ils sont reconnus tels par des hommes qui déclarent publiquement que tout homme a le droit de se voir reconnu comme un être de droit ». En d’autres termes, Arendt aurait eu raison de poser que « l’égalité n’est pas donnée : c’est un produit de l’action humaine, par la négociation, la lutte, le compromis, la défaite, la victoire de tous ceux qui (qu’il s’agisse des esclaves, des femmes, des pauvres, des homosexuels), qui ont accédé à la citoyenneté en réclamant des droits qu’ils n’avaient pas. » Cela revient effectivement à estimer que « les droits de l’homme ne sont pas les fondements, mais les produits de la politique ». Disons-le franchement, ce renversement de perspective nous semble absolument redoutable. Comment ne pas y voir une terrible confusion entre le fait et la norme ? Un fait a-t-il jamais réfuté une norme ? Nul n’a jamais contesté l’évidence selon laquelle l’application des droits de l’homme exige, de fait, des politiques actives de la part des Etats. Mais considérer que les échecs, les insuffisances, voire les lâchetés des Etats nous interdiraient désormais de penser la légitimité des droits de l’homme indépendamment de l’exercice d’une citoyenneté revient en vérité à dissoudre l’idée même de droits de l’homme. Par ailleurs, nous avouons toute notre perplexité face à des formules telles que « il n’y a pas de droits en dehors de luttes pour les droits » ou encore « nous ne sommes pas nés égaux mais nous pouvons le devenir par notre volonté déclarée de nous garantir mutuellement des droits ». S’il s’agit simplement de rappeler que seule la traduction des droits de l’homme en droits positifs leur donne une effectivité, chacun y souscrira. Mais à prendre ces déclarations au sérieux, nous ne voyons pas ce qui interdirait de discriminer les personnes qui, pour une raison ou une autre, ne s’engagent dans aucune lutte politique. Si les droits de l’homme ne sont eux-mêmes que « des conventions, des formes de reconnaissances produites par des accords entre les hommes, les artefacts fragiles de la vie en commun » (p. 301), nous avouons ne pas voir ce qui fonde l’exigence de leur donner une application universelle.

Sans doute est-ce l’occasion de mieux mesurer à quel point il est risqué de situer l’humanité de l’homme dans un « faire », une « vie active », plutôt que dans une donnée. En effet, il devient alors difficile d’accorder le même degré d’humanité à ceux qui, parce qu’ils sont rivés au monde du travail ou enfermés dans leur vie privée, ou encore carrément privés de droits, ne se sont pas hissés à la dignité de « l’action » et de la citoyenneté. Comment, dans ces conditions, penser la commune humanité et l’égale dignité de ceux qui n’exercent aucune citoyenneté ? Par exemple, au nom de quoi admettre l’égale dignité des Noirs Américains avant même qu’ils entrent dans une lutte pour la reconnaissance de leurs droits ? Dans un livre non publié en français à ce jour (Hannah Arendt and the Negro Question, Indiana UP, 2014), Kathryn T. Gines rappelle qu’aux yeux d’Arendt, l’intégration des « Nègres » dans la vie académique constituait « une menace bien plus grande pour nos institutions universitaires que les manifestations d’étudiants ». Cela pose une question : qui est véritablement en droit d’accéder à cet espace public des égaux ? Si l’égalité en droits et en dignité n’est pas une donnée, si « les individus deviennent des sujets humains en se conférant réciproquement des droits » (Balibar), au nom de quoi accorder l’égalité à ceux qui, de fait, ne la réclament pas encore ? Il faut y insister, Arendt récuse totalement la thèse d’une égalité de nature entre les hommes puisque d’après elle seule  la « vie active » dans sa dimension politique humanise véritablement les hommes. Le travail et les exigences de la vie sociale ne nous ouvrent pas encore à la « pluralité », cette condition dans laquelle des hommes singuliers apparaissent les uns aux autres et font valoir leurs opinions dans un espace public. Il faut rappeler ici la thématique arendtienne de la « naissance » développée dans Condition de l’homme moderne. La véritable « naissance », celle qui nous fait devenir pleinement humains, n’est pas la naissance au sens biologique du terme. La naissance authentique coïncide avec ce qu’Arendt nomme le « commencement », c’est-à-dire la capacité d’introduire du nouveau dans le monde, de prendre une initiative. C’est ce que permet la prise de parole « parmi des égaux », ainsi que l’action en commun. Seuls ceux qui s’impliquent dans le « bios politikos » ont accès à cette égalité. Contre Marx, Arendt soutient que le travail, en tant qu’il ne contribue qu’à rendre possible la vie au sens biologique du terme (« zoè »), ne suffit pas à accéder à une vie authentiquement humaine. Ceux qui se contentent de travailler pour assurer le renouvellement de la vie ne sont pas d’emblée égaux à ceux qui s’accomplissent dans l’action et la vie politique. 

Entendons-nous bien. Il va de soi que Lacroix et Pranchère, comme bon nombre d’autres commentateurs, adhèrent sincèrement à une conception universaliste des droits humains. Mais on peut raisonnablement se demander ce qui, dans la pensée d’Arendt, nous oblige à appliquer ces droits fondamentaux de manière non sélective. Pour notre part, cela nous semble impossible dès lors que l’on renonce à penser l’égalité en droits et en dignité comme une norme qui transcende toutes nos appartenances possibles. Tel est l’héritage de l’humanisme juridique avec lequel il nous semble fort imprudent de vouloir rompre.

Concluons que les considérations arendtiennes sur les droits de l’homme sont en vérité beaucoup plus problématiques qu’on ne l’admet généralement en France, puisqu’elles ne permettent pas de penser une égale dignité de tous les hommes, abstraction faite de leur appartenance à une communauté politique et indépendamment de ce qu’ils font durant leur existence. On l’aura compris, nous ne pensons pas que la cause des droits de l’homme ait beaucoup à gagner en se choisissant Hannah Arendt comme auteur de référence. Bien plus, il n’est pas certain qu’une pensée cohérente des droits de l’homme puisse congédier si facilement l’idée d’une « nature humaine », ainsi que les théories du droit naturel à l’origine des Déclarations des droits de l’homme