Au Vieux Colombier, Eric Ruf donne de Bajazet une version très finement scénographiée, plus belle, plus grave, et plus réussie peut-être, que poignante. Plus proche, peut-être aussi, des intentions de Racine. Car avec Bajazet, le poète voulait inscrire l'actualité de son époque dans la tragédie. Peut-être voulait-il même déceler, dans une expérience humaine attestée, l'inscription avérée de la forme tragique, comme une clef universelle de compréhension et d'émotion.

 


Le rideau est levé lorsque le public s'installe. Les trois côtés du plateau sont fermés par des armoires, disposées les unes auprès des autres. Elles livrent des passages, par lesquels les comédiens entrent en scène. Ce sont des armoires de bois, normandes, bourguignonnes ou berrichonnes, peu importe. Elles figurent des cloisons ajourées, et doublées, et, par là, de loin, elles rappellent vaguement les moucharabiehs du Moyen-Orient. 

 

 

La cause de l'imaginaire et du symbolique

Presque un vestiaire de collège anglais, avec ce petit banc de bois où l'on prend place pour mettre ses chaussures. Mais on est très loin de l'Angleterre, et très loin de l'univers des garçons. Plutôt quelque part comme sur le toit d'immeuble d'Une Journée particulière, là où l'on fait sécher les grands draps sur des fils. Mais ce n'est pas ça encore : ici règnent les femmes en maître. Nul signe de tâches ménagères, nous ne sommes pas chez les lavandières, ni dans une buanderie. Nous sommes chez la favorite et les autres femmes du sultan, au sérail, dans la garde-robe. 

La scène prend place, ainsi, dans une penderie finement métissée. Tout est occidental : les armoires, les vêtements, les souliers, les hommes, les femmes, et tout cependant est oriental : l'intrigue, Istanbul, Babylone, le sultan, la favorite, le serail, et le risque d'être égorgé (ou pendu, puisque dans une penderie nous sommes)…

C'est donc à l'imaginaire du public que sont confiées les formes ottomanes de la pièce. Eric Ruf les initie avec une grande retenue. Pas de touche orientale, encore une fois, pas de « Voyage en Orient », ni dans les vêtements, ni dans les attitudes, ni dans le décor, et cependant, la disposition des armoires, le nombre des femmes et leurs relations entre elles, l'inquiétude des hommes et l'esprit de despotisme soutiennent cet imaginaire. Ils lui ouvrent un champ de figurations. 

Ainsi évite-t-on la simple « transposition » (comme lorsqu'un Molière n'est pas joué en costumes d'époque, et qu'on n'en voit pas bien la raison). C'est en ce sens une scénographie d'une grande sobriété et d'un grand effet, qui conjugue, dans l'intérêt du public, les causes respectives de l'imaginaire, du symbole, et de l'unité tragique.

 

Rebecca Marder, Anna Cervinka, Clotilde de Bayser, Cécile Bouillot, Denis Podalydès

 

La grande affaire du despotisme, et celle de la guerre des sexes

Sur cette scène s'inscrivent donc les coulisses du gynécée. Ce lieu est strictement interdit aux hommes, mâles dominés. Car la logique est celle de la horde : seul le maître, le despote, couvre toutes les femelles, et lui uniquement. Elles sont là toutes rassemblées et enfermées : mais elles ne restent pas inactives, et ne cessent pas d'être dangereuses. Les eunuques, qui y engagent ce qui reste de leur intégrité, à savoir leur vie, sont bien payés pour le savoir. La meilleure documentation à ce sujet reste Les Lettres persanes, qui ne parlent pas seulement des mœurs parisiennes.

Et dans ces coulisses se trament des affaires. Peut-être deux affaires, principalement.

D'une part la grande affaire du despotisme : est-il bien assuré que tout le monde rampe absolument devant le sultan ? (Son corrolaire pratique : qu'on élimine tout soupçon et vélléité d'affranchissement ou de licence.) D'autre part la grande affaire de la guerre des sexes : du sultan ou de la favorite (avec tous ses clones qui peuplent le sérail), lequel rampe devant l'autre ? (Ici pas de corrolaire pratique, plutôt une méfiance : la soumission sexuelle est-elle bien une soumission ?) Cette lutte pour la puissance serait ordinaire, s'il n'y avait pas l'amour et son aveuglement, qui bougent les lignes, et fondent ici l'élaboration du tragique.

Le sultan est allé guerroyer sous les murs de Babylone, il a laissé derrière lui son frère Bajazet. Bajazet serait le recours dynastique en cas de malheur, mais il est plutôt, par sa seule existence, un danger et la tentation de faire une révolution de palais. Il faut donc l'éliminer, et le sultan en envoie l'ordre, depuis Babylone (que ne l'avait-il fait avant son départ ? Même un cynique peut se révéler cornichon, c'est un fait souvent confirmé). 

 

Mourad IV, sultan ottoman de 1623 à 1640, évoqué sous le nom d'Amurat dans la pièce.

 

Cependant, Bajazet est choyé au sérail, par Roxane, la favorite, qui en est tombée amoureuse. Elle est aveugle au fait que Bajazet a un amour d'enfance, Atalide, une jeune fille de sang bleu, élevée comme lui dans le gynécée. Peut-être la sultane-mère a-t-elle voulu prévenir autrefois le sort de son second fils, Bajazet, au moyen d'Atalide. Le doter d'une gardienne angélique, pour multiplier autant que possible le réseau des protections féminines autour de cette tête destinée à tomber.

Mais l'ordre de l'exécution du jeune homme est arrivé. Roxane est prête à brûler ses vaissaux : placer Bajazet sur le trône impérial, renier le sultan, qu'il revienne ou non de Babylone. Elle y met seulement une condition (ici l'amour se tait) : qu'il l'épouse. 

Il y a en effet, une tradition ottomane tout à fait significative de la guerre des sexes : les sultans n'épousent pas. Ils se sont installés sur le trône impérial byzantin, conquis de haute lutte, ils sont les nouveaux empereurs, mais depuis un certain épisode funeste à l'un d'entre eux, ils ont décrété qu'il n'y aurait plus d'impératrice. Pour Roxane, l'amour aveugle entre en collision, ou en harmonie, avec la courtoisie et avec le pouvoir : que Bajazet l'épouse, et ce gage emportera tout, notamment la terreur bien réelle de trahir le sultan.

Seulement Bajazet aime Atalide, et Atalide aime Bajazet. L'un répugne à épouser Roxane, même s'il veut faire de Roxane son alliée, et prendre les armes contre son frère, pour que son sort se décide sur un champ de bataille, et non dans une garde-robe. L'autre, Atalide, qui comprend que Bajazet est en danger de mort, mais qui manipule l'aveuglement de Roxane depuis un certain temps déjà, veut Bajazet pour elle seule, même quand elle le pousse au mariage pour sauver sa vie. Son désir se cogne dans les agencements de l'intrigue, ce qui la conduit à des actes contradictoires qui empirent la situation. Elle attire sur elle toute la haine de Roxane et c'en est fait des amants d'Istanbul.

 

Une anomalie

Ainsi, au matin, le vizir Acomat (Denis Podalydès) et Osmin, son homme dévoué (Alain Lenglet), marchent entre les chaussures comme on marche sur des œufs. Une trentaine de paire de chaussures à talon, en effet, sont disposées au sol, avec soin, au centre exact du plateau, dont elles recouvrent les deux tiers. Elles occupent l'espace, elles gênent les circulations, car elles constituent une sorte d'échiquier dont les cases sont toutes prises, chacune par une paire d'escarpins différente. Elles débarasseront le plancher, cependant. La puissance féminine est d'occuper le terrain avec des charmes et des enfants, celle des hommes, dans cette guerre primitive, est de le nettoyer en versant le sang. Le vizir n'est pas dupe, et il se sait jouer un jeu inefficace, s'il ne s'assure l'appui de forces armées (un peuple de partisans, et les Janissaires).

Alors, après Roxane (Clotilde de Bayser), Atalide (Rebecca Marder) et leurs suivantes (Anna Cervinka, Cécile Bouillot), qui paraissent venir de leurs lits en chemise, c'est Bajazet (Laurent Natrella) qui apparaît, en chemise lui aussi, comme un enfant attardé du sérail. Et aussitôt l'action semble finie : Bajazet déclare qu'il ne peut épouser, et Roxane lui dit : Très bien, vous mourrez. Le génie de Racine, c'est de laisser prospérer adroitement la contradiction entre les paroles et les cœurs, les résolutions et les désirs. Roxane demeure follement amoureuse de Bajazet, ce dernier continue obstinément à penser qu'il lui sera donné de prendre les armes (de sortir de l'enfance dont il est prisonnier), et Atalide croit toujours pouvoir manipuler Roxane. Le vizir assiste impuissant à la ruine de ses ambitions, en espérant jusqu'à la fin que de ces trois-là sorte quelque chose d'efficace.

Laurent Natrella (Bajazet) est un homme mûr, grand, athlétique et barbu. Quand on le voit en chemise, il fait penser aux Bourgeois de Calais. Le contraste est fort entre l'enfant qu'il devrait être (au sérail il n'y a que les garçons impubères), et cet homme demeuré-là inexplicablement. On comprend qu'il tente Roxane en permanence, Atalide aussi et peut-être toutes les autres. Ce qui pourrait passer pour une erreur de casting (car Bajazet et Atalide font aussi un contraste étrange, Rebecca Marder jouant une très jeune fille) signale au contraire une anomalie criante, qui n'est, somme toute, que l'anomalie de sa survie.

 

Laurent Natrella (Bajazet), Anna Cervinka (Zaïre)

 

Rebecca Marder joue une Atalide très jeune et sensible, qui assume les circonvolutions de sa tactique comme les intermittences de son cœur, et qui navigue entre la possession et la perte. Elle joue avec fougue, ce qui la conduit parfois à accélérer sa diction. Son débit contraste avec celui de Denis Podalydès, qui marque parfaitement le rythme. Mais Podalydès joue le vizir, un type réfléchi qui a échappé cent fois à la mort, et vu tant d'autres périr. Rebecca Marder joue l'innocence qui se fait renard, intranquille. Cependant elle gagnerait peut-être, à certains moments, à mieux dessiner son texte, même si la fragilité qu'elle y destine est très belle.

 

Rachel (1821-1858), dans le rôle de Roxane

 

Clotilde de Bayser est parfaite. Elle sait exprimer sa féminité, sa séduction, son autorité, sa passion et sa dissimulation (elle ne dissimule pas ses intentions, mais elle dissimule, en grande dame, l'ampleur des risques qu'elle prend), sa cruauté. Malgré toute la force de sa personnalité, Roxane doit reconnaître le pire : qu'elle s'est laissée jouer par une enfant qui lui en contait. Et là-dessus Clotilde de Bayser joue très juste, le dépit, le désarroi, puis la haine qui lui fait organiser, dans le peu de temps qui lui reste de vivre, une vengeance froide à l'égard de celle qu'elle nomme « ma captive ». 

Étrange fascination de Racine pour un nœud tragique qui lui est contemporain. « M. le comte de Cézy était ambassadeur à Constantinople (...). Il vit même plusieurs fois Bajazet, à qui on permettait de se promener quelquefois à la pointe du Sérail, sur le canal de la Mer Noire », écrit-il dans la seconde préface à l'édition de sa pièce. Par là, Racine, qui est un bon maître, autorise toutes les tentatives pour vivifier l'art tragique. Cet art, par exemple, nécessite le respect d'une distance entre le public et les personnages. Bajazet conserve ses distances, par l'espace, et par l'altérité de sa culture. Le poète tragique est l'artiste de la distance, c'est une contrainte, c'est aussi la liberté de la reconstruire, cette distance, sous la forme qu'on veut.

 

 

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