Nous faut-il une révolution créative pour sortir des impasses politiques dans lesquelles nous sommes plongés ? Une tentative de réponse.

La collection dans laquelle paraît ce Petit manuel de créativité politique s’intitule « Questions d’époque ». On ne peut mieux le classer. De l’époque, il en a en effet, outre l’aspect un peu bavard et répétitif, les questions, les refus et les exaltations, parfois aussi le manque de nuance, s’agissant des termes mêmes qu’il entreprend de brasser – « créativité » et « participation » – comme des analyses qu’il déploie. Certes, il nous rappelle qu’il y a toujours plus de solutions que de problèmes dans la vie, mais on pourrait aussi rétorquer à cet aspect du propos qu’existent aussi des solutions à de faux problèmes, comme des problèmes mal posés !

Mais trêve de lieux communs. Les remerciements qui ouvrent le propos sont typiques du panorama contemporain des options et stratégies de ceux qui se présentent à nous sous l’égide du renouvellement de la « créativité » politique – l’auteur n’étant pas dupe de la différence avec la « création » émanant des associations et autres think tanks. Les institutions du renouvellement de la créativité politique dont il sera questions ici sont ainsi des assemblées, des instituts, ou des conseils généraux. Quant aux personnes, ce seront les acteurs politiques des démocraties parlementaires : députés, directeurs, militants, conseillers, Hauts fonctionnaires. Enfin la préface de l’ouvrage, signée Nicolas Hulot, garantit l’assurance du développement attendu.

De nos jours, il est de bon ton de relever que « la créativité » n’a pas disparu de nos sociétés. L’auteur rappelle qu’elle n’est pas réservée aux créateurs, ni ne relève d’une quelconque nature, et que dans ces termes, elle reste bien présente, même sous l’effet des crises successives. Certains de nos concitoyens auraient donc tort de tomber en dépression politique alors qu’on constate l’émergence effective de demandes de la part des citoyennes et des citoyens à être associés à la « fabrication des politiques et des lois ». Heureusement, l’ouvrage ne s’en tient pas seulement à ce type de propos. De ce fait, il devient intéressant, au-delà même du discours, d’en analyser la démarche et les résultats, car en marge de ses proclamations – la créativité se cultive et s’enseigne ! –, il dresse un panorama des initiatives majeures en cours dans le champ social et politique, en précisant bien les choix effectués : il est question des démarches collectives aboutissant potentiellement à des solutions partagées et socialement acceptées au service de l’intérêt général.

 

Une réponse numérique à l’exigence collaborative ?

Qu’un vent d’innovation souffle sur nos démocraties est sans doute un constat pertinent. Mais il convient d’adopter le vocabulaire adéquat à ces engagements, qui ne peut se réduire à des scansions : les citoyens se sentent en capacité et ne conçoivent plus de ne pas être associés à une démarche de dialogue et de réflexion collaborative.

Un exemple : la mairie d’Athènes devant les réfugiés. Elle conçoit, en 2013, un outil, SynAthina, plate-forme digitale et communauté de personnes, afin de collecter de manière systématique les enseignements à tirer des actions citoyennes. L’outil permet non seulement de relier les acteurs entre eux et de multiplier les solidarités, mais encore d’aider le maire à identifier ses priorités d’action (ouverture d’écoles pour alphabétisation, etc.).

Un autre exemple : celui de la participation démocratique par les outils informatiques. L’outil doit permettre de contourner les défauts d’information et de connaissance, et par conséquent, il peut aussi permettre de court-circuiter les partis au profit de sélections indépendantes ; lesquels partis ont une fâcheuse tendance à réduire l’offre politique, d’autant qu’ils sont encadrés par des gestionnaires.

Ces deux exemples présentés par l’auteur au milieu de nombreux autres montrent que des initiatives bien réelles ne portent pas toutes les mêmes ouvertures, et ne signifient pas la même chose. En tout cas, elles ne désignent pas toutes de « nouvelles solutions », des « innovations » ou des « changements ». Il ne suffit pas de proclamer que le « changement n’a jamais été aussi urgent », pour que n’importe quelle initiative devienne positive ! Dans le champ politique, les promesses de changement ont été tellement nombreuses qu’elles sont aujourd’hui profondément démonétisées ; mais renouveler les promesses de changement par la technique, n’est-ce pas aussi insuffisant, la technique ne décidant pas de la politique ?

 

La démocratie sans progrès

Cela étant, les défis contemporains imposent d’organiser la possibilité d’y apporter des réponses politiques plaçant les sociétés en position d’acteurs. L’auteur, qui n’hésite pas à se citer lui-même, en rassemble les principaux : montées des fondamentalismes et du terrorisme, urgence de réformer les modèles économiques, importance de repenser le partage des richesses, impact de l’économie sur l’environnement, gestion des retraites, de la dette publique, augmentation de la population mondiale, etc. Face à eux, l’auteur souligne à raison que le changement ne peut encore renvoyer à une évolution du confort, pas plus qu’il ne peut attendre une nouvelle conjonction entre la croissance économique et le progrès technologique, ou s’appuyer sur un simple constat : nous nous mettons à dépendre de ce qui dépend de nous.

À côté de tout cela, de bonnes intentions se profilent : mettre l’imagination et l’audace créatives au cœur de l’action politique, y compris pour contrer les lobbys qui résistent à tout changement. Concevoir ainsi de meilleures politiques publiques. Pourtant le discours de l’auteur hésite en permanence entre l’optique participative et l’uberisation de la société, ou entre le conservatisme des institutions et les dérives populistes. Plus dangereuse est sans aucun doute l’idée selon laquelle les craintes du monde actuel pourraient devenir mobilisatrices. La peur et l’angoisse n’ont jamais produit des phénomènes sociaux et politiques positifs. Tabler sur la peur, c’est renforcer la soumission et le repli sur soi. Faut-il croire l’auteur lorsqu’il affirme que les neuro-sciences ont révélé que l’émotion joue un rôle clef dans les capacités des citoyens à accepter des idées nouvelles ? Un peu faible, cette justification ne dit rien quant à la qualité du changement. De surcroît, il n’est pas certain que la créativité doive être muée en slogan, au point de devenir, dans cet ouvrage, « une véritable approche de résolutions de problèmes, de négociation et de médiation, particulièrement adaptée aux enjeux sociétaux », justifiant ainsi l’idée de muer cet ouvrage en « manuel » de créativité politique.

 

Innovations bien tempérées

Se profilent aussi des détours par des pratiques à l’étranger. Tel est celui qui nous conduit chez les danois, dont l’auteur nous raconte la pratique au regard des suspects de terrorisme. Il s’agit de la question – controversée – de la « déradicalisation ». Les danois organisent l’accueil des « radicalisés » revenant de djihad, au lieu de les envoyer en prison. L’idée est la suivante : plutôt que de les enfermer, mieux vaut donner à leur énergie un objet positif, leur réapprendre à faire quelque chose de leur vie, leur permettre de trouver du sens aux choses et de reconquérir une place dans la société. Et si ces expériences pouvaient être généralisées ! On pourrait élargir l’examen et le commentaire à la question de l’immigration et aux initiatives citoyennes auxquelles elles donnent lieu.

Il est vrai que – pour puiser un autre exemple dans cet ouvrage – les enquêtes de l’auteur le conduisent à affirmer que les personnels politiques élus ne sont pas toujours à l’écoute de ces initiatives. Ils aiment les innovations, mais les innovations qu’ils aiment tiennent dans les mots de leurs discours. Ils délèguent le plus souvent des experts pour faire le travail, et ne se mélangent pas avec les acteurs de terrain. D’ailleurs, on constate, suite à divers repérages, que le nombre de concertations, en France, augmente, mais pas leur qualité. Les dispositifs sont contenus dans des limites strictes qui s’apparentent à des consultations plus qu’à des participations. Reste à savoir pourquoi. La volonté de conserver une certaine prééminence est-elle suffisante ? Les lourdeurs administratives expliquent-elles la modestie des réalisations ? Les initiatives ne sont-elles pas immédiatement bornées par des budgets votés et devenus par là-même immuables ?

 

La « créativité », non-lieu politique ?

Les discours de cette espèce peuvent tomber dans des escarcelles politiques différentes. Des résultats présentés dans cet ouvrage, on peut déduire qu’il faut devenir plus libéral ou pragmatique – débloquer les obstacles placés sur le chemin des démarches dites créatives –, ou on peut déduire qu’il faut engager une épreuve de force avec l’État – à l’aide de think tanks, de consultations ou de réflexions collectives de type Podemos –. On peut encore en conclure qu’il est nécessaire de réformer les mœurs politiques – en rassemblant les initiatives et les insoumissions. Il existe tout de même une différence politique centrale entre la célébration de l’innovation comme capacité à assumer le risque en toutes circonstances, et l’élaboration d’une politique de l’essai en concertation, visant à cumuler et synchroniser les ressources et les compétences des personnes concernées.

Enfin, l’auteur le sait bien et le rappelle : pour enclencher des processus d’organisation nouveaux disposés à faciliter la créativité individuelle et collective, il faut disposer de temps. Or, dans le système actuel, précise-t-il encore, c’est exactement l’inverse qui se passe pour les acteurs politiques : ils sont pris dans une frénésie d’action. Ces acteurs du champ politique n’ont d’ailleurs pas le regard assez large. Leur univers mentaux ne sont bien souvent pas conformes à l’échelle des problèmes auxquels ils font face. Le manque de diversité sociologique de la classe dirigeante n’est pas propice à l’émergence de nouvelles perspectives. L’élite administrative n’est pas non plus formée à avoir de l’imagination.

Suffira-t-il de lire cet ouvrage, inspiré par divers auteurs – Michel Serres, Joël de Rosnay, Jeremy Heimans (fondateur de Avaaz, le site de pétitions en ligne), Mihàly Csikszentmihàlyi (psychologue), Dominique Bourg, Yves Jégo (député), etc. – pour sentir sa créativité politique libérée ?

 

A lire également sur Nonfiction :

Stephen Boucher, Martine Royo, Pascal Lamy, Les think tanks : Cerveaux de la guerre des idées, par Mathieu Laurent

Les primaires contre la démocratie ? Entretien avec Rémy Lefebvre

Où va la démocratie participative ? Entretien avec Loïc Blondiaux