Un ouvrage magistral consacré à la généalogie d'une écologie politique progressiste de gauche.

L’histoire des idées est un genre assez mal aimé en France. On se souvient peut-être de la phrase prononcée par Michel Foucault au lendemain des épreuves d’agrégation qu’il venait de passer avec succès. En réponse à la question de l’un de ses camarades de savoir ce qu’il comptait faire désormais, il aurait répondu : "tout sauf de l’histoire de la philosophie". L’histoire intellectuelle est bien souvent tenue, surtout en France, pour un genre mineur et secondaire, assurément utile en ce qu’il permet de mieux contextualiser certaines idées et certaines problématiques, de mieux mettre en perspective historique certains courants et certaines tendances, sans toutefois pouvoir prétendre faire mieux et beaucoup plus que cela.

L’ouvrage que vient de publier Serge Audier – philosophe, maître de conférences à l’université de Paris-Sorbonne –, que les lecteurs connaissent bien pour les nombreux ouvrages remarquables qu’il a fait paraître depuis le début des années 2000 sur les théories de la République, Tocqueville, Raymond Aron, Machiavel, la pensée anti-68, le solidarisme et le néo-libéralisme, relève résolument du genre de l’histoire des idées sous sa forme la plus brillante, en imposant son auteur comme l’un des maîtres contemporains de sa discipline. Non seulement l’ouvrage est absolument passionnant de bout en bout (il est bien rare que l’on puisse parcourir plus de 730 pages sans ressentir à un quelconque moment la moindre lassitude) en raison de la richesse extraordinaire de la documentation utilisée, mais il est également des plus suggestifs en ce qu’il donne à penser et nous contraint à réviser les dichotomies dogmatiques sur lesquelles nous nous appuyons bien souvent dans notre réflexion en philosophie environnementale sans même nous en apercevoir. Serge Audier se sert de l’histoire des idées pour brouiller les distinctions trop rapidement tracées et en révéler toutes les insuffisances : ce faisant, il apporte une contribution à la philosophie tout court, et non pas seulement (en admettant que cette distinction, elle aussi, ait un sens) à l’histoire des idées.

 

La gauche et l’écologie

De quoi est-il question dans La société écologique et ses ennemis ? En quelques mots : de faire la généalogie de l’écologie politique de gauche au cours du XIXe siècle, en France, surtout, mais aussi en Angleterre, en Russie et en Amérique du Nord.

Le projet en lui-même apparaît d’emblée comme très original et novateur car si la plupart des lecteurs sensibles aux questions environnementales n’ignoraient pas que la réflexion écologique, telle qu’elle s’est développée au cours du XXe siècle, avait eu une préhistoire au cours du siècle précédent, à travers les écrits de Henry David Thoreau, d’Élisée Reclus, de John Muir, de George Perkins Marsh, de Jules Michelet et de quelques autres, il faut avouer que nous étions loin de nous imaginer que cette réflexion avait reçu la forme d’une véritable écologie politique, anticipant sur presque tous les points les thématiques de l’écologie politique contemporaine (y compris la responsabilité à l’égard des générations futures et certains thèmes écoféministes). Une très large part de l’écologie politique que l’on croit souvent née au cours (voire à la fin) du XXe siècle a été en vérité contemporaine de l’invention et de l’affirmation du socialisme, du communisme, de l’anarchisme, et même de certaines formes de républicanisme et de libéralisme, en écho aux mutations scientifiques de l’époque et, surtout, en réaction aux dégâts de la révolution industrielle.

Comme le démontre minutieusement Serge Audier au fil des 700 pages de son impressionnante enquête, Charles Fourier, Pierre Leroux, George Sand, Pierre-Joseph Proudhon, Alexis de Tocqueville, les transcendantalistes américains, Thomas Carlyle, Léon Tolstoï, Auguste Blanqui, John Stuart Mill, Charles Dickens, Victor Considérant, John Ruskin, William Morris, Pierre Kropotkine, Michael Bakounine (mais, aussi étonnant et inexplicable que la chose puisse paraître, Marx et Engels sont pratiquement absents de cette recherche, alors même qu’ils peuvent bien être tenus pour les plus grands penseurs politiques de leur temps, dont de nombreux travaux ont montré toute la pertinence sur le plan écologique), ont avancé des proposition et défendues des thèses en matière environnementale qui font beaucoup plus qu’annoncer celles de leurs successeurs, et qui constituent par elles-mêmes un trésor intellectuel à ce jour très largement méconnu.

De ce point de vue, l’apport de l’ouvrage de Serge Audier est double. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, à se fier à ce qu’il faut bien appeler malheureusement le "ratage" de la question écologique par la gauche (du moins en France), le socialisme, le communisme et l’anarchisme portent dans leur histoire des trésors de lucidité et de projections pré-écologiques. Comme le rappelait avec dépit Dominique Bourg dans un livre dont nous avons rendu compte ici même il y a peu, le bilan de l’histoire de l’intervention en politique des écologistes au cours des dernières décennies est des plus décevants. "En participant avec les socialistes au pouvoir, ils ne sont parvenus à imposer aucune réforme environnementale un tant soit peu structurelle. Toutes les lois et dispositifs environnementaux hexagonaux, de la création du ministère en novembre 1971, jusqu’au Grenelle de l’environnement en 2007, en passant par la loi de protection de la nature de 1976, etc., ont été le fait de gouvernements de droite. Il est même possible de s’interroger sur le degré de conviction idéologique de l’appareil Europe Écologie Les Verts. Il n’incarne que mollement la cause environnementale et n’a que peu de relations avec les milieux qui portent à des titres divers cette question. L’identité des Verts, à l’échelle nationale, nous semble avoir plus affaire avec les défenses des minorités et de leurs droits qu’avec les questions écologiques. (…) Grosso modo, les socialistes ont jeté aux orties les classes populaires comme les Verts ont bazardé l’écologie, et les uns et les autres se sont retrouvés autour du mariage pour tous. Ils ont opté pour l’individualisme libéral, pour l’affirmation sans limites des droits individuels, choses qui ne font guère bon ménage avec ce qu’exigerait une authentique défense des biens communs comme le climat ou la richesse génétique des populations"   .

S’il est indéniable que les forces dites "de gauche" (en entendant par là une nébuleuse portant les combats en faveur de la liberté, de la solidarité et du progrès social) n’ont pas su, dans leur très grande majorité et durant l’essentiel de leur histoire jusqu’à nos jours, intégrer pleinement l’impératif écologique dans leurs projets de société, la surprise n’en est que plus grande de découvrir qu’il existe un legs à la fois critique et utopique du socialisme et de l’anarchisme au XIXe siècle, lesquels apparaissent même comme des précurseurs sur la question écologique. En mettant au jour cet héritage oublié, Serge Audier permet de mettre un terme à cette incroyable amnésie.

 

Sous l’amour de la nature, la haine des hommes ?

Mais son apport ne se limite pas à élucider le rapport complexe et difficile que la gauche a entretenu tout au long de son histoire avec les problèmes environnementaux. Il tient aussi et peut-être surtout à ce qu’il permet de faire justice une bonne fois pour toutes de tous les discours – innombrables et inlassablement répétés par des auteurs qui en ont fait un véritable fonds de commerce   – selon lesquels l’écologie plongerait ses racines et s’affirmerait politiquement dans un geste conservateur ou réactionnaire d’hostilité à l’égard de la "modernité", prise comme un tout englobant l’industrialisme aussi bien que la poussée démocratique, le capitalisme autant que l’émancipation individuelle, le progrès technoscientifique sous toutes ses formes et l’aspiration à l’autonomie politique et intellectuelle.

Il ne s’agit certes pas de nier que le souci écologique a aussi été porté par des mouvements conservateurs ou réactionnaires – de droite et même d’extrême-droite. Il est incontestable que l’intérêt environnemental et le souci de la nature ont été investis par tout un ensemble de mouvements militants et de doctrinaires dont on ne peut nier les nostalgies d’un bon vieux temps – celle d’une "terre" nécessairement bonne ou qui "ne ment pas". Il est certain aussi qu’à force d’assigner aux femmes et aux hommes une place et de les objectiver dans une communauté sociale et biotique anhistorique dont ils ne seraient plus que des membres ajustés les uns aux autres et à la totalité, le holisme écologique porte en soi une forme de menace liberticide et antidémocratique.

Mais, comme le révèle Serge Audier, il reste que la représentation d’une écologie réactionnaire et fascisante, savamment entretenue depuis des décennies, fait totalement l’impasse sur ce que furent les tentatives initiales d’élaboration d’une société écologique par des penseurs de gauche, dans ses multiples dimensions, telles que l’urbanisme, le rapport au travail, le féminisme, l’éducation, le traitement des animaux, la gestions des ressources, les respect des beautés naturelles, etc. Certains des plus profonds militants du progrès politique et social au XIXe siècle furent aussi les défenseurs d’un progrès environnemental, entendu comme souci de la nature et de sa durabilité. Tel fut le cas notamment du célèbre géographe et anarchiste Élisée Reclus, figure centrale dans la tentative de reconstruction de Serge Audier, chez lequel l’amour de la nature et de la beauté du monde se combinait avec une quête scientifique de la vérité et avec un combat pour l’émancipation de tous.

 

Pour une société écologique

Que faut-il entendre par l’idée d’une "société écologique" à laquelle il vient d’être fait allusion ? L’auteur en livre une définition dans les premières pages de l’introduction. Il s’agit d’un modèle de société qui intégrerait "le plus possible, dans l’ensemble de son fonctionnement, l’impératif d’un respect pour la nature et de la biodiversité sur le très long terme au nombre de ses objectifs et de ses valeurs cardinales, en plus de la liberté, de l’égalité et de la solidarité sociale".

L’idée est précieuse en ce que sa formulation suppose d’invalider l’hypothèse selon laquelle le souci écologique serait structurellement incapable de "faire société" dans la mesure où il reposerait sur l’opposition entre l’humanité et la nature – les écologistes appelant de leurs vœux, sinon une dissolution du lien social au profit d’une régulation commandée par les règles de fonctionnement des communautés biotiques, du moins l'avènement d’une "société close", entendue comme une société naturelle, biologique, dont les liens étroits et nécessaires d’interdépendance ne permettent pas l’individualisation des individus. Comme le suggère habilement le titre de l’ouvrage de Serge Audier, qui constitue une référence transparente à l’un des livres les plus célèbres et les plus importants du libéralisme politique du XXe siècle, à savoir La société ouverte et ses ennemis écrit par Karl Popper durant la guerre et publié à Londres en 1945, les projets de société écologique des penseurs de gauche du XIXe siècle sont d’authentiques projets de société ouverte – des projets progressistes, portés par des penseurs clés du courant libéral et républicain, à mille lieues de toute biologisation et naturalisation du politique.

Le plus grand apport de la plongée historique de Serge Audier réside à nos yeux en ce qu’elle réussit à déstabiliser un grand nombre de clivages dont il montre qu’ils sont mal formés sur le plan historique et sans pertinence sur le plan théorique. Ainsi en va-t-il de l’opposition entre société close et société ouverte, qui se révèle incapable d’élucider la spécificité des projets de société écologique des théoriciens du XIXe siècle. Ainsi en va-t-il, de manière plus générale, de l’opposition entre les Lumières et le romantisme, laquelle, appliquée mécaniquement, conduit à méconnaître la naissance d’une raison écologique et d’une écologie sociale. S’il est vrai que nombre de dénonciateurs des dégâts de l’industrialisation étaient marqués par le grand vent romantique remontant au XVIIIe siècle et par son rapport sentimental à la nature, il ne faut pas perdre de vue que plusieurs d’entre eux n’en restaient pas moins les héritiers conscients des idéaux des Lumières d’émancipation individuelle et collective, d’examen critique, de libération de toute tutelle théologique et autoritaire. Il en va de même de l’opposition figée entre "société industrielle" et "société réflexive" ou "société du risque", et, de manière plus intéressante encore, du clivage cher à Hans Jonas entre "principe responsabilité" et "utopie", dont Serge Audier propose une critique fort pertinente dans les pages de conclusion.

En déstabilisant ces couples oppositionnels qui continuent de bloquer la réflexion, l’auteur réussit à libérer, comme il le dit lui-même, des "possibles", à mettre au jour un "imaginaire alternatif" – moyennant quoi il fait œuvre de philosophe et de théoricien de l’écologie politique en articulant son enquête historique à une recherche normative et propositionnelle. Pour toutes ces raisons, La société écologique et ses ennemis s'impose comme une contribution majeure à la philosophie de l’environnement