Une analyse des recompositions à l’œuvre du paysage politique français.  

* Cette critique est accompagnée d'un entretien avec les auteurs, Bruno Amable et Stefano Palombarini.

 

L'illusion du bloc bourgeois reprend et actualise pour la France la brochure que les auteurs avaient publiée en 2012, L’économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie. Ils avaient alors fondé leur démonstration sur une analyse du panel électoral français 2007, ce qui les avait conduits à distinguer douze « classes latentes » pour modéliser les attentes socioéconomiques différenciées des électeurs. Ils se sont appuyés cette fois sur l’Enquête électorale française du Cevipof. Ses auteurs, Bruno Amable, professeur d’économie à l’Université de Genève, et Stefano Palombarini, maître de conférences en économie à Paris 8, ont visiblement estimé que l’évolution récente de la situation politique française corroborait les conclusions qu’ils avaient tirées précédemment, justifiant ainsi cette nouvelle publication. On ne peut que leur donner raison sur ce point.

 

L’absence d’un bloc social dominant

Les partis au pouvoir sous la Ve République apparaissent aujourd’hui en mauvaise situation. On assiste à une fragmentation de l’offre politique. Le conflit politique s’élargit à des sujets qui restaient jusqu’ici confinés aux marges et touche désormais le cœur des institutions du capitalisme français (l’intégration européenne, l’insertion dans l’économie mondiale, la législation du travail, la protection sociale ou encore le financement des retraites).

Pour rendre compte de cette situation, expliquent Amable et Palombarini, il faut considérer les intérêts, en particulier socioéconomiques, des différents groupes sociaux en présence, et la manière dont les stratégies politiques, en sélectionnant une partie de leurs attentes, s’efforcent alors d’obtenir leur soutien. Cette approche théorique avait été exposée par les auteurs dans un ouvrage précédent, où ils critiquaient l’« Economie des conventions » pour son refus de prendre en compte la dimension politique des rapports sociaux   .

Tant qu’elle garantit la viabilité d’un bloc social dominant, la médiation politique entre les intérêts de ces différents groupes sociaux s’effectue à l’intérieur d’un cadre institutionnel, autrement dit de règles du jeu sociales qui sont le produit de compromis antérieurs. Si cette condition n’est plus satisfaite, c’est-à-dire qu’aucune stratégie politique ne permet plus de s’assurer d’un tel soutien, s’ouvre alors une situation de crise politique et d’instabilité. A la suite de quoi, les projets politiques se différencient selon les modifications qu’ils souhaitent apporter à ce cadre institutionnel en fonction du bloc social que chacun d’entre eux se propose d’agréger.

« Au début des années 1980, l’affrontement politique se résumait à l’opposition entre deux blocs sociaux aux contours relativement tranchés (…) Le bloc de gauche rassemblait la majorité des salariés à faible qualification et la fonction publique ; le bloc de droite reposait sur les professions intermédiaires et les cadres du privé, les travailleurs indépendants ainsi que le monde agricole. L’évolution politique au cours des trois dernières décennies coïncide avec l’histoire de la désagrégation progressive de ces deux alliances. »   Avec le ralentissement de la croissance économique, une partie de l’électorat de droite (artisans, commerçants, petits entrepreneurs, cadres supérieurs du privé) s’est mise à considérer que la seule voie pour relancer l’activité était celle de la réforme néolibérale radicale, identifiée en particulier à la baisse de la fiscalité, mais également à une flexibilisation du marché du travail. Pour des raisons évidentes, ce point de vue ne pouvait pas être partagé par une fraction salariée de cet électorat, qui était favorable au contraire à la préservation de certaines protections. La droite a ainsi oscillé constamment entre ces deux positions, sans réussir à les concilier (comme les auteurs l’avaient montré en détail dans leur brochure de 2012, qu’ils reprennent ici   ). Non sans susciter « la fuite de ses voix vers le Front national, dont la montée au cours des années1980 et 1990 s’explique par la déception des attentes de la fraction « néolibérale » – qui est aussi, pour partie au moins, la plus populaire – du bloc de droite : artisans, commerçants, petits entrepreneurs »   .

 

Le projet européen au service du tournant social-libéral

« La rupture du bloc de gauche est en revanche le résultat final d’un affrontement idéologique et politique qui a traversé le Parti socialiste depuis sa fondation »   et qui a vu finalement les tenants d’une « modernisation » de la société française, qui imposait – à leurs yeux – d’écarter la classe ouvrière, en prendre le contrôle. Cela après avoir réussi à faire de la construction européenne un élément non négociable de la doctrine socialiste et le principal instrument de cette prise de contrôle.

Les auteurs font remonter l’origine de ce courant « moderniste » à l’entre-deux guerres et à la prise de conscience par les élites économiques et administratives du retard économique et technologique de l’économie française par rapport à celle des pays voisins   . Ce courant, qui rejetait non seulement le marxisme mais également toute lecture des dynamiques économiques et sociales en termes conflictuels   , s’était alors affirmé après la Seconde Guerre mondiale, avant de devenir majoritaire au PS au tournant des années 1980.

Le tournant de la rigueur en 1983   , le référendum sur Maastricht en 1992 (où 58 % des ouvriers votèrent non) et celui sur le projet de Constitution européenne en 2005 (à l’occasion duquel 76 % des ouvriers ont voté non) peuvent être lus comme les étapes successives d’une affirmation de cette ligne moderniste au sein du parti, qui rendait, en même temps, chaque fois moins tenable une stratégie visant à obtenir le soutien du bloc de gauche   . Non pas parce que les classes populaires rejetaient l’idée de construction européenne, mais bien parce que les conséquences socioéconomiques de la forme néolibérale qu’elle avait prise les inquiétaient de plus en plus   .

« Au nom des impératifs de la compétitivité et du « réalisme économique », la deuxième gauche a (finalement) assis sa domination idéologique sur la gauche « de gouvernement » ; mais elle s’est révélée bien trop optimiste, tout au long des quarante dernières années, sur la possibilité de retrouver une base électorale majoritaire après avoir rompu avec une partie importante des classes populaires. Par conséquent, les socialistes ont toujours eu besoin, pour accéder au pouvoir, de recourir à des promesses en direction du traditionnel bloc de gauche. »   Longtemps, « le Parti socialiste, conscient des risques de rupture avec sa base sociale, a tenté de trouver une voie médiane (conjuguant) une néolibéralisation poussée dans les domaines qui, à tort ou à raison, n’étaient pas considérés comme prioritaires pour la solidification du bloc de gauche (système financier, marché des biens et services), tout en préservant autant que possible les domaines les plus essentiels à l’existence de ce bloc : relation salariale, et protection sociale. »  

La Présidence Hollande est l’aboutissement de cette trajectoire : « débarrassé, pour la première fois dans son histoire, d’alliés sur sa gauche, le PS se conforme à des directives européennes qu’il négocie en sous-main, et porte la réforme néolibérale au cœur du modèle français en s’attaquant au Code du travail. Aboutissement, et point de chute d’une trajectoire électorale, le quinquennat Hollande l’est aussi par l’effondrement du soutien de son action. »   « Pour la première fois (…) le Parti socialiste a (alors) gouverné en s’opposant ouvertement et frontalement aux attentes les plus structurantes d’une fraction fondamentale du bloc de gauche. »  

 

La difficile émergence du bloc bourgeois

L’adoption, même simplement partielle, des réformes néolibérales visant à transformer le rapport salarial (dont les auteurs, spécialistes reconnus des diverses formes du capitalisme, donnent une présentation synthétique dans ce livre   ) demande une stratégie de médiation susceptible d’agréger au noyau dur libéral (composé des indépendants, des cadres supérieurs, des dirigeants d’entreprise, etc.) des groupes sociaux différents pour constituer un bloc social dominant   . Le Parti Socialiste n’a pas réussi à construire cette autre alliance – autour de la construction européenne et des « nécessaires » réformes qu’elle implique – que certains de ses dirigeants, au cours des trente dernières années, ont pourtant appelée de leurs vœux, principalement parce qu’elle requérait le dépassement du clivage droite/gauche qui se heurtait à la forte résistance des partis traditionnels.

Cette stratégie trouve aujourd’hui son aboutissement dans la tentative d’Emmanuel Macron « d’agréger une alliance autour de l’intégration européenne, des réformes néolibérales et des tentatives plus ou moins sincères de défendre certaines parties du modèle social français : c’est le « bloc bourgeois ». Ce projet a le mérite de rechercher de façon explicite une cohérence entre le programme politique de « modernisation » du capitalisme français et une base électorale prête à le soutenir. Le problème est que, même en faisant l’hypothèse d’une réunification complète des fractions pro-européennes du bloc de gauche et du bloc de droite, le bloc bourgeois resterait minoritaire : seul le retrait des classes populaires de l’échange politique et leur abstention massive lors des élections   – ou l’extrême dispersion du vote – pourraient lui permettre de s’imposer »   .

Les « libéraux » sont en effet non seulement très minoritaires, ils ne représenteraient en effet qu’entre un quart et un tiers de l’électorat, mais également dispersés entre les bases électorales de tous les partis   .

A cela, il faut ajouter que les possibilités d’expansion du bloc bourgeois au-delà de ce noyau dur composé des classes « bourgeoises » apparaissent relativement limitées, même si les auteurs ont choisi de rester prudents sur ce point : « (le bloc bourgeois) peut, sans remettre en cause le compromis européiste et néolibéral qui le fonde, s’ouvrir soit vers la « gauche » en marquant l’accent sur sa dimension culturellement progressiste, soit vers la « droite » en durcissant les politiques sur l’immigration et la protection sociale. Mais toute tentative d’élargissement du bloc bourgeois ne pourra réussir qu’à condition que les « nécessaires » réformes soutenues par son noyau dur produisent la baisse du chômage et la hausse du pouvoir d’achat attendues par les autres composantes de la société française   ».

 

Recompositions politiques

« (La) difficulté de former un nouveau bloc dominant (…) explique la multiplication des stratégies en présence, bien plus nombreuses que par le passé : les tentatives de former des alliances nouvelles coexistent avec celles qui visent à reconstruire des blocs traditionnels. »  

Dans cette situation, « les acteurs politiques ont eu tendance à attribuer un poids grandissant à de nouveaux enjeux, qui pourraient servir de matière (d’échange ?) pour des compromis sociaux inédits : cela explique que les thèmes de l’immigration, de l’identité nationale ou encore de la laïcité occupent dans le débat politique français une place au moins aussi importante que la fiscalité, la protection sociale ou le droit du travail. »   On ne doit certainement pas négliger les effets que ces thèmes pourraient alors avoir sur les demandes sociales   . Les auteurs les laissent toutefois à l’écart de l’analyse qu’ils produisent de l’offre politique et de sa recomposition   .

« La force prise par (le projet de construction d’un bloc bourgeois) a inscrit un nouveau clivage dans l’offre politique française : d’un côté les soutiens à l’Union européenne et aux réformes qu’elle demande, de l’autre ceux qui souhaitent le retour à la souveraineté nationale et la sortie de l’euro. »   Cet axe et le traditionnel clivage droite/gauche permettent aux auteurs d’identifier quatre regroupements homogènes, défendant chacun un projet minoritaire. La position des néolibéraux pro-UE est celle des Républicains. La gauche pro-UE correspond au positionnement traditionnel du Parti Socialiste et de ses satellites (mais une grande partie de celui-ci s’est toutefois repositionné sur le projet de bloc bourgeois que l’on verra ci-dessous). Les néolibéraux souverainistes correspondent au programme de Dupont-Aignan (et au FN de Jean-Marie Le Pen). Et la gauche souverainiste au programme de Jean-Luc Mélenchon.

A ces quatre projets « homogènes », s’en rajoutent quatre autres qui représentent les compromis possibles entre eux ; ils permettraient de former un bloc social dominant et constituent donc autant d’hypothèses de « sortie de crise », au sens où l’entendent les auteurs. Le premier consiste dans le projet d’alliance du bloc bourgeois déjà mentionné, qui vise à abolir le clivage droite/gauche pour faire du soutien à l’UE la dimension dominante de son offre politique (c’est la perspective la plus largement partagée au sein du Parti Socialiste, dont une grande partie a ainsi déserté le positionnement traditionnel évoqué ci-dessus). Il est aujourd’hui porté par Emmanuel Macron.

Le second projet, symétrique et opposé à l’édification d’un bloc bourgeois, est celle d’un bloc souverainiste   . C’est la position qu’essaie de tenir à lui tout seul le Front national, non sans faire montre en la matière d’un remarquable transformisme. Les contradictions dans les demandes sociales des groupes sociaux dont il s’agirait ici d’obtenir le soutien résisteraient toutefois difficilement à une expérience de gouvernement, notent les deux auteurs   .

Le troisième projet correspond à la réunification du bloc de gauche. L’éclatement politique et intellectuel de celle-ci sur la question européenne, dont les auteurs fournissent une description détaillée   , fait douter de la viabilité d’un tel projet. C’est sans doute le projet à long terme de Jean-Luc Mélenchon, mais qui passe par la construction préalable d’une nouvelle hégémonie à gauche.

Le dernier projet est celui d’une alliance à droite entre néolibéraux et souverainistes, qui se heurte, pour l’instant, à la fois à la nouvelle stratégie du FN et au « front républicain » (pour ce qui en subsiste). Pour autant, une recomposition de l’offre politique à droite ne serait pas à exclure, selon les auteurs. Les deux partis pourraient en effet tout à fait se retrouver « sur des positions ultralibérales et eurosceptiques (en un mot : thatchériennes), en laissant la partie européiste de la droite républicaine au bloc bourgeois, et la fraction salariée de l’électorat populaire frontiste sans représentation ou éventuellement à un bloc de gauche renouvelé. »   La concrétisation d’un ou plusieurs de ces projets, lorsqu’elle surviendra, se traduira par des changements institutionnels importants (touchant les domaines que nous citions au début de cet article), qui impliqueront à leur tour une modification de la structure sociale.

 

Se gardant de tout pronostic, cet ouvrage fournit une grille d’analyse, articulant attentes sociales, offres politiques et changements institutionnels, pour appréhender les développements possibles de la situation. Beaucoup la jugeront sans doute trop machiavélienne et dépourvue d’une visée à même de transcender les conflits. Mais s’il ne doit pas toujours être un point d’arrivée, le réalisme est rarement un mauvais point de départ

 

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