Un dialogue philosophique portant sur le temps présent, mais qui incite plutôt les protagonistes à se justifier.

Nul doute : « Nous sommes à un carrefour, dans un moment de bouillonnement », et la conviction demeure heureusement répandue que l’histoire n’est pas achevée, que nous ne sommes pas entrés dans l’éternel dimanche de la vie. À l’heure de Nuit Debout et de nombreux mouvements civiques, entendre ce type de propos est décisif. Des alternatives globales peuvent être proposées à la forme revêtue par le développement actuel de l’histoire. Au demeurant, nous ne sommes voués ni au statu quo, ni à la résignation, ni au totalitarisme, ni au libéralisme. Pour autant, devons-nous espérer un retour de l’hypothèse communiste ou le seul déploiement de la démocratie parlementaire, ces deux voies présentant apparemment un point commun : le refus du capitalisme d’aujourd’hui ?

Ce qu’il est passionnant d’approcher, au sein de cet ouvrage à la référence léniniste marquée (Que faire ?, 1902), ce sont les pensées croisées de deux intellectuels, minoritaires quant à la situation de leur pensée dans le champ de la philosophie politique médiatique, autour de ces questions : Alain Badiou et Marcel Gauchet discutent à la charnière de deux siècles (intellectuellement parlant, non pas en termes de dates mais de configurations conceptuelles) et à partir de leurs expériences politiques, l’une visant la réactivation de l’hypothèse communiste, l’autre visant un réformisme rénové de la démocratie. Hypothèse pour hypothèse, puisqu’elles ne sont pas identiques, ces hypothèses conduisent à des analyses différentes. Ainsi s’installe très clairement entre les deux philosophes un différend, une véritable ligne de front, dont le traitement confine à la volonté de se justifier.

 

Entre 1917 et 1989

Initialement publié en 2014, ce dialogue à présent diffusé en édition de poche est conduit par deux journalistes de Philosophie magazine, entend en effet confronter deux personnalités aux parcours divergents et aux convictions difficilement réconciliables : Alain Badiou, strictement philosophe, communiste en un sens spécifique – ayant évolué du socialisme au communisme – et Marcel Gauchet, philosophe et historien, partisan de l’option démocrate – ayant évolué du gaullisme et du catholicisme vers le conseillisme. Les deux philosophes veulent faire entendre à nos oreilles les formules adéquates à la description du rôle des intellectuels de nos jours : y réussissent-ils, ou donnent-ils encore des leçons ? Ils établissent surtout leur différend au fil des pages, comme s’il s’agissait d’abord de parler d’eux. Un différent évidemment attendu de leurs lecteurs, et claironné d’emblée pour ceux qui ne les connaissent pas encore.

Il est intéressant de le voir précisé comme de vive voix et, comme le font remarquer les interviewers, dans la plus grande courtoisie. On se demande d’ailleurs pourquoi il faut le faire remarquer, sinon pour tracer une frontière avec des mœurs intellectuelles périmées ! Badiou le précise : « on est un terroriste et un ignorant si l’on se ferme d’emblée à tout dialogue. Notre discussion vérifie cette attitude générale d’ouverture raisonnée à l’altérité ».

Ce dialogue a pour propriété immédiate d’enfermer le lecteur entre des événements initiaux ayant eu un impact sur la pensée des interlocuteurs : la Révolution soviétique, la guerre d’Algérie, Mai 68, 1989, et les révolutions « arabes ». En un mot, il se stabilise d’abord sur le droit d’inventaire à exercer de nos jours sur le XXe siècle. Comme s’il fallait absolument retenir en premier lieu quelque chose de ce siècle pour s’inquiéter de celui qui lui a succédé.

Au demeurant, imaginons un jeune lecteur de notre temps : il n’est pas certain qu’il entre si aisément dans un tel dialogue, entièrement tributaire des appréciations portées sur le XXe siècle, et d’une bonne dose d’humour requise par les croisements des propos. Or, si la connaissance du passé est indispensable, elle prend son sens dans notre capacité à creuser des distances avec lui. Elle est d’autant plus importante qu’elle fournit des moyens d’analyse de la société actuelle, et des motifs d’agir en elle sur le plan politique. Ce qui n’est pas si aisément décelable dans le cours de la discussion.

 

L’idée ou l’hypothèse communiste

Les protagonistes de ce dialogue ne cessent de tourner d’abord et longuement autour du communisme. Ils reconnaissent, tous deux, que ce mouvement de pensée et d’action représente une idée centrale de l’organisation économique et politique de la vie collective. Ils en reconnaissent la portée au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité, qu’on en rapporte la définition à Max Weber – le désenchantement du monde –, à Jürgen Habermas – le projet d’émancipation – ou à Marcel Gauchet – la sortie du mode de structuration religieux de la vie sociale et politique.

Que faire de Marx néanmoins ? Les interlocuteurs se retrouvent au moins sur ce point : la nécessité de relire Marx, encore que cela doive s’opérer en se gardant de tomber dans le piège d’une science de l’histoire. Mais ils divergent aussitôt sur les débouchés de cette pensée, n’étant pas d’accord sur ceux-là même : notamment, la part de la politique chez cet auteur.

Mais la question « que faire de Marx ? » se redouble d’une autre : si la pensée de Marx est donnée pour une « origine », faut-il comprendre qu’ensuite cette pensée a été dévoyée, ou correctement prolongée, ou abandonnée ? Le dilemme est classique. Badiou relie Marx à Lénine et Staline, puis au premier Mao, non sans afficher une appréciation sélective, et condamner la fusion du parti communiste dans l’État ; Gauchet cherche à délester la compréhension des sociétés du paradigme scientiste de Marx. Badiou tient au parti et analyse sous ce prisme les échecs de nombreux mouvements sociaux ; Gauchet veut liquider définitivement l’héritage de Marx.

 

Le capitalisme

Les deux protagonistes du dialogue ne cessent d’employer le terme de « capitalisme » ou de « nouveau capitalisme ». Il fallait donc s’attarder un peu sur cette notion. Après avoir rappelé la genèse du terme – qui ne vient pas de Marx –, il fallait encore prendre ses distances avec un trop facile économisme : le capitalisme c’est un fonctionnement de l’activité collective centré autour de l’économie. Aucun des deux ne se rallie à cette simplification, d’autant qu’elle empêche plutôt de comprendre les modifications des dernières années. Appellera-t-on cela le passage du capitalisme national à la mondialisation, dont il convient tout de même de souligner qu’elle n’est pas récente ou du moins qu’elle se décline en phases différentes depuis longtemps (colonialisme, etc.) ? En tout cas, la question de la finance internationale ou d’un capitalisme de prédation est effleurée.

Mais les propos doivent, à partir de là, rejoindre la question politique. Désormais plus aucune puissance n’est en mesure de dicter sa loi au monde. L’impérialisme serait même impraticable affirme Gauchet, qui fait alors sursauter Badiou, ce dernier nous renvoyant à la question de l’Empire et des guerres en cours. Il reste vrai que les puissances doivent composer différemment, serait-ce même en forme de monde poly-centré. Mais il faut constater aussi que la politique est partout et simultanément éliminée. Double déconstruction, pour Gauchet : par l’extérieur (les rapports internationaux) et par l’intérieur (par le déploiement des droits individuels). La démocratie elle-même n’est plus qu’un mot. Elle est un mot qui cache le pouvoir exorbitant du schème individualiste. Mais pour Badiou, elle cache une asphyxie des populations, d’autant qu’il relie l’impérialisme encore triomphant – devenu une politique de zonage (monopoles d’exploitation de ressources locales) – à la démocratie, dont elle est le support. En témoignerait l’Europe, nonobstant la position de Gauchet qui persiste à déceler en elle des intentions louables quoique dévoyées.

 

Sortir des schémas préconçus

Chacun des protagonistes de ce débat reconnaît que, contrairement à ce que pensait François Furet – cette référence étant commune aux deux auteurs –, nous ne sommes pas condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. Et Badiou d’amplifier le propos : « Je ne peux pas admettre qu’on bloque ainsi le futur, lequel n’a jamais rien promis à personne ni imposé quoi que ce soit ». Il importe de maintenir l’hypothèse d’un régime de possibles. Quant à Gauchet, il ajoute : « Ce n’est pas sur le principe que nous allons diverger ». Chacun donc accepte de poser du possible et de ne pas s’enfermer dans le présent. Mais cela va plus loin, puisque les deux auteurs cherchent à définir une pratique de la politique qui n’aurait plus besoin de la garantie d’un grand Autre.

Est-ce à dire que la démocratie peut servir entre eux de point de ralliement ? Certainement pas. Il y a là mésentente, autour du terme lui-même, mais aussi autour de l’idée selon laquelle on devrait ou non réduire la démocratie à la forme d’un gouvernement. Dans tous les cas, d’après Marcel Gauchet, la démocratie est aussi bien autre chose qu’une affaire de gouvernement depuis que nous vivons l’individualisation massive des sociétés sous le principe de la fin des structurations religieuses, c’est-à-dire depuis que les démocraties sont entrées dans l’ère des individus. Et la mésentente se prolonge dès lors que la question du consensus entre en jeu : Gauchet croit en sa résurrection possible. Mais pour Badiou, ce que Gauchet appelle « crise de la démocratie » est son écrasement de principe par le capitalisme, sa totale et originaire dépendance du socle capitaliste.

D’une certaine manière, la question se pose de savoir si les deux auteurs sortent vraiment des schémas préconçus. Ce qui est frappant est de voir combien ce dialogue est tributaire d’une pensée du XXe siècle qui n’a encore rien saisi des enjeux de la culture, de l’écologie, de l’image, des maladies et du numérique par exemple, sauf à les réduire à des effets de style. Un immense hiatus se creuserait-il entre les générations du fait de ces propos ?