Pour comprendre les « nouveaux écrans », faut-il encore penser à partir du modèle de la « fenêtre » de la Renaissance ?

« Je vois selon ou avec le tableau plutôt que je ne le vois », écrivait encore Maurice Merleau-Ponty dans son dernier livre, L’Oeil et l’esprit (1960). Livré ainsi dans sa formulation la plus condensée, le leg de cette pensée du penseur incontournable de la perception est aussi le fil conducteur qui a conduit à la publication de Voir selon les écrans, penser selon les écrans, un travail collectif réalisé sous la direction du jeune philosophe Jacopo Bodini et de son maître Mauro Carbone. Partant des réflexions sur la perspective menées à la Renaissance par Alberti, pour aboutir aux écrans numériques, en passant par le cinéma, cet ouvrage démonte certains lieux communs qui donnent lieu à des contresens sur les divers dispositifs de l’image. Tout l’enjeu de cette réflexion collective est de se libérer du regard « égocentré » que la « révolution copernicienne » semble avoir enraciné dans la tradition occidentale, et à partir duquel cristallise une conception inadéquate du rapport du sujet au monde.

Le titre de l’ouvrage, en utilisant des verbes à l’infinitif, sans sujet, pose la thèse du livre : ce qui se passe lorsque l’on regarde un écran ne peut se laisser saisir dans des termes qui postulent que voir, regarder et penser, s’inscrit dans une conscience qui est à elle-même sa première certitude, et qui se situe en amont de toute perception et de toute pensée. En d’autres termes, l’idée directrice de l’ouvrage est sans doute que celui qui, en regardant les écrans, constitue sa vision et l’objet de ce qu’il sent et pense, est en réalité tout autant façonné par ce qu’il voit, et que ce rapport de constitution réciproque permanente ressort avec netteté de l’analyse du rapport aux écrans.

Ainsi par exemple, comme l’analyse Jacopo Bodini, l’usage de Facebook revient pour beaucoup d’utilisateurs à se construire en racontant – et donc en construisant – une histoire de soi : les écrans des technologies virtuelles donnent mieux que tout l’occasion de voir comment se génèrent nos virtualités, en même temps qu’ils en favorisent le redéploiement. Ainsi l’écran, à la différence du miroir, peut donner lieu à une subjectivité « qui se fait, se construit, dans un processus narratif sans fin issu (…) de ce qui reste du sujet, et issu des autres »   .

De ce point de vue, le numérique prolonge la révolution initiée au XXe siècle. Déjà, le cinéma avait porté un effort de « dé-représentation », consistant à détacher l’écran de la formation d’un sujet égal à lui-même de part et d’autre de l’écran : c’est ce que Jean-François Lyotard qualifiait d’acinéma. A partir du moment où sont mis de côté le sujet et la question de son reflet dans le miroir de la représentation, on peut se libérer des craintes qu’inspire ordinairement l’écran numérique pour le penser à nouveaux frais.

 

 

L’ archi-écran ou la sortie du cadre

L’étude de la fenêtre telle qu’elle est utilisée par les peintres de la Renaissance, c’est-à-dire comme « dispositif » destiné à organiser le rapport entre le regardeur et ce qu’il regarde, pose la question de la continuité entre celle-ci et les écrans pour représenter le monde. Pour Lev Manovich, auteur de Le langage des nouveaux médias (Presses du réel, 2010), cette continuité va de soi. Mais il ne remonte pas en-deçà de la Renaissance. C’est Mauro Carbone qui se prête à ce retour en arrière, la question étant celle de savoir si les écrans cinématographiques et numériques sont radicalement distincts de la lecture perspectiviste du monde, ou si celle-ci n’est pas plutôt une fiction reconstruite après coup, figeant un rapport de l’époque moderne à l’image en invoquant des ruptures chronologiques artificielles. A ce titre, la fenêtre ne serait qu’un cas particulier de l’écran.

Un tableau renvoie communément au « cadre », entendu au sens de support, introduisant une rupture ou séparation entre le réel au-delà de lui, et ce qu’il entoure. Le cadre est tout à la fois contour et surface. Cette définition du cadre associe le regard à la contemplation, dans une sorte de mise à l’écart de ce qui est hors cadre. Mauro Carbone cite à ce propos le travail de Daniel Arasse, qui voit dans la contemplation d’un tableau une référence au temple sacré – un « temple » étant d’abord un espace délimité – et au travail d’interprétation des aruspices latins dessinant un carré ou un rectangle dans le ciel pour y lire les signes de l’avenir. La fenêtre, semblable à ce dessin géométrique tracé sur le sol ou dans le ciel, donnerait à voir des signes qu’il faudrait interpréter. Il y aurait ainsi une sur-signification du visible, excédant son pur apparaître.

L’ écran cinématographique est-il à concevoir, comme la fenêtre d’Alberti qui met le monde de la Renaissance en perspective ? Le sens de la formule d’Alberti – selon lequel la peinture est une « fenêtre ouverte sur l’histoire » – renvoie d’abord à une construction géométrique du réel, séparée, qui se rattache à la perspective. Or si pour Jean-François Lyotard, l’écran cinématographique ne serait qu’un cas particulier de la fenêtre albertienne, Mauro Carbone oppose cette interprétation à celle de Walter Benjamin, pour qui l’image mobile du cinéma n’est pas comparable à l’image du tableau par cette différence essentielle qu’elle ne se prête pas à la contemplation.

Si on se reporte aux premières images connues de l’humanité, les fresques des Grottes de Lascaux, on y découvre un travail collectif qui consiste à « célébrer l’énigme des images elles-mêmes aussi bien que l’énigme de la surface qui est investie d’une telle célébration, et donc délimitée, séparée, de l’espace adjacent »   . Cette surface, Mauro Carbone lui attribue le terme d’« archi-écran », « compris comme l’ensemble des conditions de possibilité de la monstration qui dans notre culture auraient été ouvertes par le corps humain lui-même »   . En d’autres termes, les images se donnent à voir dans un déplacement incessant du point de vue imposé par la perspective. Le spectateur déplace sans cesse le point de vue, attribuant ainsi de la mobilité à la « fenêtre » albertienne. Une autre façon de dire que la « fenêtre » de la perspective n’est peut-être qu’un mythe, mais un mythe résistant qui crée une illusion, celle de la lecture avec un point fixe du réel. Illusion anthropocentriste d’un monde effaré par la perte d’un point fixe après l’ouverture copernicienne à l’infini ?

 

Cadre, vision mobile & effacement des contours

Pour Louise Charbonnier, les dispositifs ne sont pas de simples objets matériels qui circonscriraient « ma » vision. La fenêtre albertienne donne à voir « un point fixe », dans un cadre qui sépare en sélectionnant une partie à l’intérieur du champ rendu ainsi visible ; mais ce « temple » n’est pas pour autant comparable à une carte. Les confondre, c’est une des raisons qui conduit à voir dans l’image une captation de l’œil du spectateur. Cette conviction trouve sa source dans une conception erronée du cadre, à propos duquel Louise Charbonnier distingue le cadre lui-même – l’objet qui entoure tel une cage – de la couture sémiotique, désignée par l’expression « cadre invisible ». Or c’est aussi à cette aune qu’il convient de comprendre la « fenêtre » d’Alberti. Un cadre ne se réduit pas un contour, mais ouvre toujours sur cet espace invisible de la profondeur qui sera l’espace du point de vue du spectateur, comme l’a montré l’exposition de Tokyo « TORAFU's Haunted Play House »   . La vision selon l’ordre de la perspective s’est figée dans une tradition de pensée qui en a occulté la véritable dimension dynamique.

 

(TORAFU's Haunted Play House, at the Museum Of Contemporary Art In Tokyo, août 2013.)

 

Pour A.C Dalmasso, l’écran a plusieurs significations. « Surface » et « contour » en sont les deux principales, qui soulèvent une autre difficulté du fait de leur interconnexion. « Ce sera bien joli quand ce sera encadré » affirme ironiquement un des graffitis de Banksy, réalisé à San Francisco dans le Mission District.

 

 

Ici le cadre est l’ornement... En ce premier sens, le cadre sépare un spectateur censé être immobile et une dimension de profondeur en mouvement. Ces deux espaces entretiennent, en raison de cette coupure, un commerce imaginaire. L’écran trouve l’origine de sa signification à partir de cette appréhension du contour. Cela aboutit à une double décision : soit le regard entre dans le tableau, soit il reste à la surface. Apparaissent alors le champ du spectacle et celui du spectateur, induisant l’absence que constitue le regard pour la vision. C’est ce que l’on retrouve dans le travail du danois Olafur Eliasson : vitre transparente et surface réfléchissante, où le spectateur, tout en regardant l’œuvre, se voit la regardant et se regardant. Or A. C. Dalmasso soutient que ce système de représentation est redevable à la volonté de maîtrise de la nature enracinée dans la pensée de Descartes – du moins une certaine lecture de Descartes.

Cependant tout change quand le cadre devient écran. Avec l’écran surgit aussi « ce qui fait écran » à la vision. Ce que cette nouvelle signification met en question, c’est le sens même de la surface à l’intérieur du cadrage. L’insistance sur le cadre – comme dans le travail de Malévitch – laisse en suspens la représentation à l’intérieur du cadre, pour mettre en valeur la surface opaque au sein de l’écran en tant que dispositif pour la vision. Exit la représentation cernée au sein du cadre.

 

(K. Malevitch, Carré noir sur fond blanc, 1915.)

 

Lev Manovich, qui ramène l’écran numérique à la fenêtre albertienne, fait en somme écho au logiciel Windows « qui renvoie au moins implicitement, à la métaphore ou le trope de la fenêtre pour nommer le rectangle à dimension variable qui constitue l’interface usagère »   . Toutefois la fenêtre numérique joue sur l’opacité, à la différence de la transparence albertienne, et surtout l’image fixe explose dans le flux ininterrompu de l’information.

 

L’image ne donne pas à voir, elle peut même « faire écran »

Luc Vancheri prolonge ce travail de dissolution de la perspective. Il la ramène à une fable originelle de la tradition occidentale qui aurait construit sur ce présupposé toute sa théorie de l’image. Or une certaine attention à la fonction d’écran de l’image, au cours de l’histoire qui précède la perspective, confirme que l’idée de visibilité est loin d’en être la seule signification. Ainsi la tradition orientale de l’iconostase dissocie ce qui peut être vu de ce qui ne peut pas l’être dans la pratique rituelle et liturgique. Prenant l’exemple du retable d’Issenheim de Mathias Grünewald (1512-1516), Luc Vancheri montre que le Crucifix, au centre du polyptique, et la Déploration, en bas, nous laissent en attente de la Révélation : une parole attendue, qui ne sera accessible qu’après une méditation renvoyant à l’attente de la Résurrection.

 

(M. Grünewald, retable d’Issenheim.)

 

Autres exemples jouant cette fois sur le refoulé et la latence de l’image : le recouvrement du tableau de Courbet, L’Origine du monde, par Lacan, ou encore le personnage de Norman dans Psycho de Hitchcock, qui a caché un trou sous un tableau de Willem von Mieris, Suzanne et les vieillards.

 

 

En entrant dans le bureau de Norman Bates, on distingue, parmi les oiseaux empaillés, trois reproductions de tableaux : Vénus et Adonis de Rubens, Vénus à sa toilette de Titien et le tableau de Fragonard connu sous le nom du Verrou. Univers érotique qui attribue un pouvoir de plaisir aux images, au-delà de ce qui est simplement présenté. Norman se trompe en croyant que le trou, ouvrant sur le réel, lui donnera plus à voir que le tableau.

Enfin, la sédimentation culturelle d’une époque alourdit le sens des images, sous la forme des clichés. Peindre, c’est se débarrasser de toutes ces sédimentations, à l’exemple de ce que fit Raoul Rauschenberg lorsqu’il se rendit à l’atelier de Willem de Kooning afin de lui demander s’il pouvait lui prendre un dessin qu’il pourrait effacer. Erased de Kooning Drawing est le résultat. Il n’y a aucune page blanche, mais des traces, à la façon des souvenirs-écrans. L’analyse que L. Vanchari propose du film de Mankiewitz, Suddenly, Last Summer (1959), révèle ainsi que l’image ne se donne pas seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps du « souvenir-écran ». Même souvenir-écran dans le film La jetée (1962), où le héros, par la fixation qu’il porte sur un souvenir, fait de l’écran une temporalité arrêtée.

 

 

Hypervisibilité de l’écran numérique

Cependant tant que l’écran se rattache à la « représentation », il est à considérer comme un miroir où le sujet peut se reconnaître. J. J. Wunenburger s’interroge sur ces images que nous montrent les écrans TV et autres vidéos sur Internet. Techniquement, elles nous offrent tantôt des images synoptiques, tantôt des images macroscopiques qui changent l’échelle du visible et la perception quotidienne. A ce titre, on peut qualifier ces représentations d’« utopiques ». Perçues frontalement, elles fascinent le spectateur du fait d’un dispositif qui transgresse la réception quotidienne en lui donnant l’illusion d’une perception totale, panoptique.

Les nouvelles technologies (de la lunette astronomique à la caméra de vidéosurveillance), par leurs performances, ont donné à l’homme l’illusion d’une surcapacité de sa vision. « N’avons-nous pas là une image métaphorique de la disproportion, très pascalienne, entre notre échelle et l’échelle du monde observé » interroge J. J. Wunenburger ? A cette recherche de la maîtrise surplombante du monde, il oppose le rapprochement macroscopique du monde par la télévision et le cinéma. C’est là encore une révolution optique d’un tout autre ordre. On voit « l’invu », du chanteur d’opéra pris en gros plan, à l’homme politique auquel la caméra s’attache en se fixant sur un détail de sa pantomime. Le cas extrême est la pornographie où disparaît toute intersubjectivité, voire subjectivité. Ce porno qualifié par Baudrillard de « catastrophe du réel » fait disparaître le sujet de la scène sexuelle.

Cette installation du spectateur, ce jeu du proche et du lointain nous renvoie à l’étroitesse de la place réservée au spectateur de la perspective : elle enferme dans l’écran, elle capture le regard, et elle rend ainsi caduque notre conscience perceptive. Le spectateur ainsi enfermé est alors coupé du hors-champ… de sorte que s’il voit, on ne peut plus dire qu’il regarde.

 

La web-caméra ou la fenêtre ouverte sur le monde intérieur

M. Di Crosta présente une analyse de la place du spectateur sur le net lorsqu’il se met lui-même en scène par l’intermédiaire de la web-caméra. C’est en avril 1996 qu’une étudiante américaine de dix-neuf ans, Jennifer Ringley, installe une web-caméra sur l’ordinateur de sa chambre pour se filmer et se montrer en continu. L’écran devient ici une fenêtre ouverte sur l’intérieur. Le cinéma va s’approprier ce procédé narratif. C’est le cas du film Open Windows, inspiré de Fenêtre sur Cour de Hitchcock.

 

 

Ce film de Nacho Vigalondo est le premier film de l’histoire du cinéma à se dérouler entièrement en screencast, c’est-à-dire par l’enregistrement vidéo numérique de l'affichage de l’écran d’ordinateur, éventuellement conjugué à l'enregistrement d’un microphone. Les images captées en temps réel par ce procédé, et qui reflètent le point de vue de chaque personnage, demandent ensuite un travail narratif spécifique ainsi qu’une mise en scène singulière. Cette insistance sur la subjectivité de l’écran produit dès lors une connivence avec le spectateur, qui peut devenir « toxique »   . On l’observe en constatant combien les prises d’écran renvoyant à la terreur, ou à la mort, ont un effet captivant sur les internautes, dont le regard est saisi et mis en relation avec les assassins, du fait de la multiplicité des points de vue et de la séduction du concept d’intériorité.

Voir selon les écrans, penser selon les écrans agrège ainsi les commentaires d’œuvres qui annoncent un programme ambitieux pour la philosophie qui vient : repenser le sujet à l’aune du numérique, et non plus le numérique à l’ombre du sujet.

 

A lire également sur Nonfiction.fr :

Horst Bredekamp, Théorie de l'acte image, par Christian Ruby

Jacques Aumont, Le montage. « La seule invention du cinéma », par Maxime Scheinfeigel

Serge Daney, La maison cinéma et le monde 3, par Axel Scoffier

Marie-Anne Lescourret, Aby Warburg ou la tentation du regard, par Hicham-Stéphane Afeissa