Trop rapide, l'hypothèse manque la question de la « représentation » et de la « lumière » chez Soulages.

Dans son livre sur le peintre Robert Combas, Transe est connaissance (Flammarion, 2014), Michel Onfray proposait une fantaisiste contre-histoire de la peinture en opposant les artistes qui peignent « la matière du monde » – comme Combas ou encore les Pompiers – et ceux qui fuient le réel et « dématérialisent » – les abstraits et les conceptuels –, parce qu’ils ne représentent plus et ne cherchent plus que la lumière. Au sujet des premiers, il confondait ainsi matière et représentation, et oubliait aussi la question, essentielle pour la peinture, de la matière picturale.

Dans son livre Fééries sétoises de 2016, il renverse, contre toute attente, cette perspective négative de la dématérialisation et soutient la thèse, positive à ses yeux, d’un Soulages impressionniste : « Chez un ami sculpteur il y a une petite dizaine d’années j’avais rencontré l’un de ceux qui écrivent sur son œuvre. J’avais dit mon envie d’écrire sur cette production d’une peinture dont j’estimais alors, et je le crois toujours, qu’elle était celle du dernier impressionniste français ».

Le spécialiste de la contre-histoire de la philosophie aime assurément se retrouver à contre-courant, car il est bien le seul à soutenir cette thèse. Mais cette attitude de contre-pied systématique est-elle toujours pertinente ? Peut-on vraiment, sans plaisanter, faire de Soulages un impressionniste ?

 

Représentations

La thèse repose sur le fait que Soulages, comme les impressionnistes, recherche la lumière. Parlant sans le nommer de Monet, il rappelle que les impressionnistes « cherchaient moins la restitution de la façade d’une cathédrale ou d’une meule de foin, que celle des effets de la lumière sur la façade et la meule ». Soulages irait plus loin en « abolissant » le sujet, et atteindrait directement la lumière par le noir « dont on dit qu’il ne s’agit pas d’une couleur ».

 

(Pierre Soulages, Peinture 181 x 244 cm, 25 février 2009, triptyque © Adagp 2011. Image © Lyon MBA - Photo Stéphane Degroisse)

 

Notons au passage que ce sont les physiciens qui, à partir de leur définition optique de la lumière, disent que le noir n’est pas une couleur. Il en est tout autre des peintres et du sens commun qui ne manipulent pas des longueurs d’ondes, des couleurs-lumières, mais des pâtes aux nuances colorées subtiles et considèrent le noir-matière, avec ses variations, comme une couleur. Si l’on suit le raisonnement de Michel Onfray, on a l’impression que dans les trois cas, l’objet réel que vise la peinture est directement accessible, sans filtre, sans médiation ni médium. Dans le premier cas, il s’agit de restituer la façade, dans le second de restituer les effets de la lumière sur cette même façade (Monet), et dans le troisième (Soulages) de restituer directement la lumière. Le terme de restitution est équivoque, de même que le statut de la lumière dans les trois cas. S’agit-t-il en peinture d’atteindre directement le réel et la lumière ou bien de les représenter ? Les trois cas sont-ils vraiment identiques ?

Cette pseudo-progression que présente Michel Onfray, qui va du figuratif à Soulages en passant par Monet, traduit en fait de l’abandon classique du sujet par la peinture abstraite. Si Soulages a bien été abstrait dans ce sens, à ses débuts, en supprimant l’objet, son travail sur la lumière à partir de l’outrenoir en 1979, et même avant dans les contrastes du début, relève d’une toute autre logique et d’un tout autre enjeu : la suppression de la représentation au profit de l’affirmation de la présence du tableau comme chose dans le monde. Non plus seulement la suppression de l’objet, de la référence, mais bien la suppression de la représentation même au profit d’un nouveau fonctionnement de la peinture.

Si la lumière de Soulages n’est pas représentée mais bien présente, ou encore mieux présence, c’est qu’il s’agit bien de la lumière réelle, celle qui se réfléchit sur le noir et qui n’a rien à voir avec la lumière représentée des impressionnistes. A trop vouloir que la peinture atteigne directement le réel sans tenir compte de son statut de représentation et de son opacité foncière, Michel Onfray méconnaît la radicalité de la découverte de Soulages qui défait précisément la représentation : sa peinture est une chose dans le monde qui par sa présence produit une lumière et un espace originaux, totalement nouveaux parce que réels et non plus représentés, à tel point que le spectateur, qui perçoit cette lumière changeante selon sa position, se trouve dans l’espace réel produit par le tableau, devant lui.

 

Lumière représentée vs. lumière réelle

Michel Onfray commet l’erreur des philosophes trop pressés (parce que trop médiatiques ?) qui prennent les concepts pour des mots, et les mots pour les choses-mêmes. Il suffirait de prononcer le mot « lumière » comme une incantation, sans faire l’analyse de son sens et de ses usages en peinture, en faisant l’économie des questions de la représentation et du statut de l’œuvre, pour pouvoir faire de Soulages un impressionniste. Or toute peinture, et pas seulement la peinture impressionniste, a à voir avec la lumière, puisque la couleur est elle-même une forme de lumière. Comme toute peinture traite aussi de l’espace. Mais elle le fait normalement par les moyens de la représentation, et non pas, comme chez Soulages, par l'effectivité de la simple présence. Dans ces conditions, à vouloir chercher des références, il serait plus pertinent de rapprocher Soulages du Caravage que des impressionnistes. Le contraste noir peint, blanc non peint que recherche Soulages avant l’outrenoir fait écho au clair-obscur du Caravage et on trouve aussi chez ce dernier une affirmation originale de la surface sombre, qui anticipe, par sa qualité picturale et sa présence, le tableau-mur des modernes et la peinture-chose de Soulages. Et si Onfray veut à tout prix trouver une postérité à l’impressionnisme, c’est plutôt du côté des peintres américains contemporains, comme Joan Mitchell, influencés par le dernier Monet, que du côté de Soulages qu’il devrait se tourner.

 

 

De plus, la manière dont on produit la lumière en peinture n’a rien d’insignifiant : ce n’est pas la même chose d’obtenir une lumière picturale par les moyens classiques de la représentation comme la couleur, la saturation, le contraste simultané et les valeurs comme le font les impressionnistes, et une lumière réelle par le moyen physique du reflet sur la surface noire, matte ou brillante, lisse ou striée, comme le fait Soulages à partir de 1979, même si ce dernier a créé le terme d’outrenoir pour dire que l’effet produit avait une résonance existentielle qui allait bien au-delà d’une simple question physique.

 

Le concept comme prêt-à-penser

La méprise de Michel Onfray rappelle celle de Luc Ferry à propos, encore, de la peinture de Soulages. En juillet 2014, après l’ouverture du Musée Soulages, il glosait doctement dans le Figaro sur le monochrome et son histoire pour prendre le contre-pied de la critique prétendument unanime, dans la posture du philosophe rebelle au consensus. Là encore, le mot (monochrome) remplaçait le concept et la chose, et permettait l’économie du rapport réel et désintéressé à l’œuvre. Ferry disait en substance que le premier monochrome était à l’origine une blague de potache du « fumiste» Paul Bilhaud en 1882 (« Combat de nègres dans un tunnel ») et que tout ce qui avait suivi après, de Klein à Soulages, n’était qu’imposture allant de « l’humour au pompeux », traduction en esprit de sérieux d’une blague initiale.

L’argument est très discutable car ce genre d’histoire polémique est toujours une reconstruction rétrospective pour les besoins de la cause. De plus, même s’il était vrai, il ne vaudrait pas grand-chose : il y a bien des choses qui furent découvertes par jeu ou hasard, et qui ont ensuite pris une autre direction ou permis un autre usage, comme le montre la sérendipité dans les sciences. Surtout, il ne serait même pas venu à l’idée de Ferry de se demander si le terme de monochrome s’appliquait bien à Soulages. Dans son Soulages, Pierre Encrevé a proposé une formule complexe : « peinture monopigmentaire à polyvalence chromatique » pour indiquer que Soulages ne cherchait pas le monochrome mais bien la lumière et la couleur à travers la richesse chromatique des reflets sur le noir. S’il l’avait cherché, dit-il, il aurait pu l’atteindre bien avant 1979, comme en témoignent ces toiles de contrastes où le noir envahit presque totalement la surface. Il suffit de se mettre devant un tableau outrenoir de Soulages, comme le grand polyptique de 1997 du Musée Fabre à Montpellier, pour se rendre compte qu’il n’est pas question de monochrome.

Il faudrait rappeler à nos deux philosophes trop pressés d’en découdre (Ferry) ou bien d’interpréter avec fantaisie et sans discernement (Onfray), l’avertissement célèbre de Kant dans la Critique de la raison pure : le concept sans expérience est vide. Et de leur conseiller de faire réellement l’expérience des œuvres dont ils parlent, sans projection ni a priori, avant de plaquer dessus des mots vides qui ne trahissent que leurs préjugés ou leurs fantaisies.

 

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