Ce livre fait le portrait de 14 femmes contemporaines qui seraient des représentantes, célèbres ou anonymes, d'un nouveau féminisme "pragmatique".

14 femmes se présente explicitement comme porte-parole d'un nouveau féminisme "incarné" ou "pragmatique", en opposition à un (vieux) féminisme qui serait purement "théorique" et "conceptuel"   . Dans l'introduction, brève mais d'un ton volontairement polémique, les auteures confrontent leur propre expérience aux "mots d'ordre" et aux "slogans" – assimilés à la "théorie" – pour affirmer que le féminisme dépasse ceux-ci afin d'épouser la complexité et les paradoxes de l'expérience "quotidienne et banale" des femmes   .

Le problème, c'est qu'il s'agit d'une fausse opposition, puisque la théorie féministe n'existe pas au singulier, et n'a jamais existé. La pensée féministe a toujours été plurielle et même contradictoire ; on peut donc se positionner d'un côté ou d'un autre, mais réduire le débat à deux camps opposés (celui des anciennes contre celui des modernes, ou plutôt, les modernes contre les postmodernes) est une simplification naïve ou mal intentionnée. À ne pas connaître ou à minimiser l'histoire des théories féministes, on tombe dans de fausses découvertes et même des truismes : par exemple, le conflit entre le politique et le privé, et en même temps l'impossibilité de les séparer, a été présent dans le féminisme depuis son début et même avant – il suffit de lire La Vagabonde de Colette pour s'en rendre compte.

Ce décalage entre les affirmations des auteures et le développement de la pensée féministe dans les dernières années est aussi évident quand elles déclarent le féminisme presque mort au début des années 90 (se dire féministe à cette époque aurait été considéré comme "ringard et même comme une "insulte"   ), tandis que celui-ci est le moment où ont été publiés précisément des ouvrages clés de la pensée sur le genre tels que Gender Trouble de Judith Butler, Simians, Cyborgs, and Women de Donna J. Haraway ou même Epistemology of the Closet de Eve K. Sedgwick et The Straight Mind de Monique Wittig (les quatre ayant paru entre 1990 et 1992). Cela est d'autant plus paradoxal que ces ouvrages très différents mais appartenant à ce qu'on peut appeler le féminisme "déconstructif", sont à la base de ce "féminisme pragmatique". Celui-ci part en effet du présupposé qu' "il n'y a pas de nature féminine, la culture fait et peut tout"   , ce qui est loin de faire l'unanimité dans la pensée féministe contemporaine.


Les "vraies" femmes et leur corps

Ceci dit, le point de départ du livre – chercher "dans les interstices" de l'apparente égalité ce qui ne va pas pour les femmes – est très intéressant, et se manifeste par exemple dans cette phrase frappante : "Il nous est plus facile de nous faire avorter que de prendre la parole dans une assemblée générale"   – et même dans une salle de cours ; tous les enseignants et enseignantes en ont fait l'expérience avec leurs étudiantes. Si Virginia Woolf disait déjà en 1931 qu'il était plus difficile de tuer un "fantôme" (celui de l'ange au foyer) qu'une "réalité", il est aussi exact de déclarer l'abolition des genres, mais une femme reste une femme sous le regard de l'autre dans la "vie réelle".

Celle-ci est d'abord une question de corps, et le choix des quatorze femmes dont le livre fait le portrait est révélateur de l'intérêt que ses auteures portent à la sexualité et au corps féminins. Si le constat que "le MLF a libéré la travailleuse, mais a oublié la sexualité"   est de nouveau trop tranché, et donc inexact, il est juste de dire que le féminisme a passablement mis de côté tout ce qui est en rapport avec le désir – plus que la sexualité tout court – et surtout avec ses aspects les plus troublants et contraires à l'autonomie et la maîtrise du sujet auxquelles les féministes devaient en principe prétendre. Ainsi, 14 femmes fait preuve de ce souci du corporel en incluant des cas très connus de femmes qui soutiennent la prostitution (Grisélidis Réal, Virginie Despentes...) et d'autres défenses plus nuancées de la pornographie : Ovidie (actrice X, végétarienne et gothique) ou Catherine Ringer (chanteuse rock et actrice porno aussi).

Ces femmes nous sont présentées néanmoins comme celles "qui existent", les "vraies"   , ce qui coexiste difficilement avec le soin de décrire des expériences "quotidiennes et banales" – la plupart des femmes qui fréquent le métro ou les bureaux n'ayant pas pour principale préoccupation de décider si elles se consacrent à la prostitution ou à la pornographie... D'ailleurs, cette affirmation de la "vérité" des femmes portraiturées, qui deviennent alors – involontairement – des modèles de ce nouveau féminisme, est en contradiction aussi avec le relativisme que les auteures affichent.


"Il faut le récit"

Au-delà de ses contradictions théoriques et idéologiques, 14 femmes a un intérêt certain pour les lecteurs et les lectrices qui se laisseront emporter par ces quatorze récits. Ceux-ci dépassent pour la plupart – bien que ce ne soit pas toujours le cas – la valeur exemplaire et presque hagiographique de ces vies de féministes, pour constituer des textes d'une qualité littéraire certaine et des portraits parfois passionnants de femmes célèbres ou inconnues.

Ceux consacrés à l'actrice Ovidie, à l'artiste Annette Messager ou à la comédienne Julie Ferrier – les trois écrits par Joy Sorman – sont spécialement réussis de tous les points de vue. Ces deux derniers constituent des analyses à la fois subtiles et passionnées des implications génériques qu'a le travail, si différent, de ces femmes. Tel que le dit l'auteure, ces artistes jouent "avec le féminin (la nature) qui a un besoin urgent qu'on lui règle son compte, qu'on lui trouble son genre"   . D'autres textes constituent plutôt des témoignages, parfois drôles et émouvants, mais sans aucun pathétisme, comme celui sur Laure, atteinte d'un cancer et qui mène sa vie au-delà de la maladie et des tracasseries de la vie de tous les jours. Par contre, le dernier du livre, consacré à Virginie Despentes – dont le King-Kong théorie inspire visiblement 14 femmes – nous laisse sur notre faim.

D'ailleurs, le choix du récit, bien que légitime (face à la théorie "il faut du récit", dit l'introduction, comme si dans l'écriture féministe cette opposition facile n'était pas dépassée, au moins depuis les années 70 et les textes "semi-théoriques" d'Hélène Cixous), au détriment de l'entretien – nous entendons la voix de certaines des 14 femmes, mais ce n'est pas le cas pour la plupart – est aussi discutable du point de vue idéologique et même éthique.


14 femmes. Pour un féminisme pragmatique, en définitive, rend profondément vraie une des dernières phrases de son introduction : "La vie de chaque femme est, par elle-même et immédiatement, en prise avec des enjeux féministes."  


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Crédit photo : Yann Seitek / flickr.com