Du rituel social à l'expérience sensorielle, un ouvrage collectif explore les diverses modalités de l'entrée en guerre.

Il y a quelque chose de fascinant dans l’entrée en guerre. Le titre de l’exposition de la BNF, « 1914, les derniers jours de l’ancien monde », suscitait l’image d’un univers qui allait bientôt disparaître dans le chaos des massacres de masse. Comment passe-t-on d’un « ancien monde » au monde de la guerre, telle est la question que posent les deux coordinatrices du volume Entrer en guerre   , Carine Trevisan et Hélène Baty-Delalande.

La première est connue pour ses travaux sur les récits de la Première Guerre mondiale, notamment ses Fables du deuil : la Grande guerre, mort et écriture (PUF, 2001), la seconde pour son livre sur Roger Martin du Gard (Une politique intérieure, la question de l'engagement chez Roger Martin du Gard, Champion, 2010) ; l’avant-dernier volume des Thibault s’intitule, on s’en souvient, L’Été 1914 (1936). Elles réunissent dans ce volume vingt et un textes issus d’un colloque qui s’est tenu à l’Université Paris-Diderot Paris 7 en novembre 2014 dans un contexte de manifestations scientifiques consacrées au centenaire du début de la Première Guerre mondiale. La diversité des auteurs n’empêche pas une vraie unité d’écriture du livre, ce qui témoigne d’un minutieux travail d’édition dont il faut tout d’abord saluer la qualité.

 

L’entrée dans la Grande Guerre

Plusieurs guerres sont envisagées : celles de la Rome républicaine, les guerres italiennes du début du XVIe siècle, 1792, l’épisode vendéen de 1793, la guerre civile espagnole ou Mai-Juin 1940. Mais c’est l’entrée dans la Première Guerre mondiale qui constitue la ligne de force du livre, voire son centre gravitationnel ; treize communications lui sont en effet consacrées. L’ouvrage se place dans la lignée ouverte au début des années 1990 par les travaux du groupe de chercheurs réunis dans le Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne (Stéphane Audouin-Rouzeau, Annette Becker, Nicolas Beaupré, pour ne citer qu’eux), lesquels ont mis l’accent sur les représentations et les pratiques – d’écriture entre autres –, sur la « culture de guerre » et sur des thèmes comme le « consentement » à la guerre ou la « brutalisation » qui transforme le soldat. Cette approche anthropologique de l’entrée en guerre, qui insiste sur le vécu individuel, les souffrances, et les émotions s’est répandu dans les manuels scolaires (étudiés ici par Christian Amalvi), lesquels comportent souvent un chapitre intitulé « l’entrée en guerre ».

C’est donc moins par son thème général que par la multiplicité des entrées, la variété des points de vue et le caractère fouillé des articles que se distingue ce volume. Majoritairement littéraire, la perspective y est, avec la même rigueur, historienne, musicologique et cinématographique.

On entre en effet dans la guerre par des « rituels » sociaux et institutionnels étudiés dans la première partie, mais aussi par l’imaginaire, les émotions, les images (visuelles) autant que poétiques… puis on s’y installe par la presse, qui est l’objet de plusieurs articles passionnants. Cette dernière permet de « socialiser » cette expérience, en rendant compréhensible et acceptable l’affrontement qui intervient initialement comme une rupture de sens au sein d’une communauté humaine (comme le montre Severiano Rojo Hernandez à propos de la presse basque antifasciste des années 1936-1937). Les « journaux de tranchées » conçus, édités et produits par des soldats pour leurs camarades dès l’automne 1914 permettent de passer d’une guerre imaginée à l’évocation du conflit réel, bien que ce dernier y fasse l’objet d’une reconstruction mentale et que les textes publiés dans ces journaux ne soient donc guère plus fiables que des témoignages plus tardifs  (article d’Alice Laroche). La Gazette des classes du Conservatoire envisage, quant à elle, des récits de guerre écrits et destinés à une catégorie particulière de la population, les élèves musiciens du Conservatoire national de Paris : leurs auteurs, brancardiers sur le front, ont intégré la déconsidération attachée à leur fonction dans le monde combattant (les brancardiers ne combattent pas) et n’osent plus, en 1915, parler d’une entrée en guerre qu’ils imaginent être parfaitement connue. David Mastin montre comment, passé le choc physique et social, puis le sentiment de déshumanisation éprouvé par le jeune compositeur et futur professeur Jacques de la Presle, ce dernier se remet à composer et déploie ainsi – comme d’autres dans son cas – une véritable stratégie professionnelle de reconquête de l’espace de l’arrière à plus ou moins long terme. Ce corps social des musiciens est également étudié par Karine Le Bail, qui précise la spécificité de l’appréciation de l’Allemand en 1914 par l’élite littéraire et artistique, pour qui cet « ennemi familier » prenait d’abord les traits de Goethe, de Beethoven ou d’Heinrich Heine. Malgré cette particularité, les musiciens se mobilisèrent collectivement au cours de la Première Guerre mondiale par différentes œuvres patriotiques (ce fut d’ailleurs le cas de Jacques de la Presle). Il en alla tout autrement pour ces mêmes musiciens pendant la Drôle de guerre, tous étant fortement désinvestis politiquement ; Le Courrier de l’ON [Orchestre National] (1939-1941, quarante-cinq livraisons), fondé par Désiré-Émile Inghelbrecht, le chef de l’orchestre national,  traduit surtout leur ennui et leurs préoccupations tout individualistes. L’étude d’un support tout aussi inattendu que ces journaux internes de musiciens est celle des périodiques de cinéma américain en 1917 ; elle permet d’examiner la contribution de l’industrie du cinéma à l’entrée en guerre des États-Unis après le 3 novembre, car tous participèrent à leur manière à la « grande parade » du patriotisme américain (on reprend ici le titre du film de King Vidor en 1925, cité par Véronique Elefteriou-Perrin).

 

Deux topiques : l’instruction du soldat et la fleur au fusil

L’entrée en guerre constitue aussi un réservoir topique de motifs cinématographiques ou littéraires, dont nous avons retenu deux exemples.

Le thème de « l’instruction du soldat » vue par Hollywood est étudié par Gaspard Delon, qui s’attache notamment à The Big parade de King Vidor, film qui déploie le motif et propose (entre autres) une vision idéalisée de l’instruction militaire préparatoire à l’entrée en guerre de 1917. Il s’avère que le cinéma a totalement occulté l’opposition massive au recrutement militaire engagé par le président Wilson – opposition qui alla jusqu’à l’obstruction –, pour privilégier la situation minoritaire de l’engagement spontané. Avec les films consacrés au corps d’élite des marines dans les années 1920, la séquence de l’instruction devient un cadre autonome de l’action, où de nouvelles recrues, des rookies (des « bleus ») se transforment en combattants accomplis. La reconfiguration du motif après 1941 et jusqu’à Né un quatre juillet d’Oliver Stone en 1989 témoigne que ce motif véhicule dans leurs diversités « des dissensions qui traversent la communauté nationale américaine dans son rapport à la guerre » (G. Delon).

Le motif de « la fleur aux fusils », c’est-à-dire de l’entrée en guerre enthousiaste des Français en 1914, a été largement battu en brèche par les travaux des historiens (Jean-Jacques Becker entre autres). On constate que la littérature a largement contribué à sa construction comme le montre Nicolas Bianchi, à commencer par le récit éponyme de Jean Galtier-Boissière (La Fleur au fusil, 1928). L’entrée en guerre s’apparente dès lors à une fête – dans laquelle s’entendent certes quelques voix et rires discordants –, qu’il s’agisse des scènes de liesse populaire ou des défilés militaires à la beauté hypnotisante. Carine Trevisan souligne elle aussi cette dimension en se référant au parallèle établi par Roger Caillois entre la guerre et la fête dans L’Homme et le sacré ; parmi les émotions contradictoires qui agitent les hommes, et qui les meuvent (comme l’indique le sens étymologique d’émotion, movere), cette chercheuse met en avant la conjonction de trois aspects rarement relevée : la libération du souci d’être soi (aussi bien de la participation à la vie quotidienne que de la nécessité de se définir), l’affranchissement des interdits et « l’appel de l’abîme » (Marcel Gauchet), à savoir le désir de tuer et d’être tué si bien mis en évidence par Céline dans Voyage au bout de la nuit. Ce sont aussi les émotions emportant les individus au moment de l’exode de 1940 que permet d’appréhender le roman posthume d’Irène Némirovksy Suite française, étudié par Alain Parrau.

 

L’expérience sensorielle de la guerre

Comme le montre l’évocation par Marc Bloch (L’Étrange défaite, 1946) des sifflements terrifiants des bombardiers en piqué sur les Français sur les routes de l’exode, l’expérience de la guerre – pour les civils de 1940, comme pour les combattants de 1914 – est d’abord une expérience sensorielle. Galit Haddad parcourt ainsi toute la palette des indices sensoriels du combat réel de 14, depuis le bruit jusqu’au « parfum de la mort ». Martin Kaltenecker met lui aussi en évidence l’entrée « dans le bruit » qui est la réalité de l’expérience de la Grande Guerre, un bruit qu’il s’agit d’associer à un savoir (à quelle distance se trouve l’ennemi ? par exemple), puis d’apprivoiser dans l’écriture par des métaphores le ravalant à une expérience familière ou domestique.

Si la plupart des auteurs appuient leurs analyses sur des textes aux statuts institutionnels très différents (témoignages, lettres de soldats, récits divers, textes fictionnels), Hélène Baty-Delalande arrête un vaste corpus d’auteurs patrimoniaux (Aragon, Barbusse, Céline, Cendrars, Gabriel Chevallier, Cocteau, Drieu la Rochelle, Giono, Kessel, Paulhan, Martin du Gard, Montherlant, Jules Romains) dans les romans desquels elle examine les « lisières » de l’expérience guerrière, car leurs romans ne font jamais l’impasse sur les commencements.

Entrer en guerre n’échappe pas totalement au défaut des ouvrages collectifs, soit une certaine disparité qui nous a conduite à négliger les contributions portant sur d’autres siècles que le vingtième ; la spécificité de ce siècle, insuffisamment soulignée à notre sens dans l’introduction, n’est-elle pas qu’une majeure partie de la population (française du moins, car l’italienne est alors illettrée comme le rappelle Marco Mondini), a désormais accès à l’écriture, ce dont témoigne l’extraordinaire moisson de lettres de soldats et de récits personnels dont se prévalent les historiens de la Première Guerre mondiale ?

Cette disparité possède aussi un revers positif,  qui est de faire découvrir des pans de l’Histoire et des représentations plus inattendus : ainsi les récits de la Grande Guerre italienne, qui, tous ancrés dans les Alpes où le conflit opposait Italiens et Autrichiens, ne connaissent ni tranchées, ni vacarme d’artillerie, ni cadavres pourrissants. Contrairement à notre poilu, l’Alpino, le soldat de montagne, est une « icône civique, morale (et sexuelle) » (selon Marco Mondini), soit un être supérieur, membre d’une « confrérie particulière, celle de la montagne » et qui part au combat, en chevalier, pour y découvrir une nouvelle vie et s’y régénérer. Enfin, il convient de mentionner la biographie passionnante d’un médecin vietnamien, Nguyen Xuan Mai, qui s’engagea comme médecin auxiliaire volontaire en mai 1916, biographie qui oblige à prendre en compte les complexités transnationales à l’œuvre dans la Première Guerre mondiale et déjoue bien des a priori concernant le rapport d’un « colonisé » – le docteur Mai refusait absolument ce statut – à la patrie qu’il s’était choisie (article de Claire Tran Thi Liên).

Ce riche volume ouvre des perspectives au lecteur et sans doute encore plus à la recherche par la variété des démarches qu’il convoque : histoire et études des émotions, études de la circulation de motifs littéraires et iconiques ; enfin, histoire de la modernité pluriculturelle qui nait avec l’entrée dans la Grande Guerre.