La forme esthétique de la pensée de Nietzsche n’a pas nui à la présentation de sa philosophie ; au contraire, elle en est la partie vivante.

Le lecteur des œuvres de Nietzsche est parfois troublé par le Zarathoustra, dont il ne sait pas vraiment s’il s’agit d’un poème qui exprime des idées philosophiques ou s’il est un ouvrage philosophique trouvant son expression dans une forme poétique. Et s’il s’agissait tout simplement de prendre le problème autrement ? ; Si l’on ne devait pas dissoudre l’une dans l’autre, la forme poétique et la forme philosophique ? ; Si, au contraire, il valait mieux préserver l’originalité d’une double forme intégrée ? 

C’est l’objectif de cet ouvrage qui aborde, sans haute technique, la poésie de Nietzsche si souvent écartée. Afin de mieux étayer cette perspective, et d’aller au plus loin dans la lecture des ouvrages du philosophe « au marteau », ne faut-il pas renoncer à se contenter des « grandes » œuvres du philosophe, celles qui sont les plus connues, les plus citées et les plus commentées ? Le lecteur ne doit-il pas aussi se confronter à tous les autres écrits de l’auteur ? Par conséquent, au lieu de contourner les derniers poèmes, ne doit-on pas plutôt les prendre en compte et tenter de comprendre jusqu’où Nietzsche espérait aller, avant de sombrer. 

Marc Jimenez, philosophe de l’esthétique et traducteur de nombreux ouvrages de philosophes germaniques, tente de montrer, justement, que les derniers poèmes de Nietzsche cristallisent chez lui l’espoir d’une transfiguration attendue depuis longtemps, et vécue par l’intermédiaire de Zarathoustra qui, lui-même, on le sait, échoue. Ce ne sont donc pas des poèmes négligeables qu’il commente, mais des œuvres qui synthétisent un acte poétique. Ce dernier traduit la volonté désespérée d’embellir et de dépasser un monde qui se présente sous l’aspect de la confusion et du chaos. 


Philosophie et poésie

Le travail ainsi entrepris permet de pousser la lecture des ouvrages de Nietzsche au-delà des lieux communs. Il refuse de laisser lire la poésie de l’extérieur, de manière condescendante, mais il faut, pour comprendre authentiquement la pensée de Nietzsche, suivre le chemin d’une pensée qui ne procède pas systématiquement et selon les voies traditionnelles. 

En premier lieu, ce travail confère sa pleine saveur aux poèmes en question, en insistant sur la différence (nécessaire) entre philosophie et poésie. La poésie insiste sur les mots, sur des formes verbales qui ne se contentent pas de déterminer un jeu purement rhétorique, mais donnent la mesure du parti pris esthétique. Le philosophe n’écrivait-il pas à ce propos que « mon style est une danse, il joue avec les symétries de toutes sortes, d’un bond, il les dépasser et les raille ». 

En second lieu, la poésie relève d’une véritable expérience esthétique. Elle dépasse les distinctions d’ordre théorique et philosophique. Elle transfigure le monde, par détachement des formes sensibles. Elle rend possible un monde de rêves. 

La démarche de Jimenez consiste alors à éviter de déceler dans la poésie des implications philosophiques, de telle sorte que la poésie garde son originalité et donne lieu à une représentation ultime de cette transfiguration du monde appelée de ses vœux par le philosophe. 

 

La poésie et ses images 

C’est la poétique de Gaston Bachelard qui sert de fil conducteur méthodologique à Jimenez. Aussi insiste-t-il sur les images prises en charge : le motif du soleil, l’image de la flamme (ennemie ou salvatrice), la symphonie des couleurs, etc. C’est en quelque sorte comme sculpteur des mots que Nietzche intervient ici. Il entend chaque mot, et chaque phrase de la manière la plus scrupuleuse. Les images provoquent l’éclatement de la forme poétique : inégalité des vers, rupture de la syntaxe, changement de rythme, exclamations, apostrophes, etc. 

Grâce à cette entreprise, on comprend d’autant mieux les derniers poèmes de Nietzsche qu’on y reconnait le fait d’avoir renouvelé en partie le langage poétique, d’avoir jeté, à l’encontre des romantiques, les bases d’une esthétique nouvelle, complémentaire de la philosophie. 

Tout en avançant ainsi dans son étude, Jimenez se confronte aux commentateurs qui ont négligé ces poèmes - y compris Lou Andréas-Salomé, selon laquelle Nietzsche était condamné à écrire ainsi du fait de sa myopie et de ses mots de tête. Curieuse manière de donner une signification aux aphorismes poétiques ! Mais l’auteur se mesure également aux interprètes qui ont cru bon de ne pas s’intéresser à ces formes poétiques pour mieux les assimiler à de la prose et les réduire à la philosophie. 


Les fonctions de la peinture 

Jimenez s’attache, de surcroît, à un rapprochement qui donne encore plus de poids à sa lecture, le rapprochement de la poésie de Nietzsche et de la peinture : couleurs, verbes de mouvement, jeu subtil qui oblige à la mobilité du regard, rien n’est ici jamais figé, sauf à l’heure de midi (thème repris et souligné par Paul Valéry), heure exceptionnelle qui sonne l’accomplissement de la transfiguration. Les changements incessants d’éclairages, les passages du clair à l’obscur, donnent à ces poèmes une allure particulière faisant droit à une certaine fascination qui accapare le regard du poète. 

C’est aussi, en particulier, toute une conception de la nature qui vient en avant. Une conception dans laquelle on peut reconnaître une double influence : celle de la Bible qui explique l’aspect orientaliste revêtu par la nature, et celle d’Empédocle (sous la lecture de Hölderlin, admirée par Nietzsche) qui rend compte de sa structure classique et antique. L’univers se présente alors sous forme chaotique. Mais c’est précisément le rôle de l’esthétique d’instaurer une sorte d’ordre dans le désordre, et de désenchevêtrer l’inextricable. 

D’autres images picturales se manifestent. La mer prend, dans ces poèmes, des formes surprenantes. Elle subit et détermine à la fois les métamorphoses, les espoirs et les désespoirs du poète. 

 

La transfiguration 

La lecture raffinée de ces poèmes, si souvent négligés, permet, en fin de compte, d’assimiler leur contenu à une démarche de transfiguration. On y découvre le voyageur (l’auteur donc, Nietzsche ?) traversant le chaos de la nature, mais s’interdisant toute fuite. 

Et c’est justement parce que Jimenez a pris le temps et le soin de lire ces derniers poèmes, que leur signification philosophique peut, en fin de parcours, revenir en avant. Aussi est-ce la question de l’art qui fait l’objet d’un dernier commentaire. Que Nietzsche ait fait de l’art la grande possibilité de la vie, son grand stimulant, permet de saisir ces poèmes comme des moments importants de son œuvre générale. Les motifs du rêve, de l’ivresse, du langage, du chant et de la danse contribuent à décliner la place de l’art dans la pensée du philosophe : l’art serait donc supérieur à la vérité, supérieur à la valeur, mais il signifierait aussi l’échec d’une réelle transmutation des valeurs, et l’impossibilité d’une réconciliation entre la vie et la nature. 

Jimenez peut ainsi conclure cet essai, dont la lecture est indispensable puisqu’il refuse, à juste titre – certains diront : de manière paradoxale – de séparer les ouvrages de l’auteur philosophe et du poète, tout en discriminant les modes d’écriture. Tout se passe, écrit-il, comme si le sentiment d’être « exclu » de la Vérité avait été ressenti esthétiquement avant de l’être philosophiquement. Le plus grand rêve nietzschéen serait sans doute d’avoir voulu répondre par le moyen de l’art au problème de la Vérité. Tout en évitant le piège, souvent dénoncé, de la métaphysique. Nietzsche aurait donc tenté par la poésie de résorber son sentiment de culpabilité, avide, malgré tout, de vérité