La schizophrénie aurait-elle une origine commune avec le chamanisme, à l’origine des croyances religieuses ?

Au croisement de plusieurs disciplines, le livre de Dragoslav Miric, médecin qui a exercé aussi bien au Burkina Faso qu’en Afghanistan, expose une thèse forte et riche de conséquences : la schizophrénie, affection psychotique qui touche environ 1% de la population et se retrouve sur tous les continents, aurait une origine commune avec le chamanisme, unanimement considéré comme la religion primitive   . Pour étayer son propos, Miric n’hésite pas à croiser les connaissances issues de l’ethno-anthropologie, de la psychiatrie, de la génétique des populations, tout en tirant profit de quelques  découvertes paléoanthropologiques, le tout dans une perspective évolutionniste. Pour autant, l’ouvrage demeure accessible, très structuré et limité à quelque 200 pages avec une cinquantaine de notes de bas de pages pour chacun des huit chapitres.

Une scène d’un film récent (postérieur à la sortie du livre), Le Ciel attendra, réalisé par Marie-Castille Mention-Schaar, illustre parfaitement la thèse de Miric qui pourrait sembler un peu abstraite. On suit le parcours de deux jeunes femmes qui se radicalisent dans une version rigoriste de l’islam. A un moment, celle qui n’a pas pu partir en Syrie et qui est assignée à résidence est assise sur son lit : elle vit un épisode alliant délire et hallucination, typique d’un tableau clinique de schizophrénie, alors qu’elle exprime sa foi dans le wahhabisme. La religion évoquée dans le titre du livre, Religion et schizophrénie, est une religion générique proche du chamanisme. L’auteur explique qu’il s’agit avant tout de « la croyance en l’existence d’une surnature et surtout en des moyens de communiquer avec elle. »   Il est particulièrement intéressant de constater que si Durkheim insistait avant tout sur le rôle social de la religion, il envisageait déjà, lui aussi, une fonction concernant les états mentaux. Miric cite cet extrait des Formes élémentaires de la vie religieuse (1911) : « la religion est une chose éminemment sociale. (…) Les rites sont des manières d’agir qui ne prennent naissance qu’au sein des groupes assemblés et qui sont destinés à susciter, à entretenir ou à refaire certains états mentaux des groupes »   .

Pour autant, le fait que la religion serve d’identité collective, de ciment social, n’explique pas son origine. Pour se pencher sur cette question, Miric tire d’abord quelques enseignements d’une approche comparative, constatant que les religions reposent sur des « violations d’attentes ontologiques » dans les catégories que sont les animaux, les personnes, plantes, artefact ou objets naturels. Il note que « les concepts religieux dérogent à certaines prédictions des  catégories ontologiques. Un arbre peut écouter la conversation des gens ; une montagne a des propriétés physiologiques comme de saigner ; une femme a un enfant sans avoir eu de rapports sexuels ; la forêt est vivante et apprécie la conduite de ceux qui sont honnêtes, etc. »   . Constatant ensuite qu’en termes évolutifs, la religion n’apportait pas de contribution effective à la survie des groupes, Dragoslav Miric en vient à supposer que la religion est un produit secondaire d’une autre sélection, celle qui explique la présence de chamanes.

Au chapitre 3, pour celles et ceux qui douteraient de la pertinence du modèle chamanique pour enquêter sur l’origine des religions, le médecin pose cette question : « Est-ce qu’on est vraiment très loin des pratiques chamaniques ou de possessions dans le monde contemporain lorsqu’on demande à sainte Thérèse de remarcher après avoir bu de l’eau miraculeuse à Lourdes, ou lorsqu’on prie, après leur avoir offert quelques fruits, ses ancêtres ‘présents’ sur l’autel où trône un bouddha de plastique ventru et hilare, de veiller sur nous ? »   L’idée du chamanisme est que « l’Homme peut et doit agir pour essayer de maîtriser le malheur »   . Cet homme, le chamane (le mot vient de Sibérie au XVIIème siècle), peut au départ se sentir élu spontanément pas la surnature, faire l’objet d’une recherche active de la part du groupe ou bénéficier d’un héritage familial. Il est capable d’utiliser ses hallucinations comme moyens de communication reconnu par le groupe, pour communiquer avec la surnature.

La question qui se pose alors (abordée au chapitre 6), est de savoir si le chamane est un névrosé. Il s’agit là selon Miric « [d’]une des plus anciennes controverses anthropologiques »   et le médecin répond qu’il s’agit plutôt d’une personnalité schizotypique, présentant des symptômes que l’on retrouve dans la schizophrénie, sans que le sujet développe nécessairement cette pathologie. Le manque de respect pour les usages sociaux habituels (par exemple au niveau de l’habillement), le faible désir pour les relations intimes ou encore les craintes de nature persécutoire se retrouvent aussi bien chez le chamane que chez la personnalité schizotypique. Leur succès au sein du groupe social repose à un degré plus ou moins avancé sur une échelle quantifiant l’acceptation de la « pensée magique », définie comme « une croyance dans des formes de causalité, qui, selon les standards de notre société ne sont pas valides, mais magiques. »   Là encore, le recul du scientifique s’impose et Miric prend des exemples de superstitions et croyances (la différence est souvent culturelle) : « Croire en un Dieu unique aurait probablement paru très étrange à un chasseur-cueilleur dans l’environnement ancestral ; à l’inverse, peu de nos contemporains seraient disposés à attribuer à un gibier une intentionnalité, la volonté d’être chassé et tué dans le but de nourrir un groupe de chasseurs, ce qui était encore récemment le cas des quelques chasseurs sibériens restants. La plupart des Indiens ou des Chinois actuels ont du mal à croire qu’un dieu qui est à la fois un homme puisse être né d’une vierge. »  

La thèse de Miric est que le chamanisme, dont les soufis sont peut-être aujourd’hui les adeptes d’une forme dérivée, serait né de la schizotypie. Dans une section du chapitre 7 intitulée « Psychologie et psychiatrie évolutionnistes », il entend répondre à ce qu’il considère comme une énigme de l’évolution : le fait que la schizotypie, qui a une composante génétique de prédisposition, ait été conservée au cours du temps alors que « la sélection naturelle a retenu les caractéristiques comportementales qui ont pu favoriser notre survie ou notre reproduction »   . Envisageant trois réponses à cette « énigme », il privilégie celle qui suppose que la schizotypie soit un sous-produit apparu en même temps que la créativité chez les apparentés des personnalités schizotypiques, « capacité unique dans le règne animal »   .

Au terme de la lecture de ce livre, le propos semble convaincant et les points communs entre religion et schizophrénie apparaissent plus clairement. Dragoslav Miric traite d’ailleurs de la schizophrénie en tant qu’affection historique, mentionnant les hallucinations et délires décrits dans l’Ancien Testament   et notant que « parmi les prophètes bibliques, seul Ézéchiel aurait pu répondre aux critères de schizophrénie »   . Pourvu que l’on soit prêt à adopter un point de vue rationaliste, on ne peut qu’être séduit par cet ouvrage, inclassable dans le champ disciplinaire.

* Ce texte est accompagné d'un disclaimer. Vous pouvez en prendre connaissance en bas de page.