Féminisme et écologie : deux combats parallèles et convergents contre une même prétention des hommes à la domination du monde ? 

Femmes et écologie : voici le thème que les auteurs d'Émulations ont choisi à l´occasion de la publication numéro 14 de cette « Revue des Jeunes Chercheurs en Sciences Sociales ». Fondée en 2007, elle édite deux numéros thématiques par an, publiés par les Presses Universitaires de Louvain. Le dernier numéro est un compendium d´articles féministes et écologistes, qui se divise en trois parties, portant successivement sur l’écoféminisme, sur la sacralité du féminin, et sur la mise en œuvre d’une politique

Où placer l’écoféminisme ?

La première section montre l´intérêt de l´écoféminisme, un courant de pensée introduit en France par Françoise d´Eaubonne dans une tentative de faire dialoguer le féminisme de Simone de Beauvoir avec l´écologie politique de Serge Moscovici. Cette intersection dénonce et déconstruit la double domination des hommes envers les femmes et la nature. Cette domination serait de la même nature. Ce qui voudrait dire qu´il n´y aura pas de révolution verte possible sans une profonde subversion du rapport homme/femme au sein de la société contemporaine.

Les auteures mettent ensuite en avant l´idée traditionnelle du lien privilégié entre la femme et la nature, un lien plus « vrai », plus « authentique ». Cette hypothèse va du côté d’un féminisme différencialiste, qui voudrait souligner l´importance des différences entre les hommes et les femmes pour mieux valoriser ce qui est propre à la femme. Mais la mise en relief de la différence entre les sexes est un sujet de débat au sein du féminisme, dont on peut identifier trois versants.

D´un côté, la posture « libérale-égalitariste » vise l´égalité des genres : c´est le féminisme de la première vague, dans lequel s’inscrit celui de Simone de Beauvoir. La femme doit être l´égale de l´homme, et pour ce faire, il faut transformer les conditions et les institutions sociales qui reproduisent les processus de domination masculine. Cette perspective voudrait écarter les clichés féminins de la sphère publique pour que la femme ne soit pas enfermée dans un certain genre féminin qui lui attribuerait des rôles, comme la maternité par exemple.

D´un autre côté, la posture « différentialiste » insiste sur la différence naturelle entre les hommes et les femmes, mais sans entrer dans un darwinisme sexiste quelconque. Pour ces féministes, les femmes doivent revendiquer la reconnaissance de leur spécificité. C´est la deuxième vague du féminisme français, représentée par des psychanalystes lacaniennes comme Julia Kristeva ou Luce Irigaray entre autres. Celui-ci serait le féminisme qui pense l´écologie du côté de la femme.

Enfin en dehors de toute classification possible, la posture « queer » vise l´abolition des frontières identitaires, cherche la libération des identités pour retrouver le véritable sujet. Dans ce sens, cette posture partage la même éthique que la psychanalyse lacanienne, qui veut trouver le sujet qui se cache derrière le jeu de masques propre à l´expérience analytique. Toute identification, masculine ou féminine, doit tomber au bout du compte.

Anne-Line Gandon souligne cependant que la théorie lacanienne conserve un caractère phallocentrique, notamment par sa célèbre « loi du père » et toute l´élaboration autour du complexe d´Œdipe féminin. L’intérêt de cette intuition initiale fait que la critique de la psychanalyse lacanienne ne prenne comme repère que la lecture de son détracteur Michel Tort. Car à partir du Séminaire XX, Encore, Lacan a souligné combien la jouissance féminine est sans commune mesure avec la jouissance phallique propre à l´Œdipe. En réalité, ce « second Lacan » considérait que la jouissance féminine était plus « vraie », plus « réelle » que la jouissance phallique – ce qu’il faudrait prendre en compte pour développer l’hypothèse de départ.
   
La nature et la femme : deux figures de l’Autre

Ghaliya Djelloul et Delphine Masset signent un article très stimulant sur le caractère sacré du féminin : selon ces chercheuses, la féminité comme la nature sont considérées par l’imaginaire masculin comme l’Autre, le chaos, le contraire de l’ordre et de la rationalité qui s´incarneraient dans les vertus masculines. Qu´elles soient une icône ou une menace pour l´homme, la femme comme la nature renvoient à cet Autre mystérieux et irréductible qu´il faut maîtriser. Pour ce qui est de la femme, c´est l´appel à la pudeur et la chasteté qui a fait limite pour maintenir l´ordre social pendant des siècles, et jusque dans le présent. C´est pour cela que, dans la deuxième partie du livre, Catherine Thomas ose dire que l´accouchement naturel devient un acte politique : là où l’on préserve le déroulement physiologique de la naissance, on conteste la prise en charge médicale qui laisse la femme à la place d´une spectatrice et on s´oppose ainsi à la domination masculine sur les corps des femmes. Yvonne Knibiehler s’exprime dans ce sens : « La procréation restera l´arme absolue de la domination masculine tant que les féministes n´auront pas fait l´effort de penser et de reconstruire la maternité comme un élément original, spécifique de la liberté et de l´identité féminine. La liberté de ne pas être mère étant acquise, reste à conquérir la liberté d´être mère, sans se perdre ».

Comme nous l´expliquent les auteurs de ce travail, les accoucheurs, chefs-d´œuvre d´efficience masculine, privent la femme de sa participation active à l´accouchement, levant du même coup le monopole qu´elle avait en ce domaine et plus largement sur son corps. La sage-femme devenue une « femme de la campagne » a perdu toute crédibilité par rapport au discours du Maître, le discours médical qui dicte comment une femme doit accoucher : à l´hôpital, sous anesthésie et occupant un rôle passif et de soumission par rapport à son corps, une simple spectatrice de l´événement. L´accouchement à domicile devient un acte militant qui échappe au discours dominant. Voilà pourquoi Catherine Thomas assume courageusement de défendre, coûte que coûte, un mode de vie écologiste, malgré les critiques des défenseurs de la modernité et du progrès.

Par de tels actes qui allient les préoccupations féministes aux préoccupations écologistes, l´écologie se révèle être une arme efficace contre le capitalisme. On peut alors décliner trois formes de résistance au capitalisme : par la modification du système économique qui suppose de transforme les modes de consommation ; par la modification des représentations et des pratiques au moyen de la culture ; et, enfin, de façon plus radicale, par une démarche spirituelle de conversion de notre rapport au monde.

C´est la troisième position que l’ensemble des auteures visent dans la publication de cet ouvrage : un changement radical des consciences pour faire advenir un nouveau monde, où l´écologie puisse enfin prendre toute sa valeur et son importance.

La troisième partie du livre est un entretien avec Isabelle Durant, eurodéputée verte. C´est qui est passionnant dans cette interview, c’est de voir comment cette femme se retrouve confrontée aux critiques au sein du féminisme « libéral-égalitariste » parce qu´elle défend la différence entre les hommes et les femmes et qu´elle pense que l´écologie est par définition féminine. Pour certaines, elle ne serait pas assez féministe, ou pas véritablement. D’aucun jugerons ce débat aussi absurde que de dire que nous ne sommes pas assez féminines ou pas de vraies femmes. L´idéal féminin reste un fantasme masculin : à trop vouloir être comme les hommes veulent qu’elles soient, ces féministes finissent par raisonner sous un prisme phallique.

Reste à répondre à la question : l’écologie serait-elle donc féminine ? Aux lecteurs de trouver la réponse dans cet ouvrage.