Mêlant conclusions discutables et vérités avérées, cet essai encourage finalement à approfondir les questions économiques.

* Nonfiction a déjà proposé une première lecture de Le Négationisme économique, par Alexandre El-Bakir.

 

Dès son titre, le dernier ouvrage de Pierre Cahuc et André Zylberberg affirme son caractère outrancier. Si celui-ci a, justement, retenu dans un premier temps l’attention, il est sans doute intéressant de se pencher un peu plus sur son contenu. Non pas sur la définition de la science économique qu’il cherche à promouvoir, où l’ouvrage n’est clairement pas à la hauteur de ses ambitions affichées (comme André Orléan l’a parfaitement montré). Mais plus simplement, sur les sujets qu’il traite, pour en donner rapidement une vue d’ensemble.

Des conclusions « discutables »

Pierre Cahuc et André Zylberberg y abordent successivement une série de questions ou de thèmes auxquels des évaluations statistiques, comparant un groupe test à un groupe témoin, ont apporté selon eux des réponses probantes, et dont il conviendrait de tenir compte pour définir des mesures de politiques économiques et sociales réellement efficaces. C’était déjà le sujet de leur précédent – et meilleur – livre, Les Ennemis de l’emploi, où ils puisent au demeurant presque toute la matière de celui-ci.

Le champ nécessairement réduit des questions auxquelles chaque étude de ce type peut prétendre apporter une réponse rend compliqué l’agrégation de leurs résultats, qui peut alors prendre l’apparence d’une boîte noire. Comme lorsque les auteurs nous livrent sans autre explication, ni preuve d’aucune sorte, ce qu’ils présentent comme les conclusions d’un ensemble d’études portant sur l’impact de différents programmes éducatifs en faveur d’enfants de milieux défavorisés   . On pourrait faire la même remarque s’agissant des conclusions qu’ils tirent concernant la politique industrielle : lorsqu’ils écrivent que les pouvoirs publics « devraient plutôt créer un environnement favorable à la mobilité des entreprises, de la main d’œuvre et des organismes de formation et de recherche, par des politiques appropriées dans les domaines du transport, de l’immobilier et du logement »   , la question se pose toujours de savoir comment un faisceau d’études ponctuelles permet d’assumer de telles conclusions.

Même lorsque celles-ci portent sur des domaines plus restreints, les conclusions que l’on peut tirer de ce type d’études peuvent aussi, in fine, ne pas être univoques. L’augmentation du salaire minimum, expliquent les auteurs, ne peut que contribuer à réduire l’emploi s’il atteint déjà le niveau de la productivité des salariés les moins qualifiés. Encore faudrait-il se demander si cette productivité est correctement évaluée (c’est le sujet du dernier livre de Philippe Askenazy).

De même, l’appréciation négative que l’on peut porter sur un dispositif comme les « pôles de compétitivité » ne conduit pas nécessairement à la conclusion qu’il faudrait abandonner celui-ci, s’il est possible d’en corriger les défauts et d’en améliorer l’efficacité (comme le suggère par exemple Jérôme Vincente dans L’économie des clusters, qu’il vient de publier).

Même lorsqu’elles font plutôt consensus, certaines des conclusions de Pierre Cahuc et André Zylberberg devraient pouvoir être encore discutées, en particulier lorsqu’on peut penser qu’elles ne prennent en compte qu’une vision partielle d’un problème, ou qu’elles ignorent les effets de long terme, et/ou d’éventuels effets collatéraux, etc. Ces questions se posent toujours au sujet de l’idée communément admise selon laquelle les allègements de charge devraient être concentrés sur les bas salaires, pour améliorer l’emploi (possibilité de discussion que défend par exemple Olivier Passet).

Des contrevérités

D’autres conclusions que tirent les auteurs des études qu’ils rassemblent sont manifestement fausses. La réévaluation du rôle de la finance à laquelle ils se livrent peut difficilement faire abstraction de la crise financière de 2007-2008, mais il est faux que cette crise soit le résultat de la politique menée aux Etats-Unis par l’Etat fédéral visant à favoriser l’accès à la propriété des ménages modestes, ou tout du moins que cet élément ait joué autre chose qu’un rôle tout à fait secondaire dans son déclenchement (comme l’explique du reste Raghuram Rajan   que les auteurs citent pourtant à l’appui de leur thèse). De même, il est plus que douteux que l’expansion du crédit en Espagne s’explique principalement par la montée des représentants des collectivités locales aux conseils d’administration des banques espagnoles (!).

Il est tout aussi contestable que la réduction du temps de travail en France n’ait pas créé d’emplois. Aujourd’hui, la science économique infirme ce résultat, comme l’explique par exemple – car on pourrait multiplier ici les références – Philippe Askenazy sur son site. Il faut espérer que la parution de ce livre et les réactions qu’il a suscitées sur le sujet permettent d’évacuer finalement cette thèse qui empoisonne depuis longtemps le débat politique sur la question.

Et quelques vérités avérées, en l’état de la science


En revanche, il est sans doute vrai que l’on n’a pas l’assurance aujourd’hui qu’une taxe sur les transactions financières contribue réellement à diminuer la volatilité des marchés, même si le sujet fait encore l’objet de nombreuses études.

Il est vrai, aussi, que les hausses d’impôt ont un impact négatif sur la croissance, ce pourquoi il faut les examiner au regard des dépenses qu’elles financent. Mais il est faux en revanche que l’augmentation des taux marginaux risquerait de précipiter l’expatriation des riches (comme les auteurs en conviennent).

Il est vrai que la relance par la demande publique est particulièrement indiquée en situation de récession, comme l’ont montré les nouvelles estimations – concordantes – du multiplicateur budgétaire auxquelles ont abouti plusieurs études que les auteurs résument en quelques pages tout à fait intéressantes. Même s’ils ont le souci d’en restreindre l’utilisation en expliquant que son efficacité dépend de conditions finalement très restrictives, ce dont il faudrait probablement discuter plus au fond.

Il est certain que l’immigration n’accroît pas le chômage, même si l’ouvrage n’apporte rien de nouveau sur ce sujet, bien documenté par  ailleurs. Comme il est probable que les préretraites n’améliorent pas l’emploi des jeunes, même s’il faut le regretter.

Question aussi invérifiable qu’irréfutable à l’heure actuelle enfin : savoir si la nouvelle vague du progrès technique créera autant d’emplois qu’elle en supprimera reste un sujet sur lequel il est peu probable que l’évaluation aléatoire nous donne beaucoup d’information, quoiqu’en disent les auteurs.

Au total, ce que démontre le livre de Cahuc et Zylberberg au-delà des appréciations divergentes dont il est l’objet, c’est que la science économique, si elle a tout à gagner à étendre le champ de ses investigations expérimentales, doit toutefois se garder d’extrapoler trop vite, sur la base d’études qui resteront fragiles et dont l’objet sera toujours limité, des résultats qu’elle présenterait alors comme bien établis